Les destructions laissées par la Seconde Guerre mondiale sont stupéfiantes. Quatre vingt millions de personnes ont été tuées, si l’on inclut celles qui sont mortes de faim et de maladies en rapport direct avec la guerre, huit fois plus que pendant la Première Guerre mondiale. Des douzaines de villes ont été totalement détruites, surtout au Japon et en Allemagne. Les ressources matérielles susceptibles de nourrir, habiller, loger, équiper tous les pauvres de ce monde ont été gaspillées à des fins purement destructives. Des forêts ont été dévastées et des terres agricoles laissées en friche à une échelle qu’on n’avait plus vue depuis la Guerre de Trente ans ou l’invasion mongole de l’Empire islamique.
Les ravages destructeurs sur les esprits et le comportement humain ont été les plus graves. Violence et mépris barbares à l’encontre des droits humains élémentaires, à commencer par le droit à la vie, se sont’ répandus à un niveau jamais atteint durant et après la Première Guerre mondiale.
L’apogée de cette montée de la barbarie fut l’avènement de la Bombe, véritable quintessence de la force destructive fondamentale du capitalisme tardif. Depuis 1945, l’ombre de l’annihilation finale plane sur le destin de l’humanité sous la forme d’un sinistre nuage en forme de champignon. Cette ombre empoisonne déjà des centaines de milliers d’êtres humains, tant eux-mêmes que leurs descendants, elle empoisonne aussi leur esprit. Sans parler des effets, sur le long terme et largement méconnus, des retombées radioactives directes de la bombe nucléaire ou des explosions expérimentales.
Toutes ces destructions ont-elles été inutiles ? Le capitalisme international est-il sorti de la Seconde Guerre mondiale ayant résolu les contradictions fondamentales, structurelles et conjoncturelles, qui l’avaient mené au conflit ? Nombre d’observateurs l’auraient catégoriquement nié dix ans plus tôt, alors que contrairement à la période de l’entre-deux-guerres, on pouvait constater que l’économie capitaliste internationale avait fait l’expérience de deux décades [1](presque trois, dans les pays anglo-saxon) de croissance sans précédent, interrompue seulement par des récessions mineures et d’une longue période historique avec un bas niveau de chômage et une hausse impressionnante du niveau de vie des· masses travailleuses des pays impérialistes.
Aujourd’hui, il est évident que ces vingt à vingt-cinq années de boom économique ne furent qu’une parenthèse, « une onde longue expansive » de l’économie capitaliste, qui suivait la « longue dépression » de l’entre-deux-guerres, et qui sera elle-même suivie d’une « longue dépression » d’une durée encore plus longue que celles des années 1913-1939 [2]
Bien sûr, cette parenthèse a vu les forces productives opérer un nouveau bond en avant. La troisième révolution technologique a généré une énorme augmentation des biens matériels et des compétences et des connaissances de la classe ouvrière internationale, sans parler de l’explosion du nombre des salariés. Même si les progrès matériels et intellectuels furent inégalement répartis, suivant le développement des pays capitalistes, ils ont permis d’élargir la base à partir de laquelle construire le socialisme. Les conditions matérielles pour bâtir un socialisme mondial d’abondance et de dépérissement global de la division du travail entre patrons et travailleurs étaient bien plus importantes en 1970 qu’en 1939, sans parler de 1914. Elles le sont encore plus en 1985.
En même temps, cependant, le prix que le genre humain doit payer pour ce retard dans l’instauration du socialisme mondial, pour la survie de ce capitalisme pourrissant, devient de plus en plus en plus effrayant. La tendance des forces productives à se transformer en forces destructrices non seulement se manifeste par des crises périodiques de surproduction et des guerres mondiales, mais cela se manifeste de plus en plus implacablement dans le champ de la production, de la consommation, de rapports sociaux, de la santé (particulièrement la santé mentale) et, par-dessus tout, dans cette suite ininterrompue de guerres locales. À nouveau, le coût global de ces souffrances humaines, de ces morts et de ces menaces pour la survie physique de l’humanité est sidérant. Il dépasse tout ce qu’on a pu voir pendant la Première et la Seconde guerre mondiale. [3]
Deux excellents exemples suffisent à souligner ce point (beaucoup d’autres pourraient être cités). Depuis 1945, il ne s’est pas passé une seule année sans que des guerres "locales" n’éclatent quelque part sur le globe, et souvent simultanément. La plupart de ces guerres sont des guerres contre-révolutionnaires d’intervention contre des mouvements d’indépendance nationale ou contre des révolutions sociales. Le nombre des victimes égale ou dépasse, déjà, celui de la Première Guerre mondiale.
