Édition du 8 avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Élections fédérales 2025

Pourquoi je me dissocie de la position majoritaire du Comité de rédaction de Presse-toi à gauche

La crise se poursuit.

Vers la fin de l’après-midi 26 mars, le président Trump annonçait qu’à partir du 2 avril, il allait imposer des droits de douane de 25% sur tous les véhicules importés aux États-Unis. Après avoir écouté le premier ministre de l’Ontario Doug Ford et le premier ministre du Canada Mark Carney réagir, j’ai passé, une fois couché ce soir-là, de longs moments d’insomnie.

Dans de telles circonstances tout à fait historiques, savoir pour qui voter dans les prochaines élections fédérales importe énormément.

La position majoritaire du Comité de rédaction de Presse-toi à gauche est qu’il faut appuyer le NPD, le seul parti qui reflète réellement les valeurs progressistes. Appuyer stratégiquement le Parti libéral pour empêcher une victoire de Pierre Poilievre, serait, selon ce point de vue, contribuer à la méséducation de la population, aller à l’encontre de nos valeurs et de nos aspirations. Cela reviendrait à voter pour le moindre mal en mettant sous le tapis la défense réelle des intérêts de la majorité populaire. L’urgence, selon cette position, serait de prendre la rue et de militer pour la mise en place d’un réel projet de société en finissant une fois pour toutes avec le capitalisme, le patriarcat, les guerres, les génocides et l’exploitation de la terre.

Il y a quelques mois, le Comité de rédaction m’invitait à me joindre à lui. J’aime y participer et je respecte et admire énormément mes collègues. Les valeurs qu’ils et elles défendent m’inspirent. Leur engagement à produire et maintenir vivant, ce cela de façon tout à fait bénévole, un journalisme de qualité, m’impressionne.

Cependant, je ne partage pas la position majoritaire du comité.

Pour étayer mon opinion dissidente, je traçais, dans un article précédent, le portrait de l’actuel premier ministre du Canada, Mark Carney, en me fondant sur son livre Values : Building a Better World for All (2021), dont je venais tout juste de terminer la lecture. Et je remettais carrément en question ce qu’affirment de nombreux progressistes tels que James Hardwick et David Moscrop et ce que laisse entendre la position majoritaire. À savoir que Carney n’est qu’un néolibéral qui vénère à l’autel du fondamentalisme du marché et qu’il va faire pencher le Parti libéral plus à droite.

Carney, comme je l’ai démontré dans mon article, rejette carrément dans son livre à la fois l’analyse des économistes néoclassiques et celle des économistes néolibéraux. À certains égards, son analyse me rappelle beaucoup celle du psychanalyste américain de tendance marxiste Erich Fromm, qui, dans The Sane Society (1955), rejette le capitalisme parce que celui-ci, dit-il, réduit l’être humain à une simple marchandise. Le capitalisme, allègue Fromm, mène à l’aliénation, et c’est pourquoi il plaide pour un projet de socialisme humaniste et démocratique. Fromm s’inspire partiellement des écrits du jeune Marx et rejette, comme ce dernier, la sacralisation ou le fétichisme des forces du marché.

Cependant, même si je maintiens mordicus que dans la crise historique existentielle que nous vivons présentement au Canada, la grande priorité des progressistes devraient être de tout faire pour empêcher une victoire de Pierre Poilievre, quitte à appuyer stratégiquement le Parti libéral, cela ne veut pas dire que je partage toutes les opinions que Mark Carney exprime dans son livre Values.

Selon Carney, il est tout à fait faux d’alléguer, comme le font la plupart des économistes de la gauche comme de la droite, qu’Adam Smith, que plusieurs perçoivent comme le pionnier de la science économique, était un fondamentaliste du marché. Autrement dit, qu’il croyait que les riches n’ont qu’à chercher à s’enrichir de plus en plus pour que soit automatiquement atteint, comme par magie et grâce à la main invisible présumément de Dieu, le bien commun.

