L’image qu’on se fait dans le monde de la junte militaire est faux... celle-ci n’est ni putschiste ni fasciste... elle est professionnelle et représente la réserve morale de l’âme chilienne... elle a libéré le Chili d’un gouvernement qui occasionnait appauvrissement brutal et permettait l’ingérence étrangère et surtout la marxisation du peuple... l’Église, comme le bon Samaritain, vient au secours des blessés (Note de l’auteur : torturés, familles de disparus, détenus en camps de concentration, etc.) sans partir à la recherche du responsable de leurs blessures...
Ovide Bastien, auteur de Chili : coup divin, Éditions du Jour 1974
Cyril William Smith, prêtre des Missions Scarboro, 24 novembre 1938 - 1 mai 1989
Le 10 décembre dernier je comparais la politique économique néolibérale promue par le président argentin Javier Milei lors du forum de l’extrême droite le 4 décembre à celle mise en pratique par le dictateur chilien Augusto Pinochet, grand pionnier du néolibéralisme. Je soulignais aussi le rôle clé joué par le délateur Bob Thompson à la suite du coup d’état chilien du 11 septembre 1973. Cet employé de l’Agence canadienne de développement international (ACDI, devenu depuis 2013 Affaires mondiales Canada) était tellement indigné de voir le caractère carrément fasciste des télégrammes confidentiels que faisait parvenir à Ottawa l’ambassadeur canadien au Chili Andrew Ross à la suite du coup d’état qui renversait Salvador Allende, qu’il les rendait publics.
Les délateurs Edward Snowden, Chelsea Manning et Julian Assange ont payé un immense prix personnel pour avoir agi selon leur conscience et dénoncé les écœuranteries perpétrées par les États les plus puissants. Thompson a également payé de sa peau pour avoir dénoncé Ross. Non seulement fut il congédié de l’ACDI mais on le barra aussi de tout futur emploi au sein du gouvernement fédéral.
Aujourd’hui, je rends hommage à un autre grand militant de la justice sociale et des droits humains qui, comme Thompson, a eu le courage de dénoncer des personnes complices du coup d’état chilien. Le document qu’il me remettait il y a 50 ans demeure encore fort pertinent aujourd’hui, surtout dans le contexte de la montée internationale de l’extrême droite, une montée qui est souvent, comme nous le savons, étroitement liée à la religion.
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Le prêtre Bill Smith me donne le message de Noël strictement confidentiel que les évêques chiliens envoient à tous les évêques du monde entier en décembre 1973
C’est mi-août 1974 et je suis sur le point de remettre à Éditions du Jour mon manuscrit Chili : le coup divin dénonçant la complicité de l’Église catholique dans le coup d’état chilien du 11 septembre 1973. Quelqu’un cogne à ma porte.
« J’ai appris que tu étais sur le point de publier, et j’ai pensé qu’il serait important que tu prennes conscience de ceci, » me dit Bill Smith en me remettant un document. « Svp ne dis à personne qui te l’a donné, car c’est une affaire qui est censée être strictement confidentielle. »
Le document que me remet ce prêtre, que je rencontrais pour la première fois quelques mois plus tôt à Santiago, est une longue analyse sur la situation au Chili qu’envoyait, à Noël 1973, la Conférence épiscopale chilienne à tous les évêques du monde entier.
Bill, comme tout le monde appelle ce curé, œuvre alors à l’Office des missions d’Amérique latine de la Conférence des évêques catholiques du Canada. Il est responsable de tous leurs projets dans les Caraïbes et en Amérique latine.
Au début de 1989, Bill accepte une nouvelle responsabilité, celle d’agent de liaison entre la CSN et le mouvement syndical au Brésil et au Chili. Le jour avant le départ de Bill, Yves Laneville, ex-oblat qui fut prêtre ouvrier au Chili durant le gouvernement Allende et grand ami de Michel Chartrand, m’invite à partager un repas avec Bill dans un restaurant montréalais afin de lui dire au revoir.
Je n’oublierai jamais avec quelle passion mordante Bill, durant notre conversation, dénonce l’inégalité scandaleuse de revenus et de richesse dans le monde, comment on traite les immigrants, et l’indifférence générale qui existe face aux masses de marginalisés qu’on exploite comme main d’œuvre bon marché.