La perversion de la consommation et des besoins humains par la production de masse standardisée, fondée sur le profit, impose toujours plus de maladies et de morts à l’humanité. Non seulement elle implique à la fois augmentation de la surproduction et compression artificielle de la production de nourriture à l’Ouest, de même que faim et famine dans le Sud, mais elle génère aussi, en Occident même, un flot croissant de biens de consommation, dont la nourriture, inutiles, dangereux el empoisonnés. Le résultat en est la croissance dramatique des maladies dites de « civilisation », comme les cancers et les occlusions coronariennes, causées par l’air vicié, l’eau et le corps lui-même. De nouveau, un tribut stupéfiant est payé à la mort. La menace d’empoisonnement de l’air, des mers, de l’eau et des forêts pose la question de la survie physique de l’humanité dans les mêmes termes que la pose la guerre mondiale nucléaire.
En ce sens, la Seconde Guerre mondiale n’a rien résolu, c’est-à-dire n’a éliminé aucunes des causes de fond des crises de plus en plus intenses menaçant la survie de la civilisation et de l’humanité. Hitler a disparu, mais la vague de destruction et de barbarie continue de monter, quoique de façon plus diverse et moins concentrée (pour autant qu’on évite une troisième guerre mondiale) [4], car les causes destructrices sous-jacentes demeurent. C’est la dynamique expansionniste de la concurrence, l’accumulation du capital et un impérialisme de plus en plus autocentré, avec tout le potentiel destructeur que cette expansion recèle face à la résistance et la désobéissance croissante de millions, si ce n’est de centaines de millions d’êtres humains, qui opèrent en "boomerang", c’est-à-dire de la "périphérie", les peuples dominés, vers le " centre " impérialiste.
La militarisation des États-Unis traduit la permanence de cet expansionnisme et son pouvoir de destruction, nonobstant de particulières circonstances historiques. Joseph Schumpeter affirmait, contre les marxistes, que les racines de l’impérialisme étaient essentiellement précapitalistes, semi-féodales, de type absolutiste-militariste et non de la responsabilité du business capitaliste. [5]Il a essayé de le prouver en affirmant que le pays le plus puissant du monde, les États-Unis d’Amérique, n’avait ni armée ni establishment militaire à proprement parler. Il est allé jusqu’à réitérer ses arguments, qu’il avait déjà une première fois avancés juste après la Première guerre mondiale, dans son classique Capitalisme, socialisme, démocratie(datant de 1943, c’est l’une des rares études historiques bourgeoises dernières cinquante dernières années qu’il vaut la peine de mentionner, largement supérieure à la critique de Marx par Popper, sans parler des vociférations antisocialistes de Frederich A. Hayek. [6]
Il est vrai que les spécificités historiques du capitalisme US, ses limites et la faiblesse des États de sa sphère d’influence commerciale en Amérique latine, lui ont donné la possibilité de s’étendre géographiquement, tout en ne recourant que peu à la force (en tout cas, significativement moins que les puissances européennes ou le Japon.) Plus tard, après la Première Guerre mondiale, la gigantesque supériorité industrielle et financière de l’impérialisme US fit que gouverner « pacifiquement » (non sans utiliser le « gros bâton »ici ou là, bien sûr) était plus efficace que les occupations territoriales directes ou les aventures militaires à grande échelle.
L’issue de la Seconde Guerre mondiale a tout bouleversé. À commencer par l’avènement d’une complète hégémonie de l’impérialisme US impliquant qu’il pouvait, de plus en plus, jouer le rôle de gendarme mondial du capitalisme. En ce sens, les contradictions entre l’internationalisation des forces productives et la permanence de l’État-nation furent, partiellement et temporairement, surmontées. Mais il lui était impossible de jouer ce rôle sans un puissant establisment militaire en expansion. L’impérialisme US dut affronter littéralement toutes les contradictions du capitalisme international et de plus, les réduire puis les réprimer.
