PARADIS FISCAUX : LA FILIÈRE CANADIENNE
introduction
La fuite en avant
Au moment de révélations mondiales sur les paradis fiscaux,
le ministre canadien des Finances accourt vers les Bermudes
Le 4 avril 2013, les membres du Consortium international des journalistes d’enquête (CIJE) annoncent simultanément dans plusieurs pays du monde qu’ils disposent de listes dénombrant plus de 100 000 titulaires de comptes bancaires dans les paradis fiscaux. Des journalistes de la Société Radio-Canada et de la Canadian Broadcasting Corporation font partie du CIJE et traitent du dossier au plan national. Cette fuite est de loin la plus spectaculaire à ce jour sur les enjeux offshore, mais elle ne constitue pas un précédent. Quelques années auparavant, en 2008, un informaticien de la Banque HSBC de Genève, Hervé Falciani, transmettait à la justice française des données sur des milliers de comptes que leurs titulaires y avaient ouverts, et ce, après que le fisc allemand, la même année, ait intercepté des informations sur des fraudeurs fiscaux au Liechtenstein. Bref, le secret bancaire, bien que les données rendues disponibles soient encore marginales, ne se présente plus comme étant aussi impénétrable qu’auparavant.
Le coup de tonnerre provoqué par le CIJE a coïncidé avec l’initiative d’États où se trouvent les principaux clients des banques offshore. En mars 2013, après des années de complaisance, les États-Unis adoptaient soudainement le Foreign Account Tax Compliance Act, FATCA pour les intimes. Cette loi oblige les banques partout dans le monde à traquer les fraudeurs du fisc américain « dans la totalité de leurs filiales et à les sanctionner pour le compte de l’administration fiscale des États-Unis ». La France créait pour sa part une instance judiciaire spécialisée dans la fraude fiscale internationale et resserrait le contrôle sur le patrimoine des élus tandis qu’au Royaume-Uni, prenant tout le monde de court, Londres se disait prête à contester le secret bancaire que défendent de nombreuses législations de complaisance relevant directement de la Couronne britannique.
Notre gouvernement ne pouvait pas rester indifférent à cet enjeu. En 2012, les Canadiens ont « investi » plus de 155 milliards de dollars dans les sept premiers paradis fiscaux où ils sont présents. Ces revenus manquants privent les citoyens du financement des services publics tout en rendant ridicule l’État en tant qu’autorité vouée à la défense de la chose publique. Comme ses voisins, le Canada a d’abord annoncé un programme de traque aux « fraudeurs » ou du moins y a-t-il prétendu le plus ostensiblement possible, en menaçant même de poursuites judiciaires les journalistes de Radio-Canada pour les contraindre à fournir les informations auxquelles ils ont eu accès. Il venait aussi de colmater à la marge quelques échappatoires au moment de déposer son budget puis d’annoncer l’augmentation des fonds affectés au service destiné à coincer les évadés fiscaux. Ottawa a poussé l’audace jusqu’à inscrire dans la colonne des actifs budgétaires, en vertu de telles mesures, des rentrées d’argent anticipées de l’ordre de 6,7 milliards de dollars sur six ans.
Mais toutes ces décisions ont surtout consisté à judiciariser le débat afin de conduire à sa dépolitisation. Il fallait détourner l’attention vers les fraudeurs pour éviter de tenir compte du fait que, depuis des décennies, le Canada légalise lui-même le recours aux paradis fiscaux en maintes circonstances, tout en s’inspirant d’eux quand vient le temps d’adopter ses propres politiques.