« J’espère qu’en vieillissant, je ne deviendrai jamais indifférent et passif devant tout cela. J’espère mourir une personne révoltée, » nous dit-il, avec grande émotion, durant notre souper.
Le vœu de Bill fut exaucé.
Le lendemain, à peine quelques heures après son arrivée à son nouveau poste à Sao Paulo, Brésil, il décède subitement d’une crise cardiaque.
Extraits du message de Noël 1973 des évêques chiliens à tous les autres évêques du monde
Le Comité permanent de l’Épiscopat a jugé qu’il était nécessaire de poser ce geste, étant donné que la presse internationale — y compris un très grand nombre d’organes catholiques — a tellement déformé les évènements du Chili, menant ainsi le public lecteur à une interprétation des évènements absolument fausse, qu’il fallait en quelque sorte offrir des éléments de jugement pondérés.
Tel est l’objectif de ces pages, affirme dans sa présentation le Secrétaire général de la Conférence épiscopale du Chili, l’évêque Carlos Oviedo Cavada.
Cardinal Raúl Silva Henriquez sort de l’église avec Augusto Pinochet, le 18 septembre 1973, après avoir offert à la junte militaire, lors d’une cérémonie télédiffusée, toute la « désintéressée collaboration de l’Église catholique »
Les Forces armées et les Carabiniers du Chili ne sont en aucune façon ni « putschistes », ni « fascistes », (...) leur constante tradition en est une de professionnalisme (...) ils sont au-delà des contingences politiques du pays. Le geste qu’ils ont posé le 11 septembre fut comme la réponse à une exigence nationale et, en tant qu’institutions armées, une conséquence de l’obligation qu’ils ont de garantir l’ordre au Chili.
Qu’est-ce qui prit fin au Chili le 11 septembre 1973 ? Pour plusieurs, pour les adhérents anonymes de l’Unité populaire, ce fut la fin de grands espoirs fondés sur un lien affectif avec les forces de la gauche, forces dans lesquelles, historiquement, de vastes secteurs du peuple placèrent leurs aspirations. Nous disons un lien affectif, car les réformes, les conquêtes en faveur du peuple ne s’étaient certainement pas réalisées. Les « 40 mesures » du programme électoral de l’Unité populaire, dans lesquelles étaient exprimés ces objectifs les plus immédiats en faveur des classes populaires, n’ont pas dépassé le stade de simple programme. Il n’y en a sûrement pas cinq qui sont devenues des réalisations concrètes. Plus tard, l’opposition rappelait régulièrement ces mesures pour ridiculiser le gouvernement de l’Unité populaire.
Pour la grande majorité des Chiliens, le 11 septembre 1973 représenta la fin d’un cauchemar, d’un état de décomposition du pays, de l’installation de la démagogie, de l’ingérence de politiciens étrangers (qu’on se rappelle la lettre de Fidel Castro, au président Allende, le 22 juillet 1973), de la violence sous toutes ses formes, de l’appauvrissement brutal de la nation et par-dessus tout, de la marxisation dans laquelle le Chili se trouvait entraîné. Tout cela se terminait par un acte des Forces armées et des Carabiniers du Chili lesquels représentent une véritable réserve morale de l’âme nationale. Pour cette majorité, le 11 septembre fut une véritable libération.
La connaissance du « Plan Z » a été le premier facteur de la prolongation de l’état de guerre interne dans le pays. Des secteurs de la gauche et de la presse internationale, adeptes du marxisme, ont tenté de nier l’existence de ce plan, qui était un auto-coup d’État de l’Unité populaire. Mais une documentation abondante a été trouvée et publiée. (…)
Certes, l’Église aimerait faire beaucoup plus en faveur de tous ceux qui souffrent, en imitant le bon samaritain qui s’occupa uniquement d’aimer le blessé sur la route et qui ne partit pas à la recherche de ceux qui l’avaient maltraité. Mais ces actions de l’Église en faveur des anciens militants de l’Unité populaire se sont méritées des critiques et des réserves dans la communauté catholique elle-même. La haine, la violence, le sectarisme qui s’étaient déclenchés durant l’Unité populaire furent si profonds – ‘l’âme du Chili est blessée’, affirma un jour le cardinal — que ceux qui sous l’Unité populaire furent renvoyés de leurs emplois ou persécutés, ou qui eurent à souffrir sous ce régime, n’arrivent pas à comprendre que l’Église s’engage dans ces œuvres de miséricorde envers les anciens militants de l’Unité populaire. Cela a occasionné beaucoup d’incompréhensions parmi les catholiques eux-mêmes.
