Édition du 17 décembre 2024

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Histoire

Mandela, « le Rouge » effacé ?

La mémoire collective a ses ciseaux affûtés, et dans le cas de Nelson Mandela, le marxisme a été discrètement jeté dans la corbeille. La figure reconnue du « père » de la nation arc-en-ciel, chuchotant la réconciliation et prônant la paix, cache une histoire plus radicale, profondément ancrée dans les luttes anticolonialistes et la pensée révolutionnaire.

7 décembre 2024 | Billet de blog | Photo : Le président sud-africain Nelson Mandela danse lors du congrès annuel du Parti communiste sud-africain, le 7 avril 1995. © Juda Ngwenya
https://blogs.mediapart.fr/basilegiraud/blog/071224/mandela-le-rouge-efface

L’ANC : La lutte oubliée

Le Congrès national africain (ANC), auquel Mandela adhère en 1943, n’a pas toujours été ce temple de la démocratie libérale qu’on imagine aujourd’hui. Dans les années 1950 et 1960, il s’agit d’un mouvement influencé par des idéologies marxistes et des alliances stratégiques avec des partis communistes.

La Charte de la liberté (1955), document fondateur du mouvement, prône une redistribution des terres et la nationalisation des mines, un discours ouvertement socialiste.

Mandela lui-même reconnaît avoir été séduit par les idées marxistes. Dans son autobiographie, Un long chemin vers la liberté, il confesse : "Le communisme promettait un paradis terrestre pour les pauvres et les opprimés." À ses débuts dans l’ANC, Mandela fréquentait les cercles communistes sud-africains, où Blancs et Noirs débattaient d’égal à égal.

Une révolution en soi dans un pays ravagé par l’apartheid.

C’est avec la création de l’aile militaire de l’ANC, Umkhonto we Sizwe (La Lance de la Nation), en 1961, que Mandela passe de la théorie à l’action, inspirée par les tactiques révolutionnaires communistes.

Mais une telle guerre exigeait des alliés puissants. C’est dans le bloc communiste que Mandela trouva un soutien crucial. L’Union soviétique joue alors un rôle clé en fournissant une aide militaire et logistique à l’ANC. Dès 1962, les premiers combattants de MK sont envoyés à Moscou pour suivre une formation militaire et idéologique.

Joe Modise, futur commandant de MK, a décrit ces entraînements comme une initiation à la tactique militaire et à la guerre révolutionnaire, mais aussi à une vision marxiste de la société. Selon des archives soviétiques, le Kremlin a consacré près de 100 millions de dollars entre 1963 et 1988 à soutenir l’ANC et son allié idéologique, le Parti communiste sud-africain (SACP).

La Chine, de son côté, offre également une assistance militaire dès les années 1960. Bien que les tensions sino-soviétiques aient limité une coopération tripartite, Pékin forma des cadres de l’ANC et fournit des armes légères aux premiers combattants de Mandela. Cuba, en revanche, incarne l’engagement le plus visible du bloc communiste en Afrique. Sous Fidel Castro, La Havane devient un point d’appui stratégique pour les mouvements anti-impérialistes africains, y compris l’ANC.

Lors de la célèbre bataille de Cuito Cuanavale en Angola (1987-1988), des troupes cubaines affrontent directement l’armée sud-africaine, affaiblissant ainsi la domination régionale de Pretoria. Mandela, libéré deux ans plus tard, qualifiera cette bataille de "tournant décisif dans la lutte contre l’apartheid".

Nelson Mandela rend visite à Fidel Castro. La Havane, 1991

Mandela et le Parti communiste sud-africain

Pendant des années, Mandela a nié son appartenance officielle au Parti communiste sud-africain (SACP). Pourtant, en 2012, des documents historiques révélèrent que Mandela siégeait bel et bien au comité central du SACP dans les années 1960.

Ces révélations sont venues contredire la version officielle soigneusement polie : Mandela, le libéral dévoué à la démocratie, était également un révolutionnaire qui voyait dans le communisme un outil pour l’émancipation des opprimés.

Mais il n’y avait pas de contradiction dans cette appartenance, explique Ronnie Kasrils, ancien ministre et membre du SACP : "Mandela voyait dans le marxisme une méthode pour analyser les structures d’oppression économique et sociale."

Le discours de Mandela lors de son procès de Rivonia en 1964 témoigne d’ailleurs d’une analyse marxiste de la société sud-africaine : "L’apartheid et le capitalisme sont les deux faces d’une même pièce.". Un constat qui, dans une autre vie, aurait pu lui valoir une statue à Moscou plutôt qu’à Washington.

Une mémoire aseptisée

Pourquoi, alors, cette facette de Mandela a-t-elle été effacée de l’hagiographie du "nouvel ordre mondiale" ? La réponse réside dans les besoins narratifs des puissances occidentales.

À sa libération en 1990, Nelson Mandela devient une icône mondiale, une figure consensuelle nécessaire pour incarner la transition pacifique. Les États-Unis et le Royaume-Uni, qui l’avaient classé comme terroriste jusque dans les années 1980, participent à la réhabilitation d’un Mandela "acceptable".

Dans ce cadre, ses liens avec le communisme deviennent gênants. Le "Mandela rouge" disparaît sous une avalanche de photos où il serre les mains des présidents américains et britanniques.

La réconciliation, mantra de la Rainbow Nation, était un récit plus commercialisable qu’une révolution prolétarienne.

Aujourd’hui, les discussions sur Mandela omettent souvent ses critiques du capitalisme. La Commission Vérité et Réconciliation, certes essentielle, a échoué à redistribuer les richesses économiques aux Noirs sud-africains, laissant un pays où les inégalités restent criantes. Mandela lui-même le regrettait : "Nous avons vaincu l’apartheid politique, mais pas l’apartheid économique."

Si Mandela est désormais une icône mondiale, c’est au prix d’une simplification de son message.

L’Humanité, 1987. © L’Humanité

Loin de la figure lisse qui orne les manuels scolaires, il était un stratège pragmatique, capable de s’allier aux communistes tout en tendant la main à ses ennemis.

Alors que des statues, avenues, places se dressent en son hommage dans les villes du “monde libre”, il reste à savoir si l’histoire rendra justice à l’homme complexe et révolutionnaire qu’il fut.

Car, pour citer Mandela lui-même : "Être libre, ce n’est pas seulement briser ses chaînes, mais vivre d’une manière qui respecte et renforce la liberté des autres." Une maxime qui, sans le marxisme, perd peut-être de sa profondeur.

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Basile Giraud

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