4 mars 2025 | tiré de contretemps.eu
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Mon point de départ est la constatation suivante : premièrement, les thèmes écologiques n’occupent pas une place centrale dans le dispositif théorique marxien ; deuxièmement, les écrits de Marx et d’Engels sur le rapport entre les sociétés humaines et la nature sont loin d’être univoques et peuvent donc être l’objet d’interprétations différentes. À partir de ces prémisses, j’essayerai de mettre en évidence quelques tensions ou contradictions dans les textes des fondateurs du matérialisme historique, en soulignant, cependant, les pistes qu’ils donnent pour une écologie d’inspiration marxiste.
Les principales critiques adressées par les écologistes à la pensée de Marx et d’Engels
Tout d’abord, on décrit les deux penseurs comme des partisans d’un humanisme conquérant, « prométhéen », qui oppose l’homme à la nature et fait de lui « le maître et possesseur » du monde naturel, selon la formule de Descartes. Il est vrai qu’on trouve chez les deux de nombreuses références aux notions de « contrôle », de « maîtrise » ou même de « domination » de la nature. Par exemple, selon Engels, dans le socialisme, les êtres humains « pour la première fois deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société[1] ». Cependant, comme nous verrons plus loin, les termes « maîtrise » ou « domination » de la nature renvoient souvent à la connaissance des lois de la nature.
D’autre part, ce qui frappe dès les premiers écrits de Marx, c’est son naturalisme affiché, sa vision de l’être humain comme un être naturel, inséparable de son environnement naturel. La nature, écrit Marx dans les Manuscrits de 1844, « est le corps non organique de l’homme ». Ou encore : « Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. »
Certes, Marx se réclame de l’humanisme, mais il définit le communisme comme un humanisme qui est en même temps un « naturalisme achevé » ; et surtout, il le conçoit comme la vraie solution de l’« antagonisme entre l’homme et la nature ». Grâce à l’abolition positive de la propriété privée, la société humaine deviendra l’« achèvement de l’unité essentielle de l’homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature[2] ».
Ces passages ne s’occupent pas directement du problème écologique – ni a fortiori des menaces sur l’environnement –, mais ils s’inscrivent dans une logique qui permet une approche du rapport homme-nature qui ne soit pas unilatérale. Dans un texte célèbre d’Engels intitulé Le Rôle du travail dans la transformation du singe en homme (1876), c’est cette conception du naturalisme qui fonde sa critique de l’activité prédatrice de l’homme sur l’environnement :
« Nous ne devons pas nous vanter trop de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces victoires, la nature se venge sur nous. Il est vrai que chaque victoire nous donne, en première instance, les résultats attendus, mais en deuxième et troisième instances, elle a des effets différents, inattendus qui trop souvent annulent le premier. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et ailleurs, ont détruit les forêts pour obtenir de la terre cultivable n’ont jamais imaginé qu’en éliminant ensemble avec les forêts les centres de collecte et les réservoirs d’eau, ils ont jeté les bases pour l’état désolé actuel de ces pays.
Quand les Italiens des Alpes ont coupé les forêts de pins des versants sud, si aimés dans les versants nord, ils n’avaient pas la moindre idée qu’en agissant ainsi ils coupaient les racines de l’industrie laitière de leur région ; encore moins prévoyaient-ils que par leur pratique ils privaient leurs sources montagnardes d’eau pour la plupart de l’année […].
Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui est en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement[3]. »
Certes, ce passage a un caractère très général ; il ne met pas en cause le mode de production capitaliste, mais les civilisations anciennes, et il ne constitue pas moins un argument écologique d’une surprenante modernité, aussi bien par sa mise en garde contre les destructions générées par la production que par sa critique de la déforestation.
