Vendredi 4 octobre 2024 / DE : Boris Kagarlitsky
Tiré de Canadian Dimension
Traduction Johan Wallengren
J’ai reçu durant mon emprisonnement un certain nombre de messages m’avisant du décès de collègues. J’apprends à présent le décès de Fredric Jameson, qui est l’auteur d’ouvrages fondamentaux sur la culture du capitalisme tardif et qui compte parmi les premiers à avoir discuté du postmodernisme en philosophie et en politique tout en mettant en évidence les liens à faire entre les réflexions intellectuelles, les changements dans le discours des personnalités politiques et les changements sociaux structurels. Il est clair qu’ici, dans la colonie pénitentiaire n° 4, je n’ai pas accès à ce dont j’aurais besoin pour écrire un article complet sur les idées de Jameson et sur sa contribution au développement des sciences sociales et de la théorie marxiste. Et pour être honnête, je préférerais parler d’autre chose – Jameson n’a jamais été un théoricien aride ou un universitaire ennuyeux, même s’il a travaillé dans un cadre universitaire et a eu beaucoup d’étudiants.
Je l’ai rencontré dans les années 1990, lors de mon premier voyage aux États-Unis. Fred était l’une des personnes ayant aidé à organiser le voyage, et très vite, après quelques jours passés à Madison, au Wisconsin, avec un autre sociologue Erik Olin Wright, quelqu’un de remarquable, je suis allé plus au sud, à l’université Duke, en Caroline du Nord, où Jameson enseignait. Le fait de ne pas encore avoir lu ses ouvrages à l’époque était embarrassant. Mon excuse était que c’était encore l’ère soviétique et que l’accès aux livres étrangers était assez compliqué, malgré les changements politiques qui avaient déjà eu lieu. La perestroïka suivait encore son cours dans notre pays, tandis qu’aux États-Unis, on commençait à peine à mesurer les conséquences des réformes néolibérales (il faudrait plutôt parler de contre-réformes) mises en œuvre par le président de l’époque, Ronald Reagan.
J’ai immédiatement été frappé par le fait que Jameson n’avait rien à voir avec la plupart des intellectuels occidentaux, y compris ceux de gauche, avec lesquels j’avais eu l’occasion de tisser des liens. Il m’avait l’air d’un homme empreint de bonhomie et terre-à-terre, un vrai Sudiste (c’était ma façon de le voir en tout cas), un amateur de bière qui aimait la cuisine grasse, un homme aussi corpulent que joyeux. C’était la dernière personne de qui on pouvait s’attendre à entendre de profondes réflexions sur l’esthétique et la philosophie ou de subtiles analyses politiques, mais c’était précisément le type de conversations que nous avions. Ce qui préoccupait le plus Fred, c’était l’influence de la pensée postmoderniste éclectique sur la gauche et le marxisme. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, qui venaient de publier un livre sur l’hégémonie, étaient ses principales bêtes noires. « Quelle est cette hégémonie sans sujet social, sans classe consciente de ses intérêts ? tonnait Fred. « Ils diluent la théorie de Gramsci, ils la vident de sa substance !
Comme lui, je n’ai pas aimé le livre de Laclau et Mouffe (que j’avais réussi à lire au préalable), mais ce qui m’a particulièrement impressionné, c’est la passion avec laquelle Fred – toujours un vrai Sudiste – prenait à partie celles et ceux avec qui il n’était pas d’accord. Plus tard, j’ai appris à connaître Chantal Mouffe et nous avons eu ensemble des débats passionnants (nous nous accordions sur certaines choses, mais sur d’autres pas du tout). Le temps a encore passé et puis j’ai revu Fred à une autre conférence et je lui ai demandé s’il avait changé d’avis, surtout eu égard au fait que Mouffe elle-même, dans ses ouvrages plus récents, me semblait beaucoup plus respectueuse de la sociologie marxiste. « Pas de concessions ! a tonné Fred une fois de plus. Ce ne sont que des tactiques, rien n’a changé sur le fond. »
Il y a lieu de mentionner que Fred, tout en étant un innovateur intellectuel, défendait fermement les approches marxistes classiques (et ce faisant, il démontrait, exemple à l’appui, leur productivité et leur pertinence).
Pendant que j’y suis, je me permets d’ouvrir une petite parenthèse pour faire remarquer à la lectrice ou au lecteur qu’à la fin du XXe siècle – et encore maintenant, je suppose – l’Amérique est devenue, de manière inattendue, un pays où la pensée marxiste et, plus largement, la pensée de gauche se sont épanouies. Oui, les sociologues et les théoriciens politiques travaillant aux États-Unis étaient à l’étroit dans le ghetto universitaire où ils avaient été confinés depuis les persécutions de l’ère McCarthy dans les années 1950. Ce n’est peut-être que grâce à la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016 qu’ils ont réussi à émerger. Pour quelqu’un de la stature de Jameson, avec sa verve et son bagout, la situation a dû être physiquement étouffante. Cela ne l’empêchait pas de dégager une aura de vitalité et d’optimisme, si nécessaire à notre époque.
La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était à Moscou. Nous avons bu de la bière, puis du vin dans un restaurant géorgien, et nous avons parlé de nos connaissances mutuelles et de politique. Cette fois je me suis davantage exprimé et j’ai essayé d’expliquer comment le système politique russe et l’idéologie d’État étaient structurés. « Le postmodernisme incarné ! », s’est exclamé Fred, mi-impressionné, mi-dégoûté. À ce moment-là, j’avais non seulement lu son livre sur le capitalisme tardif, mais je l’avais recommandé à mes étudiants.
Nous ne savions pas que ce serait notre dernière rencontre en personne. Depuis lors, il y a eu des campagnes internationales où nos noms sont souvent apparus côte à côte. Et puis Fred a aidé à organiser la campagne pour me faire libérer. Malheureusement, lorsque je sortirai de prison, je ne pourrai pas le remercier, ni réentendre sa voix, ni connaître son opinion sur la dernière question de l’heure. Plus le temps passe, plus nous nous isolons et perdons des interlocuteurs appréciés, des enseignants et des collègues respectés. À nous, alors, de persévérer. Mais nous avons toujours des étudiants, des partisans et des camarades. Fred en avait beaucoup.
Cet article a été initialement publié en russe sur le site Rabkor.
Boris Kagarlitsky est professeur à l’École supérieure des sciences sociales et économiques de Moscou. Il est le rédacteur en chef du journal en ligne et de la chaîne YouTube Rabkor. En 1982, il a été emprisonné pour activités dissidentes sous Brejnev. Il a ensuite été arrêté sous Eltsine en 1993 et sous Poutine en 2021. En 2023, les autorités l’ont déclaré « agent étranger », mais il s’est refusé à quitter le pays, contrairement à de nombreuses autres personnalités opposées au régime. Parmi ses ouvrages traduits en anglais figurent Empire of the Periphery : Russia and the World System (Pluto Press 2007), From Empires to Imperialism : the State and the Rise of Bourgeois Civilisation (Routledge 2014), et Between Class and Discourse : Left Intellectuals in Defence of Capitalism (Routledge 2020).
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