Il ne saurait faire de doute que Marcel Pepin croyait fermement dans l’importance de la lutte syndicale. Il y voyait là un nécessaire combat pour permettre à celles et ceux qui, grâce à leur labeur, contribuent à l’enrichissement de la société. Enrichissement inégalement réparti entre ses différents membres. Il était également convaincu de l’impérieuse nécessité de l’implication et de la lutte des salariéEs au niveau politique. Quelques années après son départ de la présidence de la CSN, Marcel Pepin s’est impliqué, avec d’autres dirigeants syndicaux, dans la fondation du Mouvement socialiste. Mouvement politique qu’il a présidé de 1981 à 1985. Cet homme avait incontestablement des convictions idéologiques qui étaient en rupture de ban avec la doctrine sociale de l’église (c’est-à-dire l’idéologie traditionnelle véhiculée par l’ancêtre de la CSN, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC)).
Tout au long de cette présentation de certaines grandes lignes contenues dans les rapports moraux que Marcel Pepin a présentés aux congressistes de la CSN, nous serons en mesure de constater comment il a orienté le discours idéologique de la CSN vers une dénonciation des grandes injustices inhérentes au capitalisme et comment il a jeté les bases d’un projet de société plus humaniste et solidaire. Sous sa présidence, la CSN adopte un ton plus radical qui a pour effet de la situer nettement dans le camp des progressistes.
La place des travailleurs dans les lieux de pouvoirs décisionnels
Dans Une société bâtie pour l’homme, Pepin constate que les travailleurs et les membres de la classe ouvrière ne sont guère considérés par l’État et l’entreprise privée. Dans ces deux champs de l’activité sociale et politique, les travailleurs sont évincés des centres de décisions ainsi que des lieux où s’élaborent les solutions. Des actions sont donc à envisager pour renverser cet état de fait. Quelles sont-elles ? Comment les déployer ? Nous tenterons, dans les lignes qui suivent, de voir comment Pepin répond à ces deux interrogations. Mais d’abord, comment analyse-t-il l’état des groupes en présence au sein de la société québécoise durant cette deuxième moitié de la décennie des années soixante du XXe siècle ?
Le secteur économique
Le développement de l’économie nous met en présence d’un processus d’automatisation accrue qui a pour effet de remplacer l’effort musculaire par un ensemble intégré de moyens mécaniques. Cette automatisation a nécessairement des répercussions négatives dans le monde du travail. Elle s’accompagne d’un double processus à caractère contradictoire : d’abord, la disparition d’emplois et la déqualification de la main-d’œuvre et ensuite, l’apparition de nouveaux types d’emplois exigeant de nouvelles qualifications. À défaut d’un rythme lent d’automatisation et en l’absence de vastes programmes de recyclage de la main-d’œuvre déqualifiée, certains travailleurs se voient exposés à vivre de nombreuses catastrophes telles que le chômage, le déclassement définitif et la pauvreté. Ces fléaux sociaux ont pour cause l’absence de responsabilité publique du capital.
Pepin ne s’intéresse pas uniquement au changement en cours au sein du processus de production. Il y a également certains changements au sein de la propriété des moyens de production qui retiennent son attention. Jadis, l’entreprise privée avait un caractère de propriété individuelle. Au milieu des années soixante, c’est le caractère monopolistique qui marque le pas. Dans ce type d’entreprise, les décisions sont prises par les membres d’un conseil d’administration qui n’ont de compte à rendre ni à l’État ni aux travailleurs.
L’État
Selon Pepin, l’État doit veiller à protéger les intérêts des deux groupes qui s’opposent au sein de la société (le capital et le travail) et doit favoriser l’instauration d’un terrain d’entente entre ces deux groupes sociaux. Contrairement à ce qu’il conceptualise, il constate que l’État canadien et celui de la Province de Québec se sont mis servilement à la remorque du capital financier.
Les ouvriers
Devant ces deux pouvoirs que sont les détenteurs du capital et l’État, les ouvriers sont laissés à eux-mêmes. Tout ce qui reste à la force ouvrière correspond à un pouvoir indirect, celui d’un groupe de pression. Les ouvriers ne détiennent aucun véritable pouvoir. Tout au plus, peuvent-ils négocier leurs conditions de travail et de rémunération.