Selon les écologistes, Marx, suivant en cela l’économiste anglais David Ricardo, attribuerait l’origine de toute valeur et de toute richesse au travail humain, négligeant l’apport de la nature. Cette critique résulte, à mon avis, d’un malentendu : Marx utilise la théorie de la valeur-travail pour expliquer l’origine de la valeur d’échange dans le cadre du système capitaliste. En revanche, la nature contribue à la formation des vraies richesses, qui ne sont pas les valeurs d’échange, mais les valeurs d’usage. Cette thèse est très explicitement avancée par Marx dans la Critique du programme de Gotha (1875), texte dirigé contre les idées du socialiste allemand Ferdinand Lassalle et de ses disciples :
« Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme[4]. »
Non, dans la mesure où personne n’a autant dénoncé que Marx la logique capitaliste de production pour la production, l’accumulation du capital, des richesses et des marchandises comme un but en soi. L’idée même de socialisme – contrairement à ses misérables contrefaçons bureaucratiques – est celle d’une production de valeurs d’usage, de biens nécessaires à la satisfaction des nécessités humaines. L’objectif suprême du progrès technique selon Karl Marx n’est pas l’accroissement infini de biens (l’« avoir »), mais la réduction de la journée de travail[5], et l’accroissement du temps libre (l’« être[6] »).
Dans certains écrits de jeunesse, on trouve même l’intuition que les forces productives ont un potentiel destructif, comme par exemple dans ce passage de L’Idéologie allemande :
Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent)[7].
Malheureusement, cette idée n’est pas développée et il n’est pas certain que la destruction dont il est question ici soit celle de la nature.
Cependant, il est vrai que l’on trouve souvent chez Marx ou chez Engels (et encore plus dans le marxisme ultérieur) une posture peu critique envers le système de production industrielle créé par le capital, et une tendance à faire du « développement des forces productives » le principal vecteur du progrès. De ce point de vue, le texte « canonique » est la célèbre préface à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), un des écrits de Marx les plus marqués par un certain évolutionnisme, par la philosophie du progrès, par le scientisme (le modèle des sciences de la nature) et par une vision nullement problématisée des forces productives :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants […]. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. […] Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir[8].
Dans ce passage célèbre, les forces productives apparaissent comme « neutres », et la révolution n’a pour tâche que d’abolir les rapports de production qui sont devenus une « entrave » à un développement illimité de celles-ci.
Le passage suivant des Grundrisse est un bon exemple de l’admiration trop peu critique de Marx pour l’œuvre « civilisatrice » de la production capitaliste, et pour son instrumentalisation brutale de la nature :
Ainsi donc, la production fondée sur le capital crée d’une part l’industrie universelle, c’est-à-dire le surtravail en même temps que le travail créateur de valeurs ; d’autre part, un système d’exploitation générale des propriétés de la nature et de l’homme. […] Le capital commence donc à créer la société bourgeoise et l’appropriation universelle de la nature et établit un réseau englobant tous les membres de la société : telle est la grande action civilisatrice du capital. Il s’élève à un niveau social tel que toutes les sociétés antérieures apparaissent comme des développements purement locaux de l’humanité et comme une idolâtrie de la nature. En effet, la nature devient un pur objet pour l’homme, une chose utile. On ne la reconnaît plus comme une puissance. L’intelligence théorique des lois naturelles a tous les aspects de la ruse qui cherche à soumettre la nature aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production[9].
Il semble manquer à cet écrit de Marx une notion des limites naturelles au développement des forces productives.
En réalité, il faut considérer les écrits de Marx (ou d’Engels) sur la nature non comme un bloc uniforme et définitif, mais comme une pensée en mouvement. C’est la contribution qu’apporte l’ouvrage du jeune chercheur japonais Kohei Saito, Karl Marx’s Ecosocialism : Capitalism, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy (2017) : il montre l’évolution des réflexions de Marx sur l’environnement naturel, dans un processus d’apprentissage, rectification et reformulation de sa pensée.
Il y a cependant, sur certaines questions, une grande continuité dans ses écrits. C’est le cas notamment du refus de la « séparation » capitaliste entre les êtres humains et la terre, c’est-à-dire la nature. Marx était persuadé que dans les sociétés primitives existait une sorte d’unité entre les producteurs et la terre, et il voyait comme l’une des tâches importantes du socialisme de rétablir cette unité détruite par la société bourgeoise, mais à un niveau supérieur (négation de la négation). Cela explique l’intérêt de Marx pour les communautés prémodernes, aussi bien dans sa réflexion écologique (par exemple, à partir de Carl Fraas) que dans sa recherche anthropologique (Franz Maurer) : deux auteurs qu’il considérait comme des « socialistes inconscients ».
