Édition du 8 avril 2025

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Arts culture et société

Milei et le cosplay : populisme et pop culture à l’ère des libertariens

Nul besoin de comparer Javier Milei au Joker : en 2019, il se déguise en « Général Ancap », super-vilain icône de l’anarcho-capitalisme. Cette mascarade est emblématique de la réappropriation par les extrêmes droites populistes de la pop culture et de la culture geek. Loin d’être une simple farce communicationnelle, ces pratiques instaurent un nouveau récit politique : celui de la super-violence autoritaire aux mains des ennemis de l’État de droit.

4 avril 2025 | tiré d’AOC media
HTTPS ://AOC.MEDIA/OPINION/2025/04/03/MILEI-ET-LE-COSPLAY-POPULISME-ET-POP-CULTURE-A-LERE-DES-LIBERTARIENS/

• « Je suis le Général Ancap. Je viens de Liberland, une terre née du principe d’appropriation originelle de l’homme. Un territoire de sept kilomètres carrés entre la Croatie et la Serbie. Un pays sans impôt, où l’on défend les libertés individuelles, où l’on croit en l’individu, et où il n’y a pas de place pour ces fils de pute de collectivistes qui veulent nous pourrir la vie. »

• Cette harangue ne sort pas de la bouche d’un prophète belliqueux échappé d’une bande dessinée futuriste, d’un antagoniste de manga hargneux ou d’un personnage épique de jeu vidéo réactionnaire. Le Général Ancap fait sa première apparition publique en 2019, lors d’une Comic Con à Buenos Aires.
Javier Milei y surgit sous les traits d’un personnage tout droit sorti d’un nanar : masqué, moulé dans une combinaison bon marché noire et jaune, les couleurs du drapeau libertarien, le torse frappé d’un sceau super-héroïque. Dans sa main, un sceptre doré en plastique, improbable croisement entre un trident mystique et un symbole alchimique. Le cosplay est cheap, le super-héros inédit : Ancap est un outsider « anarcho-capitaliste », armé d’une tronçonneuse et coiffé comme Wolverine, venu libérer la société de ses chaînes étatiques et instaurer le règne libertarien à l’échelle planétaire.

Quarante-quatre ans avant le Général Ancap, un justicier mondialement célèbre faisait irruption dans la fiction politique latino-américaine, cette fois transformé, dans l’imaginaire de Julio Cortázar, en héros socialiste face au néocapitalisme. En janvier 1975, après sa participation au Tribunal Russell II[1], l’écrivain en exil publie Fantômas contre les vampires des multinationales[2], une attaque parodique contre l’impérialisme américain et ses multinationales complices des dictatures latino-américaines.

Cortázar y place Fantômas aux côtés de Susan Sontag, Gabriel García Márquez, Octavio Paz et Alberto Moravia, intellectuels solidaires du héros masqué. Sérigraphies de répression, logos de multinationales, armes à feu, le texte se nourrit de collages : un télégramme dévoilant l’intention des États-Unis de renverser Salvador Allende, des documents montrant les profits des compagnies implantées sur le continent après le coup d’État de Pinochet. Un photomontage surréaliste, inspiré du Chien andalou et des illustrations de romans populaires ponctuent ce récit, qui fut censuré en Argentine mais vendu par dizaines de milliers au Mexique, et dont les recettes était intégralement reversées au Tribunal Russell.

Javier Milei est le produit d’une même histoire politique jalonnée d’épisodes macabres, entre série Z, dystopie horrifique et terreur, à l’image de ces manifestants évangélistes anti-IVG qui, la même année que l’apparition du Général Ancap, arpentaient Buenos Aires en brandissant des fœtus géants en papier mâché et de grands crucifix d’où pendaient des poupons éclaboussés de rouge façon sauce tomate — un sinistre écho aux 500 bébés volés sous la dictature, « sauvés » de la menace communiste qui, selon la junte, gangrénait la société argentine.

Les « subversifs » d’hier sont les wokes d’aujourd’hui : « Tremblez, gauchistes fils de pute, nous irons vous chercher jusqu’au dernier recoin de la planète en défense de la liberté », avertissait sur X, au lendemain de l’investiture de Trump, ce cosplayer sidérant adepte du clonage et des cryptomonnaies – hybride d’un général fascisant, d’un économiste libertarien et d’un super-héros de foire.

