Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Histoire

La Première internationale a 160 ans et résonne encore (plus ou moins fort)

Le 28 septembre 1864, il y a 160 ans, plus de 2 000 travailleurs, ouvriers anglais, français, allemands, italiens et polonais principalement, se réunissent au Saint-Martin’s Hall de Londres [1]. Y avait-il des ouvrières ? [2]

Trade unionistes anglais, qui s’opposent aux travailleurs et travailleuses migrant·es du continent au nom des intérêts de la classe ouvrière anglaise ; mutualistes proudhoniens qui refusent de lutter sur le terrain politique et qui condamnent le recours à la grève ou encore communistes qui prônent au contraire une révolution politique, se réunissent dans une même salle , comble. Marx écrira plus tard à Engels : « tant de monde était venu qu’on y étouffait » .

Après des discours des représentants anglais et français, qui appellent à lutter contre la mise en concurrence « des esclaves » entre eux, qui insistent sur l’urgence de s’unir et de s’organiser contre les capitalistes, soit contre « une coterie peu nombreuse de maîtres hautains et de mandarins engraissés » , l’Assemblée adopte à l’unanimité une résolution qui décide d’« élire un comité (…) chargé d’élaborer le projet des statuts et des règlements de l’Union » . Et dès sa première rencontre, ce Comité nouvellement élu, nomme à son tour un sous-comité chargé de rédiger une première proposition de textes.

Marx qui s’était promis « to decline any such invitation » , considère cette fois-ci que des « forces réelles » participent à l’évènement et fait le déplacement. Il est élu sur le Comité et nommé sur le sous-comité. Toutefois, il est malade et absent lors des deux premières rencontres d’octobre 1864. Il ne participe donc pas à la rédaction des premières versions du Préambule et des Statuts. Il confie alors à Engels , qu’il est « effrayé » à la lecture d’ « un préambule d’une phraséologie effrayante, mal écrit et tout à fait enfantin (…) » et par des statuts qui « instituaient quelque chose de tout à fait inadmissible, une sorte de gouvernement central ». Déterminé à ce que pas un mot de ces textes ne subsiste , il réussit finalement à complètement réécrire ces « sentiments déjà votés ». La technique utilisée pour imposer ses vues, que certain·es qualifieraient aujourd’hui d’anti-démocratique, mérite d’être de nouveau rappelée, avec les explications de Marx lui-même :

« Pour justifier la très singulière manière dont je me proposais de « rédiger » les sentiments déjà votés, j’écrivis une Adresse aux classes ouvrières (dont il n’était pas question dans le plan primitif), une sorte de revue des faits et gestes des classes ouvrières depuis 1845 ; puis, sous prétexte que tous les faits historiques étaient contenus dans cette Adresse et que nous ne pouvions répéter trois fois les mêmes choses, je changeai tout le Préambule, je déchirai la Déclaration de principes et enfin je réduisis à dix les quarante articles des statuts » .

Finalement les trois textes, l’Adresse , le Préambule et les Statuts, sont reçus avec un « grand enthousiasme » lors de la quatrième rencontre du Conseil général provisoire de l’Association internationale du travail et adoptés à l’unanimité le 1er novembre 1864 .

À l’heure où, un peu partout dans le monde, les partis de gauche, les syndicats, les mouvements féministes, anti-racistes, écologistes tentent à grand peine de se regrouper, que ce soit dans le cadre de nouveaux fronts populaires ou autrement, la lecture de ces textes peut, peut-être, offrir des pistes de réflexion utiles. Deux éléments semblent avoir contribué à cimenter une union qui paraissait bien improbable quelques semaines avant la rencontre du Saint-Martin’s Hall.

La nécessité d’arracher des victoires

Dans son Adresse, Marx commence par méthodiquement démontrer et dénoncer l’accroissement exponentiel des écarts de richesses depuis 1845. Puis, il insiste sur le caractère révolutionnaire de l’adoption de la Bill de dix heures au Royaume Uni, « obtenue avec la plus admirable persévérance ». Pour Marx, la loi ne constitue pas seulement un « important succès pratique » mais elle est aussi « le triomphe d’un principe » :

« pour la première fois, au grand jour, l’économie politique de la bourgeoisie avait été battue par l’économie politique de la classe ouvrière ».

Dans le contexte québécois actuel, on peut dire que cela fait bien longtemps que « l’économie politique de la classe ouvrière » n’a pas réussi à imposer quoi que ce soit à la bourgeoisie, alors même que les écarts de patrimoine, notamment, ne cessent de croitre. Si l’on prend les vingt ou trente dernières années, il est très difficile d’identifier une lutte « persévérante », une réelle victoire politique, syndicale, féministe ou anti-raciste, qui puisse faire penser à un quelconque « triomphe de principe » ; la seule exception qui nous vienne en tête est le mouvement étudiant de 2012 qui réussit, après plus de six mois de luttes, à bloquer l’explosion des frais universitaires et à faire chuter le gouvernement libéral de Jean Charest.