Sous le capitalisme, particulièrement l’impérialisme dans sa phase de « capitaliste tardif » caractérisé par de monstrueuses quantités de capitaux en recherche permanente de champs d’investissement, un establishment militaire en expansion signifie des firmes industrielles capitalistes en pleine croissance, tournées vers la production d’armes. Elles y ont un intérêt propre, car l’État se porte garant de l’augmentation permanente de la production et des profits ainsi générés. D’où l’apparition du « complexe militaro-industriel » pour citer les mots judicieusement choisis d’Eisenhower, général devenu président des États-Unis.
Ainsi, en définitive, Schumpeter avait complètement tort, et les marxistes avaient raison à propos du cas, exemplaire, des États-Unis. Au-delà de toutes ses spécificités historiques et de sa singularité, quoique avec un demi-siècle de retard sur la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, le Japon et l’Italie, la militarisation des États-Unis procédait directement des besoins du grand business et de l’impérialisme US.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Aussi puissant fût-il, l’impérialisme US ne pouvait affronter simultanément, avec ses seules ressources militaires, l’Union soviétique, le processus de révolution permanente dans les pays coloniaux et semi-coloniaux et une classe ouvrière périodiquement rétive et explosive dans plusieurs pays impérialistes. Il avait besoin d’alliés : il devait les soigner, au premier chef, financièrement. En conséquence, l’impérialisme US vit la loi du développement inégal et combiné [7] se manifester pour la première fois contre lui-même.
Quand les États-Unis entreprirent de reconstruire et de consolider l’impérialisme d’Allemagne de l’Ouest et du Japon (de la même façon qu’ils avaient précédemment présidé à la reconstruction et à la stabilisation de la France et de l’Italie), ils initièrent un processus qui offrit à ces pays l’opportunité d’atteindre une croissance de la productivité industrielle en moyenne plus rapide, ainsi qu’un profil industriel plus moderne, que ceux des États-Unis eux-mêmes. C’était la conséquence de la défaite et des destructions que ces pays avaient subies. Ainsi, la constitution de la machine de guerre américaine assura aussi la fonction de pressurisation d’alliés récalcitrants, de façon à ce qu’ils ne s’autonomisent pas trop sur les plans financier, commercial et industriel, fonction qui fut elle-même, petit à petit, sapée par les modifications des rapports de forces au détriment de l’impérialisme américain. Ainsi, en dépit de son hégémonie militaire, le « règne du dollar » et de la domination américaine sur la propriété et le contrôle des entreprises multinationales ne durèrent pas plus de vingt ans après la Seconde Guerre mondiale. Si l’on garde en tête la puissance industrielle et militaire soviétique, qui cassa dans les années cinquante, le monopole américain tant sur les armes nucléaires que sur les moyens de les utiliser, le « siècle américain » a à peine duré plus d’une décade. Bretton Woods [8] le « règne du dollar. [9], le « règne des multinationales contrôlées par les Américains, ont réellement permis après 1945-1948, au capitalisme américain et mondial d’éviter un effondrement économique comparable à celui de la grande Dépression [10] Mais ces mesures s’érodèrent et, finalement, aboutirent à la longue dépression qui a commencé à la fin des années soixante - début des années soixante-dix" [11]
Le boom d’après-guerre ne fut pas non plus la conséquence automatique du choix d’une expansion commerciale et financière « pacifique » de l’impérialisme US. La précondition du plan Marshall, donc des exportations massives de capitaux et de tout ce qui en découlait, était d’en finir avec la montée du mouvement ouvrier de l’après-guerre dans plusieurs pays impérialistes clés, particulièrement la France, l’Italie et le Japon où le militantisme était largement canalisé par les PC et, de ce fait, perçu comme une menace directe par l’impérialisme américain. Cette montée ouvrière eut lieu aussi aux États-Unis, bien qu’avec un niveau de politisation et de radicalisation moindre. [12]