Il est facile de croire cela, affirme Carney, si on ne concentre que sur un ou deux passages de l’œuvre majeure de Smith, Wealth of Nations. Cependant, dès qu’on considère l’ensemble de son œuvre, et surtout son premier livre The Theory of Moral Sentiments, cette thèse – la recherche de la richesse des puissants mène automatiquement au bien commun – ne tient plus du tout la route.

Sur ce point, qui est tout de même fort important, je ne partage pas l’opinion de Mark Carney.

***************

Les crises, cela est bien connu, mènent souvent à la polarisation. Disparaissent rapidement, dans de telles situations, les nuances.

Vous êtes pour nous ou contre nous, affirmait George Bush Jr à la suite de l’attaque des tours jumelles à New York, mardi matin, le 11 septembre 2001.

Si Mark Carney découvrait la sagesse d’Adam Smith alors qu’il vivait les conséquences de la crise financière de 2008, je découvrais Adam Smith, pour la première fois de ma vie, alors que je vivais le coup d’État chilien qui renversait, en 1973, le gouvernement socialiste de Salvador Allende.

Comme l’attaque des tours jumelles à New York, c’était aussi un mardi matin. Et, de plus, c’était aussi un 11 septembre. Même le nombre de morts ici et là était à peu près le même : 3 000.

Les lunettes évènementielles que portait Mark Carney comme gouverneur de la Banque d’Angleterre lorsqu’il lisait The Theory of Moral Sentiments étaient fort différentes des lunettes évènementielles que je portais lorsque je lisais minutieusement ce même livre.

Les lunettes académiques que Carney portait lorsqu’il lisait ce livre étaient aussi fort différentes des lunettes académiques que je portais lorsque je le lisais. Carney détenait une licence en économie de l’Université de Harvard (1988), ainsi qu’une maitrise (1993) et un doctorat (1995) en économie de l’Université d’Oxford. Je détenais un baccalauréat des arts (1961) et une maitrise en philosophie (1966) de l’Université d’Ottawa et un baccalauréat en théologie (1968) de l’Université Saint Thomas d’Aquin à Rome. Je ne terminerais ma scolarité de maitrise en économie à l’Université McGill que plus tard (1978).

Avant d’expliquer davantage, dans un prochain article, pourquoi je me dissocie de la position majoritaire du Comité de rédaction de Presse-toi à gauche, qui qualifie carrément le Canada de pays impérialiste, colonisateur et extractiviste, et ce au moment même où ce dernier se trouve plongé dans une crise historique existentielle, je vais comparer, dans cet article, l’interprétation que j’ai faite d’Adam Smith en 1974 avec celle qu’en a faite Mark Carney dans son livre de 2021.

Une comparaison qui devrait montrer que, bien que je me dissocie de la position majoritaire du Comité de rédaction, je partage plusieurs des valeurs et inquiétudes profondes qui sous-tendent celle-ci.

Deux interprétations fort différentes de la pensée d’Adam Smith

Carney semble avoir découvert la grande sagesse d’Adam Smith alors qu’il tentait, comme gouverneur de la Banque centrale d’Angleterre, de résoudre les problèmes issus de l’énorme crise financière de 2008, des problèmes dont la gravité était telle qu’une partie substantielle de la population remettait en question l’économie de marché comme telle.

Lorsque j’étais à la Banque centrale d’Angleterre, nous nous sommes souvent inspirés de ses idées pour aborder des questions allant de l’avenir de la monnaie à l’ère des cryptoactifs à la manière de reconstruire les fondements sociaux des marchés financiers après la crise financière de 2008, affirme Carney (...). Ce faisant, nous avons été inspirés par Smith, le sage de la politique, de la morale, de l’éthique et de la jurisprudence, et non par Smith, le fondamentaliste du marché de la légende et de l’opportunisme politique de la droite et de la gauche.

Je découvrais Adam Smith, comme mentionné plus haut, dans un tout autre contexte.