On peut toutefois espérer que les récentes mobilisations historiques, comme la manifestation de plus de 500 000 personnes le 26 septembre 2019 à Montréal en défense de l’environnement ou encore la grève illimitée des 65 000 enseignantes de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) rejointes sporadiquement par les 450 000 travailleuses du Front commun (75% à 80% de femmes) constituent des étapes vers une lutte d’une « admirable persévérance » avant un « triomphe de principe ».

L’internationalisme comme condition de l’unité

Dans le Préambule des statuts, comme en conclusion de l’Adresse, Karl Marx insiste fortement sur la nécessité et l’urgence « d’exciter » la solidarité internationale. Il rappelle ainsi que

« les efforts tendant [à l’émancipation économique de la classe ouvrière] ont jusqu’ici échoué, faute de solidarité entre les travailleurs des différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entre les classes ouvrières des divers pays » .

On ne parle pas encore d’Internationalisme, mais l’idée est là.

Aujourd’hui, les discours de solidarité internationale qui ont déjà du mal à se faire entendre sont, le plus souvent, à géométrie variable. Comment ne pas voir les mises en concurrence des travailleuses et travailleurs entre elleux ?

À titre d’exemple, les dirigeants du parti le plus à gauche de l’échiquier politique, Québec solidaire, n’hésitent pas à affirmer qu’il y a « trop » d’étrangers , comme les trade unionistes britanniques de 1864. Une partie de la gauche québécoise qui se revendique de l’internationalisme refuse de dénoncer les actions terroristes du Hamas du 7 octobre 2023 au motif qu’une telle dénonciation reviendrait à soutenir le génocide à Gaza. Position simpliste et intenable sur le fond, que ne cessent d’ailleurs d’instrumentaliser le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, comme le Premier ministre Québécois, François Legault, pour discréditer toute action de solidarité avec le peuple palestinien et pour justifier une politique de facto complice des atrocités et des actions terroristes commises par le Gouvernement israélien à Gaza, en Cisjordanie et maintenant au Liban.

Cette même gauche reste par ailleurs largement indifférente aux appels à la solidarité des syndicats, des organisations féministes, des mouvements écologistes ou LGBTQI+ ukrainiens qui ne cessent de réclamer des armes pour se défendre. Une partie de cette gauche se prononce même explicitement contre toute forme de soutien armé aux travailleurs et travailleuses ukrainien-ne-s suivant un argumentaire qui consiste à comparer, pour les opposer, les peuples palestiniens et ukrainiens. Comme si les internationalistes de gauche devaient choisir entre les fascistes, les intégristes et les staliniens. Comme si les deux peuples colonisés, envahis et bombardés quotidiennement et aveuglement ne méritaient pas l’appui des internationalistes.

Comme si nous n’avions pas comme première obligation d’écouter et de relayer les revendications des camarades sous les bombes. Or actuellement, ce qu’il reste de gauche en Palestine réclame de toute urgence un cessez-le-feu, l’arrêt des livraisons d’armes et de tout soutien au Gouvernement israélien ainsi que des sanctions économiques susceptibles de fragiliser le pouvoir d’extrême droite en place. En Ukraine, depuis le début de l’invasion à grande échelle l’ensemble des organisations de gauche, réclame constamment et urgemment, des armes pour résister et se protéger contre l’impérialisme russe.

En conclusion de l’Adresse qui parvint à recueillir l’unanimité des différentes tendances politiques présentes à Londres il y a 160 ans, Marx écrivait :

« L’expérience du passé nous a appris comment l’oubli de ces liens fraternels qui doivent exister entre les travailleurs des différents pays et les exciter à se soutenir les uns les autres dans toutes leurs luttes pour l’affranchissement, sera puni par la défaite commune de leurs entreprises divisées (…) Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

Camille Popinot et Paco
27 septembre 2024

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[1Cette petite note s’appuie en grande partie sur la notice rédigée par Amédée Dunois, à l’occasion de la deuxième réédition en français, en 1921, de l’Adresse de Karl Marx. Nous profitons de cette mention pour souligner le parcours politique exceptionnel de ce militant d’abord anarchiste, puis socialiste, ami de Jean Jaurès, présent au café du Croissant lors de l’assassinat de ce dernier, qui s’oppose à l’Union sacrée pendant la Première guerre mondiale, qui dénonce très tôt la dérive stalinienne du PC, devient la cible des attaques des fascistes comme Charles Maurras, s’engage dans la résistance dès 1940 et meurt en déportation en Allemagne en 1945. https://www.marxists.org/francais/dunois/works/1921/05/adresse.pdf

[2Nous ne le savons pas mais elles sont en tout cas invisibles dans les gravures accessibles sur internet aujourd’hui. On sait toutefois que c’est lors du Congrès de Genève de 1872 que, pour la première fois, deux femmes font partie des trente délégué.es. Marcello Musto, Traduit de l’italien par Béatrice Propetto Marzi. La Première Internationale et son histoire. La Pensée, 2014/4 N° 380, p.129-143

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