Mais pour la plupart des questions concernant l’environnement, Kohei Saito met en évidence des évolutions notables. Avant Le Capital (1867), on trouve dans les écrits de Marx une vision plutôt acritique du « progrès » capitaliste – une attitude souvent décrite par le terme mythologique assez vague de « prométhéisme ». C’est évident dans le Manifeste communiste, qui célèbre l’« assujettissement des forces de la nature » et le « défrichement de continents entiers » par la bourgeoisie. Mais cela vaut aussi pour les Cahiers de Londres (1851), pour les Manuscrits économiques de 1861-1863 et autres écrits de ces années-là. Curieusement, Kohei Saito (comme avant lui John Bellamy Foster) semble exclure les Grundrisse (1857-1858) de cette critique, ce qui ne me semble pas justifié, comme nous l’avons vu plus haut.
Les changements commencent à partir de 1865-1866, quand Marx découvre, en lisant les écrits du chimiste agricole Justus von Liebig, les problèmes de l’épuisement des sols et la rupture métabolique entre les sociétés humaines et la nature. Cela le conduira, dans le volume 1 du Capital (1867), mais aussi dans les deux autres volumes inachevés, à une vision beaucoup plus critique des dégâts du « progrès » capitaliste. Après 1868, en lisant les travaux du scientifique allemand Carl Fraas, il fait la découverte de la déforestation et des changements climatiques locaux.
On peut ainsi voir s’esquisser, dans plusieurs passages du Capital qui concernent l’agriculture, une vraie problématique écologique et une critique radicale des catastrophes résultant du productivisme capitaliste : Marx avance une sorte de théorie de la rupture du métabolisme entre les sociétés humaines et la nature, qui résulterait du productivisme capitaliste. Le point de départ de Marx est constitué par les travaux de Justus von Liebig, dont « c’est un des mérites immortels […] d’avoir fait ressortir amplement le côté négatif de l’agriculture moderne au point de vue scientifique », écrit-il.
L’expression « Riß des Stoffwechsels », littéralement « rupture » ou « déchirure » « du métabolisme » ou « des échanges matériels », apparaît notamment dans un passage du chapitre 47, « Genèse de la rente foncière capitaliste », au livre III du Capital :
« D’une part, la grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum en déclin constant, d’autre part elle lui oppose une population industrielle toujours en croissance, entassée dans les grandes villes : elle crée par conséquent des conditions qui provoquent une rupture irréparable (unheilbaren Rißs) dans la connexion du métabolisme (Stoffwechsel) social, un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie ; il en résulte que la force du sol est gaspillée (verschleudert), et ce gaspillage s’étend grâce au commerce bien au-delà des limites de chaque pays (Liebig). […] La grande industrie et la grande agriculture industrialisée agissent en commun. Tandis qu’à l’origine elles se distinguaient en ceci que la première dévastait (verwüstet) et ruinait la force de travail et donc la force naturelle des êtres humains, tandis que la deuxième faisait directement la même chose à la force naturelle du sol, dans leur développement postérieur elles joignirent leurs efforts, dans la mesure où le système industriel dans les campagnes affaiblit aussi le travailleur tandis que l’industrie et le commerce fournissent à l’agriculture les moyens pour épuiser le sol. »
Comme dans la plupart des exemples que nous verrons par la suite, l’attention de Marx se concentre sur l’agriculture et le problème de la dévastation des sols, mais il rattache cette question à un principe plus général : la rupture dans le système des échanges matériels (Stoffwechsel) entre les sociétés humaines et l’environnement, en contradiction avec les « lois naturelles » de la vie. Il est intéressant de noter aussi deux suggestions importantes, même si elles ont été peu développées par Marx : la coopération entre l’industrie et l’agriculture dans ce processus de rupture, et l’extension des dégâts, à cause du commerce international, à une échelle globale.