Au lendemain de ces révélations journalistiques sur les dossiers offshore par Radio-Canada et le CIJE, la véritable réaction du gouvernement fédéral a été de dépêcher aux Bermudes, précisément le 12 avril, le ministre des Finances Jim Flaherty afin qu’il y rassure la communauté d’affaires. La Business Bermuda, une association vouée à la promotion des investissements dans l’archipel, l’a accueilli à bras ouverts. Paradis fiscal parmi les plus ouvertement contestés mondialement, les Bermudes font partie des États signataires d’Accords d’échange de renseignements fiscaux (AERF) avec le Canada. Ces ententes, qui sont censées percer le secret bancaire des législations de complaisance dans de rares cas de figure, permettent surtout aux Canadiens d’y inscrire des actifs qu’ils génèrent depuis le Canada afin de les transférer ensuite au pays sous forme de dividendes exemptés d’impôts. Le stratagème est rendu possible par une clause qu’Ottawa a fait ajouter aux AERF. Les Canadiens ont donc placé aux Bermudes près de 12 milliards de dollars en 2012. Le voyage de Flaherty visait donc à consolider les liens commerciaux entre les castes financières des deux pays et pendant sa visite, le ministre des Finances a notamment reconnu aux Bermudes le statut de « leader mondial » dans le domaine large de l’assurance. On compte effectivement par centaines les sociétés de cette filière d’activité qui s’enregistrent aux Bermudes pour contourner le fisc et la réglementation de pays comme le Canada. Ainsi, le ministre Flaherty a banalisé ce jour-là la délocalisation d’un secteur aux rendements financiers colossaux ce qui, en pleine prise de conscience mondiale de la gravité du phénomène, équivalait à une provocation.
Il est devenu clair au printemps 2013 que la politique fédérale canadienne prétend lutter contre la fraude fiscale… en la légalisant. Selon l’État canadien, condamner les utilisateurs frauduleux des paradis fiscaux consiste à encourager ceux qui y recourent légalement, voire à favoriser leur sort. Il s’agit d’une illustration parfaite de l’image proposée par le sociologue Pierre Bourdieu, à savoir que la main gauche et la main droite de l’État agissent indépendamment l’une de l’autre. Les principes amenant le gouvernement à lutter contre la fraude fiscale se trouvent à l’évidence contredits par des mesures qui incitent les entreprises et détenteurs de fortune à profiter légalement des régimes législatifs et juridictionnels de complaisance. Il s’agit maintenant pour le Canada de légaliser en douce ce qui jadis passait pour frauduleux de façon à satisfaire la caste financière et industrielle dont il représente les intérêts à Ottawa.
Paradis fiscaux et législations de complaisance
On s’entend globalement pour définir un paradis fiscal comme un État prévoyant un taux d’imposition nul ou presque nul, possédant un système de lois qui n’est pas digne de ce nom et instituant un secret bancaire qui dissimule l’identité des ayants droit enregistrés chez lui, de même que la nature de leurs opérations. Aucune activité substantielle n’a lieu dans un paradis fiscal : il n’est utilisé que sur le plan comptable et légal afin d’éviter les lois et les règlements en vigueur ailleurs dans le monde. On peut donc le présenter comme un havre pour les entreprises ou acteurs fortunés qui cherchent, légalement ou non, à éviter le fisc.
Un « paradis » n’est pourtant pas que cela. Il en existe d’autres types qui, en plus d’avantages fiscaux, prévoient des privilèges de tous genres réservés à ceux qui y enregistrent leurs activités, notamment des avantages d’ordre réglementaire et judiciaire. Ces États ultra permissifs neutralisent ainsi, au profit des banques, des entreprises ou des particuliers nantis qui s’installent chez eux, le droit, les politiques publiques ou les normes et réglementations en vigueur dans les États traditionnels. Appelons-les tous législations de complaisance, selon l’expression générique que nous avons suggérée dans un travail antérieur, aussi bien pour désigner les paradis fiscaux que les paradis judiciaires et réglementaires, les zones franches et les ports francs. Ces juridictions, que l’on compte par dizaines, permettent chacune à leur manière aux acteurs privilégiés qu’elles attirent de contourner les règles de droit en vigueur dans leur pays dans le domaine fiscal ou dans ceux de la haute finance, de l’assurance, de la comptabilité, des droits de propriété intellectuelle, du travail manufacturier ou du transport maritime, par exemple.