Dans le cas des Universités catholiques, le gouvernement a adopté une attitude distincte, en respectant leur dépendance du Saint Siège et de la Conférence épiscopale du Chili. Pour illustrer la compréhension à laquelle il est possible d’arriver, le cardinal nomma comme recteur de l’Université catholique du Chili, le recteur délégué par le gouvernement. (...)
Au cours des années précédentes, surtout pendant l’Unité Populaire, les jeunes ont joué un rôle de premier plan dans un contexte fondamentalement politique. Aujourd’hui, alors que les activités politiques sont en pause, ces jeunes sont confrontés à un vide d’action et de motivation. C’est une grande opportunité pour l’Église de former les jeunes, de les préparer pour l’avenir. Cette urgence est un défi pressant pour l’Église, c’est comme l’heure de Dieu pour ces jeunes.
Commentaires au sujet de l’analyse des évêques chiliens
Il est frappant de noter que les évêques chiliens non seulement ne qualifient pas de putschistes et fascistes les militaires et policiers chiliens qui ont brutalement renversé le gouvernement de Salvador Allende, mais qu’ils vont même jusqu’à affirmer qu’ils ne représentent rien de moins que « la réserve morale de l’âme chilienne ».
Des militaires qui, comme on le sait, finiront par torturer au moins 27 000 individus et en tuer au moins 3 000, et qui avaient déjà pratiqué beaucoup de torture, exécuté sommairement, mis sur pied des camps de concentration, fait disparaître toute presse libre, et exercé une répression tellement impitoyable que de de milliers de Chiliens et Chiliennes cherchaient par tous les moyens possibles de fuir à l’étranger...
Les évêques estiment que le bilan positif du gouvernement de l’Unité populaire est fort mince, qu’il se résume au lien affectif profond que de vastes secteurs de la population ont avec lui. « Les réformes et les conquêtes en faveur du peuple », disent-ils, « ne se sont pas réalisés ».
Quant au bilan négatif de l’Unité populaire, il est énorme, et se résume en un mot « cauchemar », poursuivent les évêques : « état de décomposition du pays, installation de la démagogie, ingérence de politiciens étrangers (qu’on se rappelle la lettre de Fidel Castro, au président Allende, le 22 juillet 1973), violence sous toutes ses formes, appauvrissement brutal de la nation, et, par-dessus tout, marxisation du pays ».
Il est intéressant de noter que les évêques, tout en soulignant avec justesse l’intervention politique étrangère du dirigeant d’un petit pays - celui de Fidel Castro - ne mentionnent pas une seule fois dans leur document de 59 pages l’intervention politique étrangère pourtant la plus spectaculaire - celle des États-Unis. Une telle omission est d’autant plus étonnante que, grâce à la fuite en 1972 des documents secrets de l’International Telephone and Telegraph (ITT) par le journaliste d’enquête Jack Anderson, cette intervention américaine était connue à travers le monde entier.
Ces documents, qui ont longtemps circulé au Chili, montrent que la CIA collaborait avec l’ITT et certains militaires chiliens pour renverser Salvador Allende, et cela aussi tôt qu’au moment de sa victoire électorale en 1970. Cependant, ils montrent aussi que la CIA, consciente que la grande popularité post-électorale de l’Unité populaire pourrait empêcher la réussite du coup d’État, avait suggéré aux militaires chiliens de reporter ce coup. Mieux vaut, soulignait la CIA, bien préparer le terrain afin de garantir la réussite du coup.