Le thème de la rupture du métabolisme se trouve aussi dans un passage connu du livre I du Capital : la conclusion du chapitre sur la grande industrie et l’agriculture. C’est un des textes de Marx où il est le plus explicitement question des ravages provoqués par le capital sur l’environnement naturel ; s’y fait jour une vision dialectique des contradictions du « progrès » induit par les forces productives :
La production capitaliste […] détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie spirituelle des travailleurs ruraux, mais trouble encore la circulation matérielle (Stoffwechsel) entre l’homme et la terre, et la condition naturelle éternelle de la fertilité durable (dauernder) du sol, en rendant de plus en plus difficile la restitution au sol des ingrédients qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. Mais en bouleversant les conditions dans lesquelles s’accomplit presque spontanément cette circulation, elle force à la rétablir d’une manière systématique, sous une forme adéquate au développement humain intégral et comme loi régulatrice de la production sociale. […] En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps est un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce processus de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en sapant (untergräbt) en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur[10].
Plusieurs aspects sont notables dans ce texte : tout d’abord, l’idée que le progrès peut être destructif, un « progrès » dans la dégradation et la détérioration de l’environnement naturel donc. L’exemple choisi n’est pas le meilleur, et apparaît trop limité – la perte de fertilité du sol –, mais du moins pose-t-il la question plus générale des atteintes au milieu naturel, aux « conditions naturelles éternelles », par la production capitaliste. L’exploitation et l’abaissement des travailleurs et de la nature sont mis ici en parallèle, comme résultat de la même logique prédatrice, celle qui prévaut dans le développement de la grande industrie et de l’agriculture capitalistes. C’est un thème qui revient souvent dans Le Capital, par exemple dans le chapitre consacré à la journée de travail :
La limitation du travail manufacturier a été dictée par la nécessité, par la même nécessité qui a fait répandre le guano sur les champs d’Angleterre. La même cupidité aveugle qui épuise le sol attaquait jusqu’à sa racine la force vitale de la nation. […] Dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. […] Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité[11].
Cette association directe faite par Marx entre l’exploitation du prolétariat et celle de la terre initie bien une réflexion sur l’articulation entre lutte des classes et lutte en défense de l’environnement, dans un combat commun contre la domination du capital.
Tous ces textes mettent en évidence la contradiction entre la logique immédiate du capital et la possibilité d’une agriculture « rationnelle » fondée sur une temporalité beaucoup plus longue, c’est-à-dire dans une perspective durable et intergénérationnelle qui respecte l’environnement :
Même des chimistes agricoles tout à fait conservateurs, comme Johnston par exemple, reconnaissent que la propriété privée est une limite infranchissable pour une agriculture vraiment rationnelle. […] Tout l’esprit de la production capitaliste, orientée vers le profit monétaire immédiatement proche, est en contradiction avec l’agriculture, qui doit prendre en compte l’ensemble permanent (ständigen) des conditions de vie de la chaîne des générations humaines. Les forêts en sont un exemple frappant, qui ne sont administrées dans une certaine mesure en accord avec l’intérêt général que là où elles ne sont pas soumises à la propriété privée mais à la gestion étatique[12].
Après l’épuisement du sol, l’autre exemple de catastrophe écologique évoqué fréquemment par Marx et Engels est celui de la destruction des forêts. Il apparaît à plusieurs reprises dans Le Capital :
Le développement de la civilisation et de l’industrie en général […] s’est toujours montré tellement actif dans la dévastation des forêts que tout ce qui a pu être entrepris pour leur conservation et leur production est complètement insignifiant en comparaison[13].
Les deux phénomènes – la dégradation des forêts et celle du sol – sont d’ailleurs étroitement liés dans leurs analyses. Dans un passage de la Dialectique de la nature, Engels parle de la destruction des forêts cubaines par les grands producteurs de café espagnols et de la désertification qui résulte de l’exploitation des sols ; il la qualifie d’exemplaire de l’« attitude immédiate et prédatrice envers la nature de l’actuel mode de production » et de l’indifférence pour les effets naturels nuisibles de ses actions à plus long terme[14].