Dans ces conditions, la lutte des classes dans les principaux pays capitalistes, comme à l’échelle internationale, se combina avec les rapports conflictuels entre les différentes grandes puissances et avec la guerre froide, d’une façon spécifique et discontinue. Certaines des principales grèves dans l’industrie doivent être distinguées de grèves plus tardives, par exemple la vague de grèves aux USA et les première grèves sauvages massives, en Belgique et en France, résultant du départ des PC des coalitions gouvernementales, sous la pression de la classe ouvrière (et non sous la pression de l’impérialisme américain ou des bourgeoisies européennes). Mais les défaites partielles de ces combats, combinées à un capitalisme de plus en plus répressif (dont le Taft Hartley Act [13] et l’érosion graduelle de la puissance syndicale aux États-Unis, fournissent les exemples les plus significatifs), ainsi que le tournant des PC d’une politique de participation à des gouvernements de coalition vers des positionnements ultragauches, conduisirent au déclin général du militantisme ouvrier - même en Grande-Bretagne où la désorientation politique avait le plus de chance d’être évitée grâce à la présence d’un gouvernement travailliste assis sur une large majorité parlementaire actrice d’importantes réformes législatives. Alors que la stabilisation du capitalisme dans les principaux pays impérialistes permettait au boom économique de démarrer sur des bases favorables - le déclin de la première vague de radicalisation et d’engagement des travailleurs de l’après-guerre - elle conféra au développement du rapport de forces entre les classes une orientation particulière, tout à fait différente de celle de 1923. [14]
Aucune classe ouvrière de pays impérialistes ne subit de défaite écrasante. Alors que la guerre froide occasionna de grosses divisions idéologiques et organisationnelles à l’intérieur du mouvement ouvrier, elle contraignit les impérialistes à payer le prix fort pour garder leur "front intérieur" relativement calme. En conséquence du boom économique de l’après-guerre dans la société occidentale - induisant une nouvelle augmentation du salariat, c’est-à-dire de l’industrialisation et, en conséquence, les attentes de plus en plus pressantes des travailleurs de voir leurs désirs réalisés par leurs luttes syndicales et leurs initiatives politiques (sauf aux USA) - le mouvement ouvrier organisé continua de se renforcer dans les pays impérialistes. Il atteignit des niveaux records, dans et hors des usines. Pendant un moment, cette croissance sembla réellement alimenter le boom en permettant aux masses de s’équiper de biens durables et d’acheter leur logement. Mais à partir d’un certain point, symbolisé par mai 68, les contradictions entre cette croissance et le fonctionnement normal de l’économie capitaliste devinrent évidentes.
D’un autre côté, les conditions mêmes dans lesquelles le « Siècle américain » avait été conçu : le règne des entreprises multinationales et les conséquences de la troisième révolution sur les matières premières (élimination graduelle du travail humain), facilitèrent le passage de l’impérialisme de la domination directe du "tiers monde" [15] à sa domination indirecte (du colonialisme au néocolonialisme) sans aucune redistribution significative des profits (la plus-value mondiale) en faveur des classes dirigeantes du tiers-monde.
Un flux constant de richesse du Sud vers le Nord, se maintint pendant toute la période de l’après-guerre, alimentant, à la fois, le boom lui-même et la révolte contre la surexploitation induite, prenant la forme de mouvements de libération nationale. Les vieux empires s’étaient effondrés. Mais la tentative de stabiliser un nouvel américain "indirect" tendait petit à petit vers l’échec. [16]
De ce point de vue, également, la Deuxième Guerre mondiale n’avait structurellement rien résolu pour le capitalisme. Le capitalisme s’était stabilisé et avait prospéré en Occident de 1948 à 1968. Mais le prix payé fut des crises continuelles dans le tiers monde et l’accumulation d’éléments de plus en plus explosifs en Europe occidentale - qui explosèrent en 1968. La crise de l’impérialisme n’avait pas été résolue.
Pas plus que la crise des rapports de production capitaliste. Le répit n’avait pas été utilisé pour réparer la digue. Les brèches s’élargissaient. Et, par ces brèches, les flots de la révolution pourraient recommencer à se déverser. Cela reste la meilleure chance, en fait la seule chance, d’éviter la troisième guerre mondiale. Le genre humain ne peut être sauvé de la destruction que par un contrôle rationnel, international et national, sur ses affaires, c’est-à-dire en abolissant les classes, les conflits entre nations et la concurrence.. Et seule une fédération mondiale démocratique et socialiste peut atteindre cet objectif.
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