Tout d’abord, suggérait la CIA, il faut s’acharner à dénigrer le plus possible l’image d’Allende, tant au Chili qu’à l’étranger. Comment ? En produisant des reportages le noircissant, d’une part dans les médias chiliens, et, d’autre part, dans les médias à l’étranger. Nous allons vous aider dans cette campagne médiatique, dit la CIA, à travers nos contacts dans les médias internationaux, et de plus, nous allons verser de l’argent au grand journal conservateur du Chili, El Mercurio, ainsi qu’à d’autres médias d’opposition, pour les aider à dénigrer Allende.
Ensuite, poursuit la CIA, nous devons mettre le plus de bâtons possibles dans les roues de l’économie chilienne. La déstabiliser carrément. Comment ? Nous, Etats-Unis, avons beaucoup de pouvoir auprès des institutions financières internationales. Nous allons utiliser ce pouvoir pour imposer un blocus financier du Chili dans toutes ces institutions.
Enfin, conclut la CIA selon ce que révèlent les documents secrets de l’ITT, il faut faire un dernier pas pour assurer le succès d’un coup d’état. L’image d’Allende étant fortement noirci, et l’économie étant déstabilisée par le blocus financier, il faut maintenant s’acharner à créer un climat de chaos, de désordre et d’insécurité. Comment ? Par des actions de sabotage, telles que le dynamitage de ponts, de pylônes électriques. Ou encore, mettre le feu à des stations d’essence, etc.
Une fois le terrain bien préparé, une fois que le peuple aura gouté assez longtemps à dégradation économique, pénurie, appauvrissement, violences et insécurités de toutes sortes, les militaires chiliens pourront intervenir pour renverser l’Unité populaire. Et ils seront alors accueillis comme des sauveurs et des héros libérateurs par de vastes secteurs de la population. Ils seront perçus comme ceux qui rétablissent ordre et sécurité, ceux qui mettent fin au cauchemar !
Pour comprendre la méticulosité scientifique et à long terme de la planification américaine contre l’Unité Populaire sous Salvador Allende, rien de mieux que de visionner l’impressionnant documentaire de 139 minutes,La Spírale, produit par Armand Mattelart en 1976.
La stratégie préconisée par la CIA dans les documents secrets de l’ITT, notamment accorder de l’aide financière américaine aux médias chiliens afin de noircir Allende et l’Unité populaire, n’est pas restée lettre morte. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le rapport COVERT ACTION IN CHILE 1963-1973 produit par la Commission sénatoriale américaine. Ce rapport affirme que le « Groupe des 40 » a donné 700 000 dollars américains au journal El Mercurio le 9 septembre 1971 et 965 000 dollars le 11 avril 1972. De plus, explique ce rapport, le Groupe des 40, qui travaillait sous l’autorité de Henry Kissinger, ne se limitait pas à accorder des sous aux médias chiliens. Il produisait parfois lui-même du contenu dans ceux-ci. Il exerçait, affirme le rapport, une influence substantielle sur le contenu même du Mercurio, « allant jusqu’à y placer des éditoriaux inspirés par la CIA, et ceci, à certains moments, presque quotidiennement ».
Ce que les évêques chiliens semblent ignorer encore trois mois après le coup d’état, Salvador Allende en était parfaitement conscient, et ce, depuis fort longtemps. Lors du discours historique qu’il prononçait une fois déclenchée l’intervention militaire le 11 septembre, un discours que j’écoutais en direct à la radio depuis mon appartement à Santiago et qui serait son dernier discours avant de trouver la mort, Allende affirmait :
« Le capital étranger, l’impérialisme, unis à la droite, ont créé le climat nécessaire pour que les forces armées rompent avec leur tradition ».
Dans leur document, les évêques chiliens, pour aider leurs confrères évêques à travers le monde à comprendre que la junte militaire chilienne n’a rien à voir avec le putschisme et le fascisme, se réfèrent à ce qu’ils appellent le « Plan Z ». Selon ce plan, que le journaliste Julio Arroyo Kuhn rendait public le 18 septembre 1973 dans le quotidien El Mercurio, le gouvernement Allende aurait planifié l’assassinat, le 19 septembre 1973 et jour de fête nationale des forces armées, de différents chefs des forces armées qui s’opposaient à l’Unité populaire. Allende, selon le plan Z, aurait invités des chefs militaires à déjeuner avec lui au Palais présidentiel La Moneda, où ils seraient abattus par des serveurs. Vingt-quatre heures seulement après l’assassinat, Allende annoncerait la création de la « République démocratique populaire du Chili ».