Le problème de la pollution de l’environnement n’est donc pas absent des préoccupations des deux penseurs, mais il est abordé presque exclusivement sous l’angle de l’insalubrité des quartiers ouvriers des grandes villes anglaises. L’exemple le plus frappant est contenu dans les pages de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre[15] : Engels y décrit avec horreur et indignation l’accumulation des détritus et des résidus industriels, déversés dans les rues et les fleuves ; il parle des émanations de gaz carbonique qui empoisonnent l’atmosphère, des « exhalaisons des rivières contaminées et polluées », etc. Implicitement, ces passages, et d’autres analogues, dénoncent la pollution de l’environnement par l’activité industrielle capitaliste, mais la question n’est jamais posée directement.
Comment Marx et Engels définissent-ils le programme socialiste par rapport à l’environnement naturel ?
Quelles transformations le système productif doit-il connaître pour devenir compatible avec la sauvegarde de la nature ? Les deux penseurs semblent souvent concevoir la production socialiste comme l’appropriation collective des forces et moyens de production développés par le capitalisme : une fois abolie l’« entrave » que représentent les rapports de production et en particulier les rapports de propriété, ces forces pourront se développer librement. Il y aurait donc une sorte de continuité substantielle entre l’appareil productif capitaliste et le socialiste, l’enjeu socialiste étant avant tout la gestion planifiée et rationnelle de cette civilisation matérielle créée par le capital.
Par exemple, dans la célèbre conclusion du chapitre sur l’accumulation primitive du Capital, Marx écrit :
Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe vole en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. […] La production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature[16].
Indépendamment du déterminisme fataliste et positiviste qui le caractérise, ce passage semble laisser intact, dans la perspective socialiste, l’ensemble du mode de production créé « sous les auspices » du capital, ne mettant en question que l’« enveloppe » de la propriété privée, devenue une « entrave » pour les ressorts matériels de la production. On rencontre une conception similaire du socialisme dans l’Anti-Dühring (1878) de Friedrich Engels :
La force d’expansion des moyens de production fait sauter les chaînes dont le mode de production capitaliste l’avait chargée. Sa libération des chaînes est la seule condition requise pour un développement des forces productives ininterrompu, progressant à un rythme toujours plus rapide, et par suite, pour un accroissement sans bornes de la production elle-même[17].
Il va sans dire que le problème de l’environnement est absent de cette conception du passage au socialisme. Cependant, on trouve aussi d’autres écrits qui prennent en considération la dimension écologique du programme socialiste et ouvrent quelques pistes intéressantes. Nous avons vu que les Manuscrits de 1844 se réfèrent au communisme comme la « vraie solution de l’antagonisme entre l’être humain et la nature ». Et dans le passage cité du volume I du Capital, Marx laisse entendre que les sociétés précapitalistes assuraient « spontanément » (naturwüchsig) le métabolisme (Stoffwechsel) entre les groupes humains et la nature ; dans le socialisme (le mot n’apparaît pas directement, mais on peut l’inférer par le contexte), on devra le rétablir de façon systématique et rationnelle, « comme loi régulatrice de la production sociale ». Il est dommage que ni Marx ni Engels n’aient développé plus avant leur intuition fondée sur l’idée que les communautés précapitalistes vivaient « spontanément » en harmonie avec leur milieu naturel, et que la tâche du socialisme est de rétablir cette harmonie sur des bases nouvelles[18].
Plusieurs passages de Marx semblent tenir la conservation de l’environnement naturel pour une tâche fondamentale du socialisme. Par exemple, le volume III du Capital oppose à la logique capitaliste de la grande production agricole, fondée sur l’exploitation et le gaspillage des forces du sol, une autre logique, de nature socialiste : le « traitement consciemment rationnel de la terre comme éternelle propriété communautaire, et comme condition inaliénable (unveräußerlichen) de l’existence et de la reproduction de la chaîne des générations humaines successives ». Un raisonnement analogue se rencontre quelques pages plus haut :
Même une société tout entière, une nation, enfin toutes les sociétés contemporaines prises ensemble, ne sont pas des propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les occupants, les usufruitiers (Nutznießer), et elles doivent, comme des boni patres familias, la laisser en état amélioré aux futures générations[19].