From pop’ular culture to pop’ulist culture

« La pop a quelque chose de sauvage et de proliférant. Elle n’est peut-être pas une démocratie », écrit Richard Mèmeteau dans Pop culture — Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités (La Découverte, 2014). Il rappelle que, dans le Oxford English Dictionary, la première occurrence du mot pop a servi à qualifier « une chanson pétillante et entraînante ». Est pop ce qui pétille, ce qui surgit (to pop up) – explosion irrésistible qui déborde tous les cadres. Le terme de pop culture désigne une catégorie vaste et composite : on y retrouve Beyoncé, Spider-Man, le « quoicoubeh », le Nutella, Fortnite… Ce terme parapluie regroupe volontiers, souvent de manière simplifiée, des objets, des personnalités ou des pratiques massivement produits, partagés, diffusés et référencés de façon mimétique et mémétique.

Bien que certains de ces éléments aient leurs spécialistes, ils sont généralement perçus comme accessibles au plus grand nombre. La pop culture incarne une forme d’opposition à la culture élitiste, tout en étant aussi financée par elle. Par sa capacité à s’emparer de tout sujet ou objet, sans aucune limite, elle devient un phénomène omniprésent, capable de canaliser l’engagement et l’attention collective.

Ce sont les populistes d’outre-atlantique qui l’ont le mieux compris, avant d’inspirer la nouvelle génération de populistes des droites européennes. En témoigne l’évolution d’Elon Musk avec son DOGE[3], référence aux memes mettant en scène un shiba inu, chien japonais emblématique, dont la gloire est née sur Reddit et 4chan (dog devenant « doge »). Ses appels du pied à l’alt-right[4] (par l’utilisation du meme Pepe the Frog), ses velléités de s’afficher en gamer (en se ridiculisant), et son omniprésence sur feu Twitter sont autant de signalements ostensiblement affichés d’une appartenance prétendue à cette culture.

Elon Musk, lors de la Conservative Political Action Conference (CPAC), a bien qualifié cette stratégie : il s’agit de « devenir un meme », de s’insérer et de se cristalliser dans l’esprit populaire comme signe, signifiant et objet. Lors du même rassemblement, Steve Bannon a poussé la logique un cran plus loin : il a adressé à la foule un salut autrefois banni, double imitation nazie et muskesque, entériné par un « amen ». Trump lui-même est un artéfact pop culturel : animateur TV, personnage de catch WWE, il s’est plus récemment illustré, dans la dernière ligne droite de la présidentielle, en employé de McDonalds, ou encore comme danseur sur l’hymne YMCA ; ses mimiques ont été reprises partout dans le pays de l’oncle Sam. En France, ces stratégies sont copiées par l’extrême droite, comme lorsque Jordan Bardella se met en scène sur TikTok ou que sont diffusées ses performances de jadis sur Call Of Duty.

Post-satire, ridicule et outrance font écran à la violence des aspirations de l’alt-right et des libertariens. Une stratégie insidieuse émerge : jouer de la saturation médiatique et d’un nouvel ethos, en s’immiscant dans les codes et les espaces populaires pour contraster avec une élite conspuée et déconnectée – « la caste », dirait Javier Milei — jusqu’à se confondre avec l’objet esthétique plaisant, et, enfin, s’en emparer. Se prétendant contre-culturel, ce mouvement en est en réalité l’opposé : il détourne le « pop » de pop culture à son profit, le redéfinit et l’instrumentalise comme un levier de pouvoir populiste.

En Argentine, le cosplay détourné

En Argentine, cette stratégie trouve un terrain fertile dans la pratique du cosplay, investie par Milei et ses partisans. Derrière l’esthétique fantasque du miléisme se profile une figure désormais bien connue des Argentins : Lilia Lemoine, cosplayeuse, influenceuse antiféministe et complotiste antivax, aujourd’hui parlementaire sous la bannière de La Libertad Avanza.

Particulièrement populaire dans le paysage geek, le cosplay repose sur l’incarnation presque totémique d’un personnage, dans un acte d’expression libre. Changer de genre, d’origine ethnique ou de corpulence n’y surprend personne : cette plasticité fait du cosplay un espace de diversité et d’inclusivité, largement investi par la communauté queer.