Il y a lieu de mentionner, outre toutes ces filières d’activité, les trafics criminels qui prospèrent plus aisément dans les législations de complaisance que dans les États traditionnels. La permissivité radicale dont les premiers font preuve, avec le concours des seconds, permet à la gangrène criminelle de se répandre. Sur le marché mondial, la souveraineté politique se présente désormais comme une marchandise. Pour l’économiste Raymond W. Baker : « La loi en ces territoires peut être achetée. […] Ce qui est légal est commercialisé par les autorités et vendu comme produit. Plusieurs paradis fiscaux et enclaves jouent le jeu des créneaux dans ce marché de législation du subterfuge. Les avocats fiscaux font du shopping pour négocier la législation la plus favorable qui protégera certains types d’activités. » L’un d’entre eux, Alex Doulis, parle même dans ses ouvrages du paradis fiscal comme d’une « juridiction dont le commerce est de créer de l’évitement fiscal* ». La gouvernance globale place ainsi les États en concurrence les uns avec les autres en les contraignant à satisfaire le capital international par tous les moyens, y compris celui de la déréglementation outrancière et de la légalisation de ce qui passe ailleurs, selon l’esprit de la loi, pour des méfaits. Experte en matière d’anti-blanchiment ayant longtemps travaillé pour l’ONU, Marie-Christine Dupuis-Danon a résumé la situation en disant de l’offshorisation de l’économie mondiale qu’elle amène « un nombre croissant d’individus et d’entreprises à ne plus se demander si un acte est répréhensible par lui-même, mais s’il existe un moyen de l’effectuer en toute légalité quelque part dans le monde ».
On ne saurait donc réduire ces États à la caricature d’îles lointaines avec cocotiers et mer bleue où toute licence est permise. « Aujourd’hui, à l’image traditionnelle se substitue celle de pays possédant une législation et une administration fiscale efficaces […] dans leur pouvoir d’attraction. La notion de paradis fiscal, comme les autres, évolue donc avec le temps », écrit un collectif de comptables friands de l’activité offshore. Sur un mode moins jovial, Richard Gordon, fiscaliste signataire d’un rapport commandé par la Maison-Blanche au début des années 1980, a très certainement donné d’une législation de complaisance la définition la plus pertinente et la plus adaptée aux évolutions historiques, à savoir qu’elle est une législation considérée telle par ceux qui en profitent. De ce point de vue, les paradis fiscaux ne se trouvent donc pas toujours là où on le pense. Pour les débusquer, il nous faut désormais suivre quels mouvements de capitaux et quelle concentration d’enregistrements administratifs trahissent aujourd’hui l’élaboration de législations insoupçonnées, surtout lorsque ces flux de capitaux ne concordent pas avec l’état de l’économie réelle.
Formellement, le Canada ne s’est pas constitué comme paradis fiscal au moment où, dans les années d’après-guerre, bien des dépendances et d’anciennes colonies britanniques transformaient leur législation en ce sens. Il s’est contenté de favoriser, voire d’organiser la conversion de certaines législations du Commonwealth, par le biais de différents émissaires et ressortissants qui s’y rendaient. Mais le pays n’a pas lui-même adopté de mesures globales garantissant le secret bancaire ou exonérant d’impôt tout acteur étranger s’enregistrant chez lui sans y mener d’activité économique réelle. Cela viendra par secteurs et par touches, notamment dans le domaine extractif. Durant ces années cruciales, le Canada arrivera plutôt à faire bonne figure, enjoignant mêmes les entités et particuliers actifs chez lui à déclarer leurs opérations extraterritoriales.
C’est donc de mille manières (progressives, fines et indirectes) que le Canada a favorisé dans l’histoire récente les acteurs puissants et fortunés cherchant à contourner les contraintes publiques dans les paradis fiscaux. Ce sont de telles contraintes, pourtant, qui donnent de la consistance au principe des droits et des devoirs devant s’appliquer de manière équitable pour tous. Or, les lois et politiques publiques qui prévalent aujourd’hui dans notre pays ne concernent plus que les citoyens appartenant aux classes sociales n’ayant pas les moyens de se prévaloir des avantages conférés par les échappatoires que notre État complaisant met à la disposition des puissants.