Ce fameux « Plan Z » était, de toute évidence, une création, avec l’aide de la CIA, de la junte militaire en vue de justifier auprès de la population le coup d’état qu’elle venait de faire une semaine plus tôt, et toute la répression barbare qui l’accompagnait. Une création qui ressemble, comme deux gouttes d’eau, à cette autre invention de l’administration Bush en 2003 - Saddam Hussein possède une immense quantité d’armes de destruction massive et représente une grande menace pour le monde entier – qui servait de prétexte pour justifier l’invasion de l’Iraq.
D’une part, la Commission sénatoriale américaine, à laquelle nous venons de référer plus haut, affirme que les Etats-Unis non seulement accordaient des sous au quotidien El Mercurio, mais influençaient souvent, ou produisaient directement, le contenu de certains de ses articles. D’autre part, grâce à la déclassification des dossiers de la CIA, on sait, parce que cette dernière le reconnaît tel quel, que le Plan Z n’était rien d’autre qu’une guerre psychologique menée par les forces armées chiliennes pour justifier le coup et la persécution de l’Unité populaire.
Le Plan Z n’a pas seulement servi de prétexte pour justifier le coup d’état. Comme de nombreux militaires et policiers chiliens ont cru cette invention, des prisonniers ont été battus et torturés dans des centaines de casernes et de postes de police, dans le but de leur arracher des aveux au sujet du plan diabolique Z.
L’hypocrisie, ou plutôt la complicité profonde de l’Église catholique chilienne dans le coup d’état est criante. L’Église, affirment les évêques chiliens dans leur document de Noël 1973, imite le bon samaritain qui aime les gens qui souffrent et vient à leur aide, sans cependant « partir à la recherche » de ceux qui occasionnent leurs souffrances. Comment, et pourquoi, partir à la recherche de ceux qui, selon l’Église, représentent la réserve morale du peuple, ceux qui le libère du chaos socialiste ? Contentons-nous d’aider, en bon samaritain, les gens que les libérateurs torturent, les familles des papas assassines ou portés disparus, les gens qu’on enferme comme du bétail dans des camps de concentration !
Pour éliminer tout ce qui est progressiste, la junte brûlait dans la rue des tonnes de livre à tendance socialiste. Elle prenait aussi le contrôle de ce qui s’enseigne, notamment en nommant un militaire à la direction de toutes les universités. Dans le cas des universités catholiques, affirment les évêques dans leur document, la junte est cependant gracieuse et respecte l’autorité et l’indépendance de l’Église. Pour la remercier, et « illustrer la compréhension à laquelle il est possible d’arriver », poursuivent les évêques, le cardinal Henriquez décide de nommer à la direction de l’Université catholique du Chili, pourtant une institution pontificale, le militaire « délégué » par la junte. Autre hypocrisie consommée : l’Église nomme à la direction de l’université le militaire qu’a choisi la junte pour ce poste !
Un dernier point on ne peut plus troublant. Les militaires ont banni tous les partis progressistes, fermé le parlement, mis en pause l’activité des partis politiques de droite, écrasé toute pensée progressiste, voire même toute possibilité de penser. Or les évêques chiliens, au lieu de dénoncer une telle situation, perçoivent cela comme une bonne affaire pour les jeunes. Cela représente ce qu’ils appellent « une grande opportunité pour l’Église », ou « l’heure de Dieu pour les jeunes » ! Comme « les activités politiques sont en pause » et que les jeunes, qui représentaient sous l’Unité populaire le fer de lance de l’action politique, « sont confrontés à un vide d’action et de motivation », profitons-en pour « former les jeunes, les préparer pour l’avenir », affirment les évêques ! Leurs cerveaux étant, grâce à une répression barbare et massive, vides de pensées socialistes nocives, à nous de les remplir du bien, à restaurer chez eux l’identité judéo-chrétienne, cette « âme du Chili ». C’est cette dernière, que les militaires, qui se disent de bons catholiques et représentent « la réserve morale du peuple », ont restauré par leur intervention du 11septembre !
