Édition du 17 décembre 2024

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Histoire

Il y a 50 ans, octobre 1974 : l’assassinat de Miguel Enriquez

C’est le 5 octobre 1974 que Miguel Enriquez, principal dirigeant du Movimiento de Izquierda Revolucionnaria (MIR, Mouvement de la gauche révolutionnaire), a été assassiné par les services de répression de la dictature chilienne (1). Cela fait alors un peu plus d’un an que, le 11 septembre 1973, un coup d’état sponsorisé par l’administration des États-Unis et réalisé par l’armée chilienne a porté au pouvoir le général Pinochet. C’est la réponse ultime de l’impérialisme et de la bourgeoisie chilienne à l’Unité populaire, terme qui désigne à la fois le gouvernement de gauche dirigé par le président socialiste Salvador Allende et le puissant mouvement de masse qui s’est développé depuis sa victoire électorale, à l‘automne 1970.

15 septembre 2024 | tiré du site de la Gauche écosocialiste
https://gauche-ecosocialiste.org/il-y-a-45-ans-octobre-1974-lassassinat-de-miguel-enriquez/

Les deux lignes de l’Unité populaire

Dès le début du processus, deux orientations (2) s’affrontent au sein même de l’Unité populaire et des partis qui la composent. À chaque étape de l’affrontement avec la bourgeoisie, les choix politiques à opérer sont l’objet d’un débat passionné. Sous le slogan « Consolider pour avancer », la minorité́ droitière du Parti socialiste (autour d’Allende) et le Parti communiste chilien défendent une orientation légaliste et modérée, censée par sa modération même décourager toute tentative putschiste. À cette approche, au sein même de l’Unité́ populaire et du gouvernement, la majorité́ du Parti socialiste – ainsi que d’autres composantes de l’Unité́ populaire, comme le Mouvement d’action populaire et unitaire (MAPU) et la Gauche chrétienne – oppose une orientation visant à̀ radicaliser à la fois la mobilisation sociale et la pratique gouvernementale : cette orientation est résumée par la formule « Avancer sans transiger ! ».

Quant au Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), dirigé par Miguel Enriquez, il est très présent dans les mobilisations populaires qui scandent les principales étapes politiques et sociales des trois années que dure l’Unité populaire. Par contre, à aucun moment, il ne participe à la coalition gouvernementale. A l’inverse, il dénonce périodiquement les hésitations et le « réformisme » du gouvernement de gauche. Surtout, il n’a de cesse de mettre en garde : la bourgeoisie chilienne et l’appareil militaire se préparent à l’affrontement.

Cette approche est le résultat d’une orientation politique qui plonge ses racines dans l’histoire du MIR.

Quelques éléments sur l’histoire du MIR

Le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire s’est constitué en août 1965 (3) par la convergence et le rassemblement de groupes militants aux origines politiques assez diverses : socialistes de gauche, communistes en rupture avec le légalisme du PCC, trotskistes ouverts, syndicalistes de lutte, libertaires, militants chrétiens, etc. Le MIR se dote alors d’une déclaration de principes affirmant une perspective socialiste et de thèses « politico-militaires » qui resituent la question de la lutte armée dans une perspective de luttes populaires (et non dans une optique guerrillériste, comme c’est alors le cas de nombreuses organisations révolutionnaires latino-américaines). Le MIR bénéficie ensuite d’une importante progression de son implantation dans la jeunesse. Sur le plan interne, le MIR connaît un tournant politique en 1967 avec l’arrivée à sa direction du « groupe de Concepción », constitué d’étudiants révolutionnaires dont le bastion est l’Université de Concepción. Ce groupe est principalement dirigé par Miguel Enriquez (alors en fin d’études à la faculté de médecine) et principalement influencé par la Révolution cubaine (4). A partir de 1969, le MIR se structure en groupes politico-militaires qui reflètent la conception de l’organisation politique qui est celle Miguel Enriquez et de la (nouvelle) direction du MIR : des cadres politiques dotés d’une grande homogénéité idéologique, implantés dans les différents mouvements de masses, construisant en parallèle un appareil militaire capable d’organiser l’auto-défense des mobilisations. Mais aussi de réaliser des « expropriations »…

Lorsque se constitue l’Unité populaire – dont le Parti socialiste et le Parti communiste sont les principaux protagonistes – dans la perspective de l’élection présidentielle de 1970, le MIR adopte une position complexe et équilibrée : la perspective stratégique du MIR n’est pas celle d’une victoire électorale. Si elle se produit, l’élection de Salvador Allende risque de fort de provoquer une violente contre-offensive réactionnaire. Pour autant, le MIR n’entend pas faire obstacle à l’élection d’Allende. En particulier, le MIR ne présente pas de candidat concurrent et n’appelle pas à l’abstention. Il indique même que, dans cette élection, face aux candidats de droite ou démocrate-chrétien, Allende représente le camp des travailleurs et que, face aux offensives réactionnaires, il défendra les conquêtes populaires. Le MIR suspend alors ses actions de « propagande armée », mais ne participe pas au gouvernement ni à la majorité parlementaire.