Le Canada, pionnier des paradis fiscaux caribéens
Il n’est pas possible d’étudier le rapport qu’entretient aujourd’hui le Canada avec les paradis fiscaux sans l’associer directement à la création de certains d’entre eux. Parce qu’il a entretenu des liens commerciaux et bancaires avec les dépendances britanniques de la Caraïbe, bien avant que celles-ci ne deviennent les paradis fiscaux que l’on sait, le Canada a joué un rôle prépondérant dans leur changement de régime. À partir des années 1950, sous l’impulsion de financiers, de juristes et de responsables politiques canadiens, ces législations se sont converties en États de complaisance parmi les plus redoutables du monde. Dès 1955, un ancien gouverneur de la Banque centrale du Canada a contribué à faire de la Jamaïque un pays à fiscalité réduite. Dans les années 1960, au moment où les Bahamas devenaient un paradis fiscal au secret bancaire impénétrable, le ministre des Finances de la législation siégeait au conseil d’administration de la Banque Royale du Canada (RBC). Un avocat de Calgary, ancien bonze du parti conservateur, a conçu les modalités ayant permis aux Îles Caïmans de devenir une législation offshore opaque. Ensuite, dans les années 1980, le gouvernement du Canada lui-même a fait de la Barbade le havre fiscal de prédilection des Canadiens. Notre pays s’est aussi imposé comme puissance impérialiste dans des États reconnus comme des plaques tournantes notoires du narcotrafic, tels que Trinité-et-Tobago.
Puis, le Canada s’est mis à subir l’influence de ses propres créatures. Le gouvernement de la Nouvelle-Écosse encourage dans les années 2000 l’arrivée chez lui de filiales de sociétés des Bermudes qui y assurent leurs menues tâches comptables, tandis que la Bourse de Toronto lie sa destinée à celle des Bermudes. Tout cela, sur fond de rumeur persistante d’une annexion directe de législations de complaisance telles que les îles Turques-et-Caïques au territoire canadien lui-même. Le Canada signe en outre un accord de libre-échange avec le Panama, qui est le haut lieu du blanchiment de fonds issus du narcotrafic dans le monde. Il cherche à faire de même plus largement ces années-ci avec tous les pays de la communauté politique des Caraïbes (CARICOM). Aujourd’hui encore, un collectif de paradis fiscaux de la région partage son siège avec le Canada dans les instances de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.
Il n’est pas étonnant qu’à force de complaisance, le Canada passe désormais lui-même pour un paradis fiscal. Il lui est devenu de plus en plus difficile de le dissimuler. Non seulement le taux d’imposition aux entreprises en vigueur au Canada compte parmi les plus bas du monde, mais certaines échappatoires qu’il prévoit justifient la délocalisation d’entreprises de l’étranger vers chez lui, exactement comme si on parlait du Luxembourg ou de Belize.
Premiers signes
Au tout début des années 1990, dans le cadre de l’émission The Fifth Estate de la chaîne anglaise de Radio-Canada ainsi que dans son ouvrage Money on the Run (Le Blanchiment de l’argent au Canada), le juricomptable Mario Possamai, proche d’une source de la Gendarmerie royale du Canada, fait état des premiers symptômes de l’intégration consommée du Canada au réseau mondial des paradis fiscaux. Si on avait alors compris l’étendue du réseau qu’il décrivait, ce travail aurait eu l’effet d’une bombe, mais on l’a plutôt rapidement étouffé. Ce qu’il a révélé donne encore froid dans le dos. Lorsque le kleptocrate haïtien Jean-Claude Duvalier et son épouse Michelle quittent leur pays le 7 février 1986, des suites d’importants soulèvements populaires, ils mettent les comptes gouvernementaux à sec. Les Duvalier, dont la fortune étonne et scandalise d’autant plus qu’elle provient d’un pays d’une pauvreté inouïe, ponctionnent même des montants que doit l’État à des institutions étrangères. Dans les années 1980, le budget haïtien national de la santé est dérisoire et neuf enfants sur dix sont mal nourris tandis que 200 familles locales deviennent progressivement millionnaires. Les Duvalier, on le sait, placent une partie importante de leurs avoirs dans des banques suisses. Puisqu’il est déjà sous les feux de la rampe pour d’autres cas similaires, le gouvernement helvétique gèle à titre exceptionnel les comptes des intéressés dès avril 1986. « Pour répondre à leurs besoins de liquidités, il leur fallait un système sans faille pour avoir accès à leur fortune bien dissimulée. Leur situation juridique devenait de plus en plus compromettante, ce qui compliquait les choses. » Le couple se tourne alors vers le Canada. Le 23 septembre 1986, Me Alain Lefort, de l’étude Patry, Junet, Simon et Le Fort de Genève, se présente dans les bureaux torontois de la Banque Royale du Canada. Il fait partie des conseillers qui sont parvenus à blanchir les quelques millions dont le couple et sa garde rapprochée avaient besoin pour se la couler douce en exil. Leur objectif est de transformer en liquidités des bons du Trésor canadiens possédés par leur fameux client pour une valeur de 41,8 millions de dollars, surtout « sans faire disparaître la provenance de ces fonds ». Les bons du Trésor n’attirent pas l’attention des inspecteurs internationaux puisqu’ils suscitent le respect. C’est ainsi que la Gendarmerie royale du Canada et le US Drug Enforcement, dans une enquête conjointe, expliquent le passage des fonds par le pays. Il n’y a plus de doute : la bonne réputation du Canada est à vendre.