J’avais 31 ans, et je me trouvais alors à Santiago, Chili. Quelques mois plus tôt, j’avais vécu le violent coup d’État du 11 septembre 1973 par lequel les militaires, soutenus par les riches hommes d’affaires chiliens et le gouvernement américain, renversaient le gouvernement socialiste démocratiquement élu de Salvador Allende.

Semaine après semaine, j’entendais les militaires proclamer avec fierté que le Chili avait retrouvé la liberté. Vive le retour du marché libre, nous disaient-t-ils ! Vive le retour des investissements !

Cependant, ces proclamations me bouleversaient et me révoltaient profondément, car je voyais ces mêmes militaires exécuter sommairement, s’adonner à la torture la plus barbare imaginable – selon une Commission d’enquête, quelques 27 000 de Chiliens et Chiliennes ont subi de la torture – , faire disparaître des personnes, acheminer comme du bétail de dizaines de milliers d’adeptes de l’Unité populaire dans des camps de concentration, imposer la censure totale des médias et bannir la plus grande centrale ouvrière du Chili.

Si ma mémoire est bonne, c’était le début mars 1974 que je découvrais Adam Smith. Je venais de commencer à suivre un cours d’économie à l’Instituto Latinoamericano de Doctrinas y Estudios Sociales (ILADES). Mon professeur m’avait demandé de faire une dissertation sur Adam Smith, et j’avais sorti de la bibliothèque sa première œuvre, The Theory of Moral Sentiments (1759). Il s’agissait d’un livre de philosophie morale, et bien qu’il soit assez volumineux, sa lecture ne m’était pas du tout rébarbative, puisque que je détenais une maitrise en philosophie.

ILADES n’était pas mon premier choix.

En arrivant au Chili fin juillet 1973, ma conjointe d’alors, Wynanne Watts, et moi nous étions inscrits dans le Centro del estudio de la realidad nacional (CEREN), une institution progressiste qui faisait partie de l’Université catholique du Chili.

Cependant, à peine nos cours commencés fin aout, le coup d’État du 11 septembre y mettait subitement fin, la dictature démantelant immédiatement le CEREN.

Ce geste répressif n’étonnait guère, puisque cette institution était hautement réputée et son influence dans la gauche était remarquable, non seulement au Chili et toute l’Amérique latine, mais aussi au niveau international.

Privés de cours, Wynanne et moi nous tournions alors immédiatement aux tâches qui, dans ces évènements dramatiques que nous vivions, nous paraissaient les plus urgentes : aider les personnes traquées par les militaires à prendre refuge dans une ambassade, faire parvenir des rapports au Comité Québec-Chili à Montréal, rencontrer les nombreux journalistes qui arrivaient à Santiago pour leur raconter ce qui arrivait au Chili.

Ayant passé presque huit ans au séminaire à me préparer à la prêtrise, j’étais abasourdi et profondément révolté de voir la complicité de l’Église catholique dans le coup. J’ai donc commencé à exprimer ma frustration dans mon journal, et, peu à peu, ce dernier s’est transformé en livre.

Début mars 1974, je réussissais, après quelques tentatives manquées, à faire parvenir mon manuscrit Chili : le coup divin à Montréal. Et c’est à ce moment-là, si ma mémoire est bonne, que Wynanne et moi ont commencé à suivre des cours à ILADES.

Si ILADES n’avait pas connu le même sort que le CEREN, c’est parce que cette institution était dirigée par les Jésuites, lesquels étaient proches du Parti démocrate-chrétien, un parti qui, initialement, avait appuyé le coup d’État.

Mon professeur d’économie à ILADES m’avait demandé de faire une dissertation sur Adam Smith, mais je lui avais expliqué discrètement que je voulais aussi poursuivre, à l’insu de tous, le projet de recherche que j’avais initié au CEREN, soit découvrir la pensée de Karl Marx.