La militante antiavortement Lilia Lemoine choisit pour elle des personnages qui, justement, sont au panthéon des icônes pop culturelles féministes et qui ont fait figure d’avant-garde des luttes de libération. L’exemple le plus marquant est sans doute celui de Ciri, issue de l’univers de The Witcher, une saga où la question du droit des femmes à disposer de leur corps se heurte aux pressions politiques et au regard objectifiant. Dans cet univers pro-choice, les cultures qui interdisent l’avortement sont qualifiées de barbares, et les sorcières, figures de pouvoir politique et mystique, échappent aux injonctions reproductives et redistribuent le pouvoir. La costumière du « Général Ancap » détourne ces personnages pour les inscrire dans une logique de fan service adressé à un public masculin, dans un registre qui oscille entre soft porn et fantasme geek, en bikini, épée à la main. Cette tension entre empowerment et male gaze, inhérente au cosplay, prend ici un tour nettement politique : la charge subversive de ces figures est neutralisée.

Du super-héros comme nouvel homme fort et salvateur

Symbole absolu de la culture geek pris pour référence par Musk, Milei et plus rarement par Trump, le super-héros est le personnage totem. Complexe et pourtant ultra-identifiable, héritier du chevalier et du demi-dieu mythologique, il incarne la pulsion de la salvation : être sauveur ou être sauvé au sein d’une communauté en péril. Cette figure, le plus souvent masculine, est un catalyseur en temps de crise. Ce fut par exemple le cas du célèbre Captain America, créé par Jack Kirby et Joe Simon, deux juifs ashkénazes, dont la fonction première était de combattre le nazisme.

Dans la même écurie, Marvel, les X-Men opèrent comme une représentation de la diversité des États-Unis en tant que terre d’immigration et un soutien au mouvement des droits civiques, le Professeur Xavier incarnant une figure inspirée de Martin Luther King, tandis que Magnéto est souvent comparé à Malcolm X. Plus tard, le groupe de super-héros mutants sera interprété comme une allégorie du coming out et de l’oppression des communautés LGBTQ. Dernier exemple en date, T’Challa, alias Black Panther, création de Stan Lee, avant même la naissance du groupe activiste du même nom, incarne un renversement des récits de ségrégation et d’émancipation : il est un roi technologique, capable de rivaliser avec les plus puissants héros. Dans l’univers Marvel, ni lui ni ses ancêtres n’ont connu l’esclavage et le Wakanda demeure l’un des plus grands bastions de résistance à l’oppression.

Le super-héros s’inscrit toujours dans l’urgence et dans l’action, bien qu’il puisse mener en parallèle une vie rangée. Il est le détenteur d’un pouvoir, le gardien d’un ordre. Il possède donc, comme l’a montré Alan Moore dans Watchmen, un potentiel fascisant immense. Le super-héros se place au-dessus des lois, au-dessus de l’opinion, dans un mouvement fondamentalement antidémocratique. Il fait souvent la loi plus qu’il ne la respecte. Même Superman, le plus pur d’entre eux, a ses versions alternatives où il devient un tyran. Comme le conceptualise Alan Moore, le super-héros nous maintient dans un état d’infantilisation, nourrissant l’instinct de déléguer notre protection à une figure toute-puissante et providentielle, quitte à légitimer la force comme mode de gouvernance.

Le retour du geek

Dans ce magma de références, on peut noter l’usage distinctif d’une culture populaire. Elle ne revêt que peu de sens si ce n’est de créer un écart démonstratif avec la culture bourgeoise. Indiscutablement, ce sont les références geeks qui jouent ce rôle. Dense réseau de sous-cultures, jadis houspillées et à présent hégémoniques, tant par leurs adhérents que par leur présence dans les références communes.

Aujourd’hui le box-office est tenu par les super-héros, le jeu vidéo est l’industrie culturelle la plus profitable, et les tout-puissants du numérique sont des geeks. La culture geek va de pair avec le capitalisme, par ses produits dérivés et ses espaces de consommation, mais aussi avec l’ère numérique, car tout repose sur le partage entre fans facilité par Internet – les forums ayant été le ground zero de notre communication moderne, le fruit de cette envie dévorante de partage et débat autour de la fiction.