Un évènement étonnant illustre les rapports complexes qui existent entre le MIR et l’Unité Populaire. Après son élection, Salvador d’Allende s’estime (à juste titre) physiquement menacé par les groupes d’extrême droite, dont certains entretiennent des liens étroits avec des secteurs de l‘appareil militaire ou des services secrets. Il constitue donc une structure particulière – « privée », en quelque sorte – destinée à assurer sa protection : le Groupe des Amis du Président (GAP) qui, pour l’essentiel, est composé de militants… du MIR.

En pratique, le MIR apporte un soutien critique au gouvernement de l’Unité Populaire, notamment ses mesures économiques et sociales (dont l’extension du secteur nationalisé). Il cherche à s’implanter dans les mouvements sociaux, à créer des structures sympathisants (ou « fronts ») et à radicaliser les revendications, sans pour autant abandonner son expression indépendante et la dénonciation du développement des tendances putschistes au sein des Forces armées. Il pousse notamment aux occupations (illégales) de terres appartenant aux grands propriétaires fonciers, afin de faire pression sur le gouvernement pour pousser plus avant la réforme agraire et la redistribution des terres.

En juillet 1972 – contre l’avis du Parti communiste local mais avec le soutien des directions régionales du MAPU, de la Gauche Chrétienne et du Parti socialiste – le MIR impulse à Concepción la constitution une « Assemblée du Peuple », présentée comme une « alternative révolutionnaire » à la légalité institutionnelle « bourgeoise », posant ainsi la question du « double pouvoir », thème qui prend une dimension nationale en octobre 1972. Aux côtés de ceux de l’Unité populaire, les militants du MIR jouent alors un rôle significatif lors des mobilisations populaire qui mettent en échec la « grève de la bourgeoisie », une véritable opération de sabotage économique et de grève des patrons camionneurs destinée à provoquer des pénuries alimentaires dont serait rendu responsable le gouvernement d’Allende. Dans la foulée de cette confrontation se créent des structures d’auto-organisation – les « cordons industriels » et les « commandos communaux » – où s’investissent les militants du MIR.

Le MIR, une organisation révolutionnaire

A l’époque – c’est-à-dire la première partie des années 70 – le MIR a naturellement constitué une référence voire un modèle pour la gauche révolutionnaire européenne, notamment française. Ce qui n’empêche d’ailleurs nullement une appréciation critique de certaines orientations politiques des révolutionnaires chiliens, comme en témoigne par exemple un article d’hommage à Miguel Enriquez, publié en octobre 1974 dans Rouge (5), lors du trentième anniversaire de l’assassinat de Miguel Enriquez : « La volonté et la sincérité révolutionnaires du MIR ne font pas de doute. Des milliers de militants dans le monde, dont ceux de la LCR des années 1970, se sont identifiés à ses couleurs rouge et noir. Toutefois, coulée dans les conceptions stratégiques de « guerre prolongée », la direction du MIR est intervenue davantage pour accumuler des forces, dans la perspective de la « guerre de demain ou d’après-demain », que pour dénouer positivement une crise révolutionnaire résultant de la dualité́ de pouvoir des années 1972 et 1973 ».

La première raison de cette identification est évidemment la lucidité stratégique un peu désespérée du MIR : alors que pour les États-Unis, le Chili fait partie – comme toute l’Amérique latine, d’ailleurs – de sa chasse gardée (6), la voie parlementaire et légaliste au socialisme (incarnée avec beaucoup de force par Salvador Allende) est une illusion. Jamais l’impérialisme ne tolèrera un « nouveau Cuba », fut-il produit par les urnes. Après le boycott et les différentes mesures de rétorsion, viendra inévitablement l’heure du golpe, le coup d’état militaire. On ne peut nier que le déroulement ultérieur des évènements a largement confirmé ces analyses. Bien sûr, une interrogation demeure : pourquoi le MIR – et les autres courants politiques qui, comme la majorité du Parti socialiste ou encore les courants d’origine chrétienne (MAPU), partageaient peu ou prou la même analyse – s’est-il avéré incapable d’endiguer la catastrophe annoncée ?