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Lettre à ma famille le 15 décembre 1973
Je vivais à Santiago, dans un pays où de vastes secteurs de la population étaient soumis à répression brutale, peur, angoisse, et méfiance, alors que d’autres secteurs, provenant d’une partie de la classe moyenne mais surtout de l’élite économique, célébraient leur victoire.
Comme tant d’autres personnes, ma conjointe Wynanne et moi avions déchiqueté en mille morceaux nos livres et revues progressistes, plaçant tout cela dans des sacs de poubelles, et transportant avec grande discrétion ces sacs dans la rue, de peur que des voisins pro-junte comprennent ce que nous faisions et nous dénoncent.
Certaines des lettres que nous recevions étaient déjà ouvertes, donc nous nous sentions espionnés.
Le gros de notre énergie était consacré à deux choses : faire connaître au monde extérieur les atrocités que nous témoignions dans ce Chili de censure totale ; et aider le plus possible Chiliens et Chiliennes traqués par les militaires à se réfugier dans une ambassade afin d’échapper à emprisonnement, torture, et, possiblement, assassinat.
La lettre que, rempli d’émotion, de révolte et d’ironie, j’écrivais à ma famille le 15 décembre 1973 était donc codée. Il fallait dire des choses, mais le faire en sachant que celles-ci seraient peut-être lues par des militaires.
Les « fraises » représentent les personnes traquées que nous aidions à se réfugier dans une ambassade.
Le « Père Noël qui se promène en traineau » représente la junte militaire, qui est consciente que plusieurs personnes sur leurs listes noires arrivent à échapper à la répression en entrant dans une ambassade et qui prennent des mesures pour mettre fin à cela.
La « pétition contre la pollution » représente une pétition, initiée par nos contacts au Québec, demandant au gouvernement canadien d’ouvrir ses portes aux réfugiés chiliens et de dénoncer le caractère brutal et répressif de la dictature chilienne. En affirmant que la pollution est si grave ici qu’elle cause des décès, je me réfère, bien sûr, aux tueries perpétrées par la junte. En affirmant que « la pollution affecte de plus en plus de pays en Amérique latine ces dernières années », je laisse entendre que les dictatures se multiplient en Amérique latine.
Lorsque je me réfère aux mensonges que répand la presse internationale, je reprends le discours de la droite, un discours qu’on entend dans les secteurs nantis de Santiago, et qu’on voit régulièrement dans la presse censurée du Chili. Selon ce discours, le sang, la torture, les exécutions sommaires, les camps de concentration, etc. ne seraient que de la propagande répandue par les communistes à travers le monde afin de noircir l’image de la junte militaire.
Comme ma famille me connaît, elle sait fort bien que j’ironise, et que je pense exactement le contraire.
Je doute que les évêques chiliens, s’ils avaient pu lire ma lettre, penseraient que j’ironisais. Car l’objectif du document qu’ils faisaient parvenir à leurs confrères évêques dans le monde était précisément de corriger la fausse image négative qu’on se fait de la junte à l’étranger, parfois même dans des milieux catholiques.
« Des milliers de travailleurs font librement don d’une partie de leur salaire, » j’écris dans ma lettre à ma famille. Ici encore une fois, je prends une position fort différente de celle des évêques. Dans leur document, il y a une partie, que je n’ai pas reproduite ci-haut, où les évêques, pour illustrer l’enthousiasme de la population par rapport au coup d’état, affirme que de nombreuses personnes accourent pour donner argent, bagues d’or, etc. à la junte militaire afin de l’aider à rebâtir le pays. En précisément dans ma lettre que le don « que font librement » les travailleurs « est simplement déduit de leur chèque », je souligne l’aspect obligatoire et non libre de ce don supposément libre ! Ce qu’affirment les évêques est vrai, mais ce qu’ils omettent de dire est également vrai. Cette dernière omission, comme le fait de ne pas mentionner dans leur document le bannissement de la plus grosse centrale syndicale du Chili, la CUT, illustrent le parti pris de l’Église pour la junte militaire.