Les geeks ne sont plus dominés ou minoritaires. Ils se perçoivent ainsi, comme minorisés, du fait du mépris non résorbé toujours réservé aux sous-cultures. On retrouve là, à l’instar des chrétiens aux États-Unis, un complexe de persécution, une posture victimaire adoptée par certains groupes dominants. Une frange réactionnaire du monde geek, lorsqu’elle se mêle aux idées fascistes, en fait un levier de revanche, dans une pensée-ressentiment où tout peut être utilisé pour contrer l’hypothèse woke.

Le faux drapeau super-héros pop et l’offensive libertarienne, une exploitation

Détourner les références pop en se les appropriant : une habitude de l’extrême droite, dans un mélange de méconnaissance et d’instrumentalisation. Le Seigneur des Anneaux y est considéré depuis des années comme une œuvre de ralliement. La pilule rouge de Matrix est devenue un nom de code masculiniste, symbole d’un contre-éveil anti-woke, alors que la tétralogie des sœurs Wachowski est, entre autres choses, une allégorie de la transition de genre.

Incarner un héros, devenir un artefact culturel, se mémifier, c’est, pour cette nouvelle extrême droite, acquérir une forme de transitivité de la puissance de ces images. « La raison a beau crier », comme le soulignait Pascal, mais l’image, elle, s’impose par la sidération qu’elle provoque. C’est ce qui permet à Elon Musk, malgré son profil de geek médiocre, de se construire une aura en prétendant être grand joueur d’Elden Ring ou de Path of Exile. L’adhésion repose moins sur les faits que sur la familiarité de l’image : un geek reconnu, un pair. Peu importe aussi que la figure du général soit connotée négativement, tant dans la culture argentine que dans la pop culture, où seuls les super-vilains portent ce titre (le Général Zod contre Superman, le Général Ross contre Hulk). L’esthétique prime sur la signification : le Général Ancap touche au cool, cette catégorie esthétique dominante, qui repose sur le détachement et l’effortless. Les politiciens d’extrême droite s’emparent ainsi de la culture geek pour y injecter leur propre mythologie.

Lilia Lemoine en Ciri et enWonder Woman, Javier Milei transformant sa tronçonneuse (une version maléfique du Mjöllnir de Thor, symbole de vertu réservé aux seuls dignes de le manier) : autant de détournements qui brouillent les repères. La tronçonneuse DOGE, offerte par Milei à Musk à la CPAC, est le point culminant de cette logique, une passation symbolique où l’objet, vidé de son sens premier, devient un étendard. Ce détournement ne s’arrête pas à l’iconographie. Il s’étend aux récits politiques eux-mêmes. Du libertarianisme à la conquête de Mars – hypothétiquement rendue habitable en prenant le contrôle de l’arsenal nucléaire pour bombarder ses pôles –, on retrouve les mêmes motifs de domination et de toute-puissance. Ironiquement, ces projets dystopiques résonnent avec ceux des antagonistes des univers de fiction que ces figures politiques prétendent incarner.

Un nouveau contrat éthique

Le Liberland géant, bien au-delà du micro-État vanté par Milei, surgit comme un monde cyberpunk sous l’impulsion de l’alt-right libertarienne et néo-libérale. Ce courant dominant de la science-fiction contemporaine (Matrix, Ghost in the Shell, Blade Runner, Total Recall) dépeint des futurs où l’industrie et le capitalisme écrasent l’humanité et précipitent sa disparition. Dans ces espaces, le lien avec la machine est, de gré ou de force, ténu, que ce soit par le rapport entre humain et IA, ou par des mutilations volontaires transhumanistes.

Avec leurs nouveaux costumes flamboyants et parodiques, les figures de l’extrême droite libertarienne prônent la fin du contrat social avec une désinhibition totale, sans filtre. À l’aune d’un nouvel ordre techno-féodal où la prédation est la norme, notre destin collectif exige l’établissement d’un nouveau contrat éthique – seul rempart contre la fusion politique super-violente de l’horrible et du merveilleux.

Zacharie Petit
PHILOSOPHE, DOCTORANT À L’UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE

Ariana Saenz Espinoza
JOURNALISTE

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