Comme les militaires brûlaient dans la rue tous les livres de tendance socialiste ou même social-démocrate qui leur tombaient sous la main, les Jésuites avaient discrètement accepté que soient entreposés dans l’énorme sous-sol d’ILADES les livres de la bibliothèque du CEREN.

C’est dans ce sous-sol, vers lequel mon professeur a eu la gentillesse de me diriger, que j’ai trouvé quelques livres de Karl Marx. Non sans difficulté énorme, d’ailleurs, car il y avait des montagnes de livres et ils étaient empilés par terre dans un désordre total !

Lire Smith, le grand apôtre du capitalisme, et Marx, le plus grand et illustre critique du capitalisme, dans le contexte du coup d’État brutal qui était en marche, m’ouvrait les yeux.

Si quelqu’un cognait à la porte de notre appartement situé dans un quartier populaire de Santiago, je cachais immédiatement, avant d’ouvrir la porte, le livre de Marx que j’étais en train de lire.

L’interprétation de Mark Carney de l’œuvre d’Adam Smith

Dans son livre Values, Mark Carney affirme, comme noté plus haut, que les économistes se sont trompés en présentant Adam Smith comme le préconiseur d’un laissez-faire où individus et entreprises n’auraient qu’à poursuivre égoïstement le profit afin que soit automatiquement atteint le bien commun. Si on s’en tient, affirme-t-il, au deuxième livre de Smith, Wealth of Nations (1776), le livre de loin le plus acheté et lu, on peut facilement avoir cette impression. Cependant, insiste Carney, pour comprendre Smith, il faut absolument tenir compte de l’ensemble de son œuvre. Et de façon particulière de son premier livre, The Theory of Moral Sentiments (1759), où Smith, dit-il, adhère clairement aux valeurs éthiques classiques, reconnaissant que toute société saine doit se fonder sur les grandes vertus humaines que sont justice, compassion, amour, respect etc.

Une société purement commerciale, dans laquelle les hiérarchies sociales sont basées sur la richesse, amène naturellement les gens, note Carney, à se concentrer sur la recherche systématique de la richesse, cette recherche que Max Weber considère comme principal déterminant sociologique du capitalisme.

Adam Smith craignait, poursuit Carney, qu’une telle recherche systématique n’encourage un comportement amoral. En cela, il était en désaccord total avec la conclusion du théoricien social du XVIIe siècle Bernard Mandeville dans sa parabole des abeilles, selon laquelle la poursuite de vices privés par les abeilles conduit à la prospérité de la ruche, faisant de ces vices des vertus publiques.

Au lieu de reconnaître que Smith rejetait carrément la fameuse parabole des abeilles de Mandeville, poursuit Carney, les économistes ont fait exactement le contraire. Ils ont présenté Adam Smith comme le père et grand défenseur du laissez-faire.

Il est révélateur, écrit Carney dans son livre, que les économistes se soient rangés du côté des abeilles, en les adoptant comme symbole de la Royal Economic Society.

Présenter Smith comme le père du laissez-faire, insiste Carney, n’est qu’une caricature de ce grand économiste, une déformation grossière de sa pensée. C’est passer sous silence, poursuit l’ex-banquier catholique qui pratique la méditation, le fait que Smith était le plus réfléchi et catholique des philosophes du monde entier !

Les écrits de Smith, affirme Carney, mettent en garde contre les erreurs consistant à assimiler l’argent au capital et à dissocier le capital économique de son partenaire social, erreurs que l’on peut commettre en ne lisant que quelques pages, certes brillantes, de Wealth of Nations. Cette caricature de Smith en tant que « père du laissez-faire » dévalorise grossièrement le plus réfléchi et le plus catholique des philosophes du monde entier ; l’expression « main invisible » n’apparaît qu’une seule fois dans ce livre et seulement trois fois dans les œuvres rassemblées de Smith.

Smith, Carney argumente, n’était pas du tout un intellectuel au service du grand capital. Il était tout à fait conscient du danger que le gouvernement soit indument influencé par le capital.