Lorsque j’affirme que « plusieurs milliers de familles sont sans emploi à Santiago », je n’utilise aucun code. C’est exactement la situation qui se vit, et celle-ci est dramatique. En ajoutant que ce problème va bientôt disparaître, car « elles ne perçoivent plus aucun revenu », j’ironise de façon on ne peut plus mordante, en laissant entendre que les familles vont tout simplement mourir de faim.
Tous ces codes étant expliqués, voici ce que j’écrivais à ma famille de Windsor, Ontario le 15 décembre 1973. Le moins qu’on puisse dire, ma lettre présente une image fort différente du Chili que celle peinte par le document que les évêques chiliens, exactement au même moment, faisaient parvenir à leurs confrères évêques du monde entier.
Chère maman, cher papa et chère famille,
Wynanne et moi sommes tous les deux un peu épuisés par notre constante cueillette de fraises. Même s’il fait très froid au Canada, il fait très chaud ici. Croyez-le ou non, le Père Noël est habillé pour l’hiver et se promène sur un traîneau par une température d’environ 90 degrés Fahrenheit ! Et il aime aussi les fraises, alors il n’aime pas l’idée qu’on les lui enlève.
La mère de Wynanne nous envoie des nouvelles au moins deux fois par semaine. Merci beaucoup d’avoir signé la pétition contre la pollution de l’air. C’est certainement un des pires maux dans le monde présentement, et il semble que cette pollution affecte de plus en plus de pays en Amérique latine ces dernières années. Hier encore, quelqu’un m’a dit que la pollution de l’air était si grave ici qu’elle causait des décès.
Si vous avez suivi la presse internationale ces dernières semaines, vous avez pu constater que les journalistes continuent de répandre toutes sortes de mensonges sur le Chili. Ils affirment que plus de 15 000 personnes ont été exécutées au Chili depuis le 11 septembre. Ils affirment que les tueries se poursuivent. Un article a même affirmé qu’il y avait et qu’il y a encore des cas quotidiens de torture.
Quand on voit à quel point les gens semblent prendre plaisir à publier toutes ces rumeurs sensationnelles, on se demande où va ce monde... Ici, tout est calme. Bien sûr, nous sommes toujours en situation de guerre, - une situation qui devrait durer plusieurs mois - et nous avons un couvre-feu toutes les nuits de 23h à 5h30. Un coup de feu occasionnel ici et là, mais c’est tout. Les gens travaillent. Beaucoup font don de leurs bagues en or à la junte militaire en signe de reconnaissance. Les rues sont très propres. Il n’y a plus de grèves folles. Des milliers de travailleurs font librement don d’une partie de leur salaire... ce dernier don est simplement déduit de leur chèque ! La grande majorité de ces travailleurs gagnent aujourd’hui en un mois ce qu’un travailleur moyen au Canada gagne en une demi-journée environ - mais c’est normal ici : le Chili est un pays sous-développé.
Les journaux, les stations de radio et de télévision ne tarissent pas d’éloges sur la junte militaire. Avant le coup d’État, il était incroyable de voir les ordures que l’on pouvait trouver dans les médias ! Aujourd’hui, les nouvelles sont courtes, joyeuses et objectives. On a envie de revivre ! Les médias nous informent que la Russie persécute toujours ses intellectuels. Quand on pense que sans l’armée chilienne et les Etats-Unis, le Chili serait peut-être encore en train de se diriger vers le socialisme !
Il y a encore plusieurs milliers de familles sans emploi à Santiago. Mais ce problème devrait être réglé sous peu : elles ne perçoivent plus aucun revenu...
Demain, Wynanne et moi allons escalader une belle montagne, située en plein cœur de Santiago. Cela devrait nous faire oublier les fraises ! Alors que vous célébrez Noël le 25...
Try to remember.... (Ma lettre fut rédigée en anglais, car les conjoints et conjointes de mes frères et sœurs sont anglophones, et ne me comprendraient pas si j’écrivais en français)
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