Ces titres échappent alors à tout contrôle, à un point tel qu’il est admis internationalement qu’ils sont des instruments servant au blanchiment d’argent. « On connaît la facilité avec laquelle on peut acheter et vendre les bons du Trésor canadiens. C’est à cause de leur anonymat qu’ils sont si populaires à travers le monde. Les bons des Duvalier ont pu être achetés n’importe où. » Lefort exploite la filière en compagnie de son collègue suisse Jean Patry et d’un avocat britannique, John Stephen Matlin du cabinet Turner et Co., dans un montage qui impliquera le plus de législations possible. Les fonds du dictateur transitent d’abord du Canada à l’Île de Jersey, où la Royal Trust Bank contrôlée par la Canada’s Royal Trust Co. est prête à accueillir les fonds. Ceux-ci y auraient été inscrits dans un compte géré par la Manufacturers Hanover Bank of Canada, une institution financière sise à Toronto, à quelques pas de la Banque Royale du Canada, d’où s’est amorcé le mouvement. Le montage se complexifiera davantage par de nouveaux va-et-vient, en fragmentant les titres de propriété au passage, et impliquera la Banque de Hong Kong et de Shanghaï à Jersey, les bureaux londoniens de la Banque Royale du Canada de même que la Banque Nationale de Paris et quelques institutions suisses. Malgré la directive enjoignant les banques à s’enquérir de l’identité de leurs clients, la Banque Royale du Canada s’en est tenue de son propre aveu à la réputation des avocats Le Fort et Martlin, qui pilotaient l’opération. L’institution canadienne prétendra par la suite qu’elle aurait refusé les fonds si elle en avait connu les réels bénéficiaires. « Cette situation met en relief les limites de la méthode utilisée par le gouvernement fédéral et les banques canadiennes pour combattre le blanchiment d’argent », constate Possamai. Il ajoute qu’aucune banque canadienne n’aurait agi autrement que la RBC. Cela s’est produit avant la loi de 1989 « tentant de mettre fin à ces pratiques ».
Un enquêteur états-unien de la firme Stroock & Stroock & Lavan, dépêché à Port-au-Prince en 1986 pour effectuer la vérification des comptes de l’État, n’a pas pu retenir ce trait d’humour noir : « Les Duvalier vivent probablement mieux dans l’exil que s’ils étaient demeurés à Port-au-Prince ; ils possèdent les avantages du trésor haïtien sans avoir le problème de gouverner le pays. » Tandis que des représentants de l’État haïtien tentaient de traquer les fonds publics où ils le pouvaient, les techniciens de la finance à la solde des Duvalier « avaient camouflé d’énormes sommes d’argent dans un labyrinthe d’institutions et de comptes de banque, dont la plupart étaient canadiens ».
Nous avions alors tous les éléments à disposition pour comprendre en quoi le Canada, à l’instar de bien des anciennes colonies, était tout à fait intégré à un réseau de paradis fiscaux qu’il a lui-même largement contribué à développer. C’est à ce travail que nous nous consacrons enfin. Ce livre étudie, chapitre après chapitre, de la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, le lien que le Canada a noué avec tel ou tel paradis fiscal de la Caraïbe britannique, en repère les acteurs puis analyse les stratagèmes offshore qu’ils y ont développés avec le concours des autorités locales avant que le Canada lui-même ne calque des pans entiers de sa législation sur ce modèle offshore.