La seconde raison de la fascination qu’exerce le MIR tient évidemment à la valeur et à l’héroïsme de ses militants et de ses militantes. En première ligne des mobilisations sous l’Unité populaire, le MIR demeure en première ligne après l’instauration de la dictature. Alors que la terreur policière contraint de nombreux militants de gauche à un exil douloureux, la direction du MIR décide que ses responsables doivent rester au Chili pour organiser la résistance à la dictature : « Les militants du MIR ne s’asilent pas ! » La direction du MIR va payer un lourd tribut : successivement Miguel Enriquez, son frère Edgardo Enriquez puis Bautista Van Schouwen seront assassinés par la police de Pinochet. La répression est tellement brutale qu’elle contraint finalement une partie de l’appareil du MIR à l’exil. Mais, dès 1977, la direction du MIR décide « l’opération Retour » : les militants exilés, principalement en Europe ou à̀ Cuba, rentrent clandestinement au Chili pour reprendre le combat. Le coût humain de cet héroïsme des militants et des militantes du MIR sera considérable.

La troisième raison de l’identification de la gauche révolutionnaire au MIR tient sans doute à cela : avec un noyau de « révolutionnaires professionnels » entouré de « fronts de masse », le MIR offre alors un « modèle » d’organisation dont l’originalité retient l’attention de militants qui sont certes fascinés par des références – plus ou moins pertinentes… – au parti bolchévique originel, mais aussi à la recherche de solutions nouvelles. Au centre du dispositif (7), il y a le MIR lui-même : une organisation « politico-militaire » comme le sont, à l’époque, de nombreuses organisations révolutionnaires latino-américaines. Le MIR dispose ainsi d’un secteur armé, d’un service de renseignement, de « casernes » clandestines, etc. Dans les différents secteurs d’intervention, le MIR organise les sympathisants, celles et ceux qui se reconnaissent dans son combat, au sein de fronts, plus larges et publics, qui sont une véritable projection du MIR dans un milieu social donné : ainsi existent un Front des travailleurs révolutionnaires (FTR), un Mouvement des paysans révolutionnaires (MCR), un Front des habitants révolutionnaires (FPR), un front des étudiants révolutionnaires (FER) et un Mouvement universitaire de la gauche (MUI).

François Coustal

Notes :

1. Carmen Castillo, membre de la direction du MIR et compagne de Miguel Enriquez, a consacré à cet évènement tragique un livre, Un jour d’octobre à Santiago (Paris, Bernard Barrault, 1992), et un film, Calle Santa Fe.

2. On trouvera un rappel des débats d’orientation au sein de l’Unité populaire et une présentation plus détaillée de la stratégie du MIR dans l’ouvrage : Hélène Adam et François Coustal, C’était la Ligue. Éditeurs Arcane 17 et Syllepse.

3. Sur l’histoire du MIR, on pourra utilement se référer aux articles suivants : Pedro Naranjo Sandoval, « La vie de Miguel Enriquez et le MIR », www.tlaxcala.es/upload/Sandoval-vie-Miguel-Enriquez- MIR.pdf ; Igor Goicovic et Franck Gaudichaud, « Chili : à 50 ans de sa fondation, le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) en héritage », www.contretemps.eu/?s=Chili+%3A+a%CC%80+50+ans+de+sa+fondation%2C+le+Mouvement+de+la+Gauche .

4. Alors que Cuba est contraint à un rapprochement avec l’URSS, les dirigeants cubains continuent d’ailleurs à entretenir des rapports étroits avec des organisations révolutionnaires latino-américaines plutôt qu’avec les partis communistes « pro-Moscou » du continent. A cette époque – fin des années 60, début des années 70 – la plupart des groupes révolutionnaires sont fortement influencées par la Révolution cubaine. C’est le cas du MIR chilien. Pour autant, le MIR conserve son autonomie : contrairement aux dirigeants cubains, en 1968, il condamne l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie.

5. François Sabado, « Miguel Enriquez, Presente ! », Rouge, n° 2088, 25 novembre 2004.

6. Les obstacles et les pressions qu’ont rencontré, au cours des dernières années, les différents gouvernements progressistes latino-américains – pourtant parvenus au pouvoir par les urnes – montrent à la fois les limites des processus de « révolution citoyenne » et la permanence de la vieille malédiction qui frappe depuis longtemps l’Amérique latine : si loin de Dieu, si près des États-Unis…

7. Voir l’ouvrage déjà cité, Hélène Adam et François Coustal, C’était la Ligue.

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