En d’autres termes, Marx semble défendre le « principe responsabilité » qui sera, bien plus tard, cher à Hans Jonas. Dans certains textes, le socialisme est associé à l’abolition de la séparation entre villes et campagnes, et donc à la suppression de la pollution industrielle urbaine :
« Ce n’est que par la fusion de la ville et de la campagne que l’on peut éliminer l’intoxication actuelle de l’air, de l’eau et du sol ; elle seule peut amener les masses qui aujourd’hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies[20]. »
La formulation est maladroite – la question étant réduite à un problème de métabolisme du fumier humain ! –, mais elle pose un problème crucial : comment mettre fin à l’empoisonnement industriel de l’environnement ? Le roman utopique du grand écrivain marxiste libertaire William Morris, Nouvelles de nulle part (1890), est une tentative fascinante d’imaginer un monde socialiste nouveau, où les grandes villes industrielles auraient cédé la place à un habitat urbain-rural respectueux de l’environnement naturel.
Enfin, toujours dans ce même tome III du Capital, Marx ne définit plus le socialisme comme la « domination » ou le « contrôle » humain sur la nature, mais plutôt comme le contrôle sur les échanges matériels avec la nature : dans la sphère de la production matérielle, « la seule liberté possible est la régulation rationnelle, par l’être humain socialisé, par les producteurs associés, de leur métabolisme (Stoffwechsel) avec la nature, qu’ils le contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par lui comme par une puissance aveugle[21] ».
Il ne serait pas difficile de trouver d’autres exemples d’une réelle sensibilité à la question de l’environnement naturel de l’activité humaine. Il n’en reste pas moins qu’il manque à Marx et à Engels une perspective écologique d’ensemble.
À ce sujet, Kohei Saito me semble faire fausse route quand il écrit que pour Marx « l’insoutenabilité environnementale est la contradiction du système » ; ou que dans ses dernières années Marx a perçu la rupture métabolique comme « le plus sérieux problème du capitalisme » ; ou encore que le conflit avec les limites naturelles est, pour lui, « la principale contradiction du mode capitaliste de production[22] ». Je me demande où Kohei Saito a trouvé, dans les écrits de Marx – livres publiés, manuscrits ou cahiers de notes – de telles affirmations… Elles n’existent pas, et pour une bonne raison : l’insoutenabilité du système capitaliste n’était pas encore une question décisive au XIXe siècle – comme elle l’est devenue aujourd’hui ; ou mieux, depuis 1945, quand la planète est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène.
Mon autre désaccord porte sur l’idée que la rupture métabolique ou le conflit avec les limites naturelles est « un problème du capitalisme » ou « une contradiction du système » : il s’agit de bien plus que cela ! C’est une contradiction entre le système capitaliste et les « éternelles conditions naturelles » (Marx), et donc avec les conditions naturelles pour la vie humaine sur la planète. En fait, comme l’observe Paul Burkett (cité par Kohei Saito), le capital peut continuer à s’accumuler, sous n’importe quelles conditions naturelles, même dégradées, tant qu’il n’y aura pas une complète extinction de la vie humaine.
S’il est vrai que l’écologie n’occupe pas une place centrale dans le dispositif théorique et politique de Marx et Engels, il n’est pas moins vrai qu’il est impossible de penser une écologie critique à la hauteur des défis contemporains sans prendre en compte la critique marxienne de l’économie politique, sa mise en question de la logique destructrice induite par l’accumulation illimitée du capital. Une écologie qui ignore ou méprise le marxisme et sa critique du fétichisme de la marchandise est condamnée à n’être qu’un correctif des « excès » du productivisme capitaliste.