De ce tableau, qu’il décrit à grands traits, des forces sociales et politiques présentes dans la société, il ressort ceci : les grandes entreprises détiennent, pour une très large part, un pouvoir exclusif et sans contrôle dans toute l’économie ; leurs décisions prises en dehors de toute responsabilité publique affectent non seulement l’ensemble des citoyens, mais l’État lui-même ; les décisions économiques étant des décisions exclusivement privées ont pour effet de faire évoluer l’économie d’une manière anarchique, ce qui est particulièrement sérieux dans des périodes de grands bouleversements technologiques comme celui de l’automatisation ; l’État, c’est-à-dire la puissance publique, se révèle incapable d’imposer (car trop peu désireux de le faire) sa volonté à cette puissance privée ; les travailleurs ne disposent d’aucun pouvoir décisionnel au sein de l’entreprise même au sujet d’aspects qui les concernent d’une manière vitale comme la sécurité au travail ; les travailleurs et le peuple en général font les frais de cette situation de répartition inégale du pouvoir. C’est en étranger dans l’entreprise que l’ouvrier doit se battre et également en étranger dans la cité que les travailleurs doivent subir les contrecoups des décisions économiques que seul un petit nombre de membres de la classe possédante sont appelés à prendre envers et contre la collectivité.
À la suite de ce diagnostic, une chose semble très claire pour Pepin : le pouvoir de décision économique dans la société demeure l’apanage exclusif d’une minorité dominante. Cette situation est pour lui tout simplement inacceptable. Ce qui l’amène à préciser diverses actions et pistes de solutions susceptibles de modifier l’ordre des choses.
Diverses réformes à envisager
La CSN doit se faire le porte-parole des aspirations, des droits, des besoins et des intérêts de la classe ouvrière. Des mécanismes sont à inventer pour permettre la négociation de « grands compromis institutionnels » entre les représentants de l’entreprise, de l’État et des syndicats. Les syndicats agiraient en tant que contre poids démocratique au pouvoir économique. La Révolution industrielle ne doit pas se faire sans que les « classes laborieuses » aient obtenu des possibilités d’intervention efficaces dans les processus de prises de décisions. Ces droits doivent être obtenus par le truchement des gouvernements que les membres de la classe ouvrière élisent.
La classe ouvrière doit disposer de véritables pouvoirs d’intervention dans les secteurs affectés par l’automatisation. Elle doit avoir le pouvoir de régulariser le rythme de l’automatisation pour en réduire les effets nocifs et pour faciliter la réadaptation des travailleurs victimes des nouvelles techniques de production. Les mesures à adopter pour contrer ces effets nocifs sont, entre autres choses, les suivantes : abaisser l’âge de la retraite ; établir des institutions de recyclage ; mettre en place un système d’indemnisation pour les travailleurs affectés par l’automatisation ; interdire le déménagement des établissements industriels quand cette mesure n’est pas absolument nécessaire, etc.
Les Conseils d’usine
Pour éviter les conséquences néfastes de l’automatisation chez les ouvriers, Pepin identifie la création de Conseil d’usine au sein desquels l’information sur les conditions économiques de l’entreprise et ses projets à long terme seraient communiqués aux travailleurs. L’institutionnalisation des Conseils d’usines implique une intervention législative de l’État. Il croît également qu’une mesure comme le droit pour les travailleurs victimes de l’automatisation à la formation (des « congés culturels ») est requise pour leur permettre de se recycler.
Conclusion
Dans Une société bâtie pour l’homme, Pepin demande à l’État de tout mettre en œuvre pour que les ouvriers aient un pouvoir d’intervention effectif sur le développement industriel de la province de Québec. Pour lui, la CSN doit être reconnue comme organisation représentative des ouvriers et la parole ouvrière doit devenir aussi prépondérante que celle du patronat.
Yvan Perrier
27 mars 2022
15h
yvan_perrier@hotmail.com
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