Smith a mis en garde contre le fait qu’un système politique dominé par les entreprises permettrait une conspiration de l’industrie contre les consommateurs, les entreprises cherchant à influencer la politique et la législation.

Mon interprétation de l’œuvre d’Adam Smith

Plongé dans un Chili où riches et puissants avaient orchestré le renversement brutal du gouvernement de l’Unité populaire qu’appuyaient fortement la grande majorité des travailleurs et travailleuses ainsi que les marginalisés des bidonvilles, ma lecture de The Theory of Moral Sentiments – j’avais méticuleusement lu ce livre au complet – fut fort différente de celle de Carney.

Voici un extrait du journal que j’écrivais en avril 1974, alors que j’étais en train de lire ce livre. Un extrait où parfois je paraphrase et souvent je cite longuement et textuellement Smith.

Pour moi, l’exemple qui suit va au cœur de la philosophie du père du capitalisme, Adam Smith.

Smith parle d’un fils de pauvre qui, voyant et enviant le rang et la situation matérielle d’un homme riche, s’efforce d’obtenir pour lui-même ce rang et cette situation. À cette fin, il travaille beaucoup plus fort qu’il ne l’aurait fait autrement, sacrifie beaucoup de choses dont il aurait pu jouir, apprend un métier très difficile, étudie jour et nuit, puis fait tout son possible pour faire connaître publiquement son excellence afin d’obtenir un emploi toujours plus élevé et de meilleure qualité. À cette fin, il va même jusqu’à faire la cour à toute l’humanité, à servir ceux et celles qu’il déteste et à être obséquieux envers ceux et celles qu’il méprise.

Une fois qu’il a atteint la richesse, le pouvoir et la gloire, il est vieux, usé par le travail et le labeur, et il découvre alors que ce monde de rêve qu’il avait toujours imaginé, et qui l’avait toujours poussé à aller de l’avant, est beaucoup plus imaginaire que réel. Il découvre que sa richesse est très précaire et remplie de soucis qui lui font perdre temps et quiétude de l’esprit, et qu’en outre, les vraies valeurs qui réconfortent le cœur de l’homme sont ailleurs, et qu’il aurait pu les atteindre depuis longtemps sans toute cette peine et toute cette ambition.

Cet extrait de mon journal fait apparaître Smith comme un grand sage. Comme, pour reprendre les paroles de Mark Carney, le plus réfléchi et le plus catholique des philosophes du monde entier. Quelqu’un qui nous montre, un peu comme ne le faisaient Platon et Aristote, que les vraies valeurs qui réconfortent le cœur des personnes humaines ne résident aucunement dans la poursuite de richesse, choses matérielles, rang, pouvoir et prestige. Quelqu’un qui nous rappelle l’importance d’enseigner aux jeunes de prioriser amour, solidarité, et relations humaines profondes.

Cependant, le passage qui suit dans mon journal laisse entendre que selon Smith, l’Anglosaxon pragmatique, ce serait une erreur que de tenter d’enseigner une telle morale aux jeunes. Car le bon Dieu, dit Smith, nous a créé avec cette tromperie innée en nous. Un peu comme la loi de la gravité que découvrait Newton, elle est implantée dans notre nature. Et c’est d’ailleurs précisément cette tromperie – la tendance de prioriser richesse, puissance, et prestige au lieu de l’amour et la solidarité – qui représente le grand propulseur des progrès que réalise l’humanité.

Il est bon, poursuit Smith, que la nature nous impose cette façon de faire. Car c’est cette tromperie qui suscite et maintient en mouvement continuel l’industrie de l’humanité. C’est elle qui a incité les humains à cultiver le sol, à construire des maisons, à fonder des villes et des états, et à inventer et améliorer toutes les sciences et tous les arts qui ennoblissent et embellissent la vie humaine.