On pourrait conclure provisoirement cette discussion par une suggestion, qui me semble pertinente, avancée par Daniel Bensaïd dans son remarquable ouvrage consacré à Marx : reconnaissant qu’il serait aussi abusif d’exonérer Marx des illusions « progressistes » ou « prométhéennes » de son temps que de faire de lui un chantre de l’industrialisation à outrance, il nous propose une démarche bien plus féconde : s’installer dans les contradictions de Marx et les prendre au sérieux. La première de ces contradictions étant, bien sûr, celle entre le credo productiviste de certains textes et l’intuition que le progrès peut être source de destruction irréversible de l’environnement naturel[23].
Notes
[1]. Friedrich Engels, Anti-Dühring, trad. fr. É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1950, p. 322.
[2]. Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. fr. É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 62, 87, 89.
[3]. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, trad. fr. É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 180-181.
[4]. Karl Marx, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, trad. fr. É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1950, p. 18. Cf. Le Capital, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, I, p. 47 : « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère, comme dit William Petty. »
[5]. Cf. Karl Marx, Das Kapital, vol. 3, Berlin, Dietz Verlag, 1968, p. 828.
[6]. « Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné » (Manuscrits de 1844, op. cit., p. 103).
[7]. Karl Marx, L’Idéologie allemande, trad. fr. collective, Paris, Éditions sociales, p. 67-68.
[8]. Karl Marx, préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 3
[9]. Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, trad. fr. R. Dangeville, Paris, Anthropos, 1967, p. 366-367.
[10]. Karl Marx, Le Capital, livre I, trad. fr. J. Roy, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 363, traduction revue et corrigée d’après l’original allemand : Das Kapital, vol. 1, Berlin, Dietz Verlag, 1960, p. 528-530.
[11]. Ibid., p. 183-200.
[12]. Karl Marx, Das Kapital, vol. 3, Berlin, Dietz Verlag, 1968, p. 630-631.
[13]. Karl Marx, Das Kapital, vol. 2, op. cit., p. 247.
[14]. Friedrich Engels, Dialectics of Nature, Moscou, Progress Publishers, 1964, p. 185.
[15]. Friedrich Engels, The Condition of the Working Class in England, in Marx, Engels, On Britain, Moscou, Foreign Language Publishing House, 1953, p. 129-130.
[16]. Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit., p. 566-567.
[17]. Friedrich Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 321.
[18]. Cet aspect du texte est perdu dans la traduction du Capital par Jean-Pierre Lefebvre, cité dans la traduction de l’article de Ted Benton, dans la mesure où naturwüchsig, « spontané », est traduit par « origine simplement naturelle ».
[19]. Karl Marx, Das Kapital, vol. 3, op. cit., p. 784, 820. Le mot « socialisme » n’apparaît pas dans ces passages, mais il est implicite.
[20]. Friedrich Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 335. Voir aussi ce passage de La Question du logement (Paris, Éditions sociales, 1957, p. 102) : « La suppression de l’opposition entre la ville et la campagne n’est pas plus une utopie que la suppression de l’antagonisme entre capitalistes et salariés. […] Personne ne l’a réclamée avec plus de force que Liebig dans ses ouvrages sur la chimie agricole dans lesquels il demande en premier et constamment que l’homme rende à la terre ce qu’il reçoit d’elle et où il démontre que seule l’existence des villes, notamment des grandes villes, y met obstacle. » La suite de l’argument tourne, encore une fois, autour des « engrais naturels » produits par les grandes villes.
[21]. Karl Marx, Das Kapital, vol. 3, op. cit., p. 828. Ted Benton, qui semble avoir lu ce texte en traduction, se demande si, en parlant de « contrôler ensemble », Marx se réfère à la nature ou à l’échange avec elle. Le texte allemand ne laisse pas de place au doute, puisqu’il s’agit du masculin (ihm) du mot « métabolisme » et non du féminin de « nature »…
[22]. Kohei Saito, Karl Marx’s Ecosocialism : Capitalism, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press, 2017, p.142.
[23]. Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1996, p. 347.
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