Ce dernier passage de Smith, que je citais textuellement dans mon journal chilien d’avril 1974, ressemble comme deux gouttes d’eau à un autre passage que je découvrais en 1977 lorsque je me préparais pour une maitrise en économie à l’Université McGill. Celui que l’on trouve dans le livre Capitalisme et liberté (1961) du grand théoricien du néolibéralisme, Milton Friedman, de l’Université de Chicago. Un livre, d’ailleurs, qui représente en quelque sorte la bible de la révolution économique néolibérale qu’a imposée par la force brutale la dictature chilienne pendant 17 ans. Et un livre qui a profondément impressionné Pierre Poilievre dans sa jeunesse.

La seule modification à apporter pour rendre pratiquement identiques ce passage tiré de The Theory of Moral Sentiments et celui tiré de Capitalisme et liberté est de remplacer le mot tromperie par l’expression qu’utilise Friedman entreprise individuelle (individual endeavour).

Revenons à mon journal d’avril 1974.

Immédiatement après cité dans mon journal le passage ci-haut de Smith, je poursuis en me lançant dans une critique percutante de la philosophie morale d’Adam Smith, utilisant pour ce faire le couteau analytique que m’ont permis d’aiguiser mes quatre années d’études en philosophie.

L’amour du système lui-même, affirme Smith en 1759, est le moteur du monde des affaires ! L’amour de l’harmonie, de la régularité, de l’efficacité du système ! L’amour des moyens et non des fins ! L’amour non pas tant de la richesse, du pouvoir et des honneurs extérieurs, mais plutôt des mécanismes qui permettent de les obtenir. En tant que fins, jugées comme telles, la richesse et le pouvoir font en effet de bien piètres concurrents, car "ils apparaissent toujours au plus haut point méprisables et insignifiants", affirme Smith. Ce n’est que lorsque nous considérons ces fins que sont richesse et pouvoir, "non pas dans leur contexte abstrait et philosophique, poursuit-il, mais dans leur contexte concret et complexe", c’est-à-dire "liées à l’ordre, au mouvement régulier et harmonieux du système, de la machine ou de l’économie qui les produit", qu’elles apparaissent vraiment valables et dignes d’efforts.

Avant de reproduire la longe citation textuelle de Smith qui apparaît dans mon journal immédiatement après cette critique mordante, j’aimerais rappeler à lectrices et lecteurs que pour Mark Carney, The Theory of Moral Sentiments représente la preuve par excellence que Smith était bel et bien le plus réfléchi et le plus catholique des philosophes du monde entier. Que pour Carney, c’est surtout dans ce livre que Smith rend clair le fait que toute société saine devrait reposer sur les grandes valeurs éthiques.

Les leaders de ce grand mouvement du système, les riches, affirme Smith, peuvent s’efforcer tant qu’ils veulent de ne poursuivre que leurs propres intérêts. L’estomac du riche n’est pas plus gros que celui du paysan le plus pauvre : le reste, le riche est obligé de le distribuer entre ceux et celles qui préparent, de la plus belle manière, le peu dont il fait usage lui-même, entre ceux et celles qui aménagent le palais où ce peu doit être consommé, entre ceux et celles qui fournissent et maintiennent en ordre toutes les différentes babioles et bibelots qui sont employés dans l’économie de la grandeur ; tous et toutes tirent ainsi du luxe du riche et de son caprice une part des nécessités de la vie et de la justice. (...)

Les riches, poursuit Smith dans The Theory of Moral Sentiments, ne consomment guère plus que les pauvres ; et malgré leur égoïsme et leur rapacité naturels, bien qu’ils ne songent qu’à leur propre intérêt, bien que la seule fin qu’ils se proposent en faisant travailler de milliers d’hommes et de femmes ne soit que la satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent avec les pauvres le produit de toutes leurs améliorations.

Ils sont conduits par une main invisible à faire à peu près la même distribution des choses nécessaires à la vie que celle qui aurait été faite si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants, poursuit Smith ; et ainsi, sans le vouloir, sans le savoir, les riches favorisent l’intérêt de la société, et fournissent les moyens de multiplier l’espèce. Lorsque la Providence a partagé la terre entre quelques maîtres seigneuriaux, elle n’a ni oublié ni abandonné ceux et celles qui semblaient avoir été écartés du partage. Ces derniers et dernières jouissent aussi de leur part de tout ce que cette terre produit.

Certes, avoue Smith, la Providence, c’est-à-dire le bon Dieu, n’a pas fait un très bon boulot lorsqu’il a partagé la terre entre tous ses habitants. Les riches, quelques maitres seigneuriaux, ont reçu à peu près tout.

On se croirait en 2025 ! C’est comme si Smith, qui écrivait pourtant ces mots il y a quelques siècles, plus précisément en 1759, était en train de décrire notre monde actuel, et non le sien.

Le bon Dieu ne semble pas s’être amélioré au cours des siècles ! Encore à l’heure actuelle, il ne semble pas faire un très bon boulot, puisque qu’il distribue la part de lion des revenus et de la richesse à une petite poignée de riches !

Mais ne vous en faites pas trop, mesdames et messieurs, poursuit Smith. Car, en partageant de façon aussi inégale la terre, le bon Dieu n’a ni oublié ni abandonné ceux et celles qui semblaient avoir été écartés du partage !

Non, nous dit Smith. il ne les a pas oublié et abandonné du tout ! Il a fait en sorte que grâce à cette tromperie innée qu’il a placée dans notre nature, une tromperie qui nous pousse sans cesse à rechercher ces fausses valeurs que sont biens matériels, pouvoir, puissance et prestige, l’humanité progresse à grands pas. Car les riches, nous dit Smith, malgré leur rapacité et leur seule poursuite du profit, sont conduits par une main invisible à faire à peu près la même distribution des choses nécessaires à la vie que celle qui aurait été faite si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants !

Je crois Mark Carney lorsqu’il affirme que lui et ses collègues de la Banque centrale d’Angleterre se sont inspirés des idées brillantes de Smith pour solutionner un tas de problèmes issus de la crise financière de 2008, allant de l’avenir de la monnaie à l’ère des cryptoactifs à la manière de reconstruire les fondements sociaux des marchés financiers. Smith, il est vrai, ne souffrait aucunement de l’étroitesse de perspective qui caractérise la science économique contemporaine, surtout l’école néolibérale qui prédomine.

Cependant, son interprétation de Smith, selon moi, laisse à désirer. Elle manque énormément de rigueur, surtout en ce qui concerne la philosophie morale d’Adam Smith.

Mark Carney a beau insisté sur le fait qu’il importe de considérer l’ensemble de l’œuvre d’Adam Smith, et non pas de se limiter aux seuls trois passages dans celle-ci, dont celui que je viens de reproduire, où il se réfère à la beauté et merveille de la main invisible...

Il a beau nous rappeler, et ce fort justement d’ailleurs, que Smith savait nuancer. Qu’il dénonçait le fait que parfois les entreprises se concertent pour maintenir artificiellement hauts les prix ; le fait que les entrepreneurs, les « masters » comme les appelait Smith, cherchent souvent à maintenir les salaires les plus bas possibles, et qu’ils ont le gros bout du bâton, puisque les travailleurs et les travailleuses, pour résister à de telles manœuvres, ne peuvent faire la grève que quelques jours, faute de moyen financiers...

Il a beau insister sur le fait que selon Smith, le fonctionnement sain du marché suppose confiance, intégrité et équité...

Il a beau nous rappeler tout cela...

Toujours est-il que la vision du monde qui se dégage clairement de la philosophie globale d’Adam Smith n’a rien de très réconfortant pour les Damnés de la terre (1961) dont parle Franz Fanon dans son livre.

En tout cas, elle ne me réconfortait nullement lorsque je me retrouvais à Santiago, Chili, en avril 1974.


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