Avertissement
Les chapitres de ce livre peuvent se lire indépendamment les uns des autres, ce au prix de quelques redites de l’un à l’autre. Tous les cas qui y sont cités, aux fins d’analyse d’une problématique globale, reposent sur des enquêtes des plus sérieuses et des sources officielles ou reconnues par les institutions de pouvoir elles-mêmes. Des rapports annuels de banques ou d’entreprises, des décisions de justice, des communiqués ministériels, des publications officielles d’organisations internationales, des circulaires de députés, des déclarations de sources policières, des reportages de journalistes en lien avec des instances publiques, des enquêtes d’État et des rapports parlementaires font la matière première de cet ouvrage. De toute manière, sur cette question, peu de textes réputés « secondaires », voire « critiques » ou encore « militants » s’offraient à nous. Bien des personnalités publiques, des institutions reconnues et des entreprises de marque s’y trouvent mentionnées. Nous ne sommes pas de ceux qui se targuent de « scientificité » dès lors que sont censurés les noms des acteurs responsables d’un modèle et de leurs bénéficiaires, qu’on n’évoquerait plus que par le biais de mots-valises approuvés par les instances subventionnaires de la recherche. Aussi, il n’est fait état des réactions des intéressés, quant aux faits qui leur sont attribués par ces sources, que du moment qu’à notre connaissance ils y avaient réagi formellement et publiquement. Ils ne pourront considérer diffamatoire cet ouvrage qu’au sens étymologique de "dis-famer", soit de dire d’une chose qu’elle n’est pas glorieuse. Avis nécessaire donc à une catégorie restreinte d’avocats ou d’anciens avocats que l’on nomme juges : toute pratique intellectuelle n’est pas réductible à cette discipline régionale répondant de l’appellation du droit. Si les acteurs du domaine judiciaire ont à se sentir concernés par ce livre, c’est surtout en ce que leur corporation évolue dans les appareils de pouvoir qui, dans l’histoire récente, ont rendu possible la transformation d’États en législations de complaisance radicalement hostiles à tout principe démocratique. Puisse en cela cet ouvrage les éclairer, eux et leur clientèle.
Notes
introduction
La fuite en avant
1. Reportage de Frédéric Zalac, disponible sur cette page : « À l’ombre des cocotiers, de l’argent caché », Montréal, Radio-Canada, 4 avril 2013, <www.radio-canada.ca/nouvelles/Econo...> . Voir aussi les cartes interactives résumant le dossier sur le site de la CBC : <www.cbc.ca/news/interactives/icij-map/> .
2. Entre plusieurs sources, voir le documentaire télévisuel de Valentine Oberti et Wandrille Lanos, « Ces milliards de l’évasion fiscale », diffusé dans le cadre de l’émission Cash Investigation, Paris, France 2, 11 juin 2013, <www.francetvinfo.fr/economie/video-...> .
3. « L’enquête fiscale en Allemagne devient internationale », Le Nouvel Observateur, 26 février 2008 (réédité le 23 juin 2008) ; « Scandale fiscal : l’Allemagne n’est pas seule », L’Express.fr, 25 février 2008.
4. Anne Michel, « Les grandes banques sommées de traquer les évadés fiscaux américains », Le Monde, 4 avril 2012.
5. « Fraude fiscale : vers la création d’un parquet financier national », Reuters, 8 mai 2013, <www.paradisfj.info/spip.php?article3210> .
6. « Le patrimoine des élus et des ministres sera contrôlé », Le Figaro, 10 avril 2013.
7. « Des territoires britanniques s’engagent contre l’évasion fiscale », Reuters, 2 mai 2013, <www.paradisfj.info/spip.php?article3198> .
8. Il s’agit, dans l’ordre, de la Barbade, des Îles Caïmans, du Luxembourg, de l’Irlande, des Bermudes, des Pays-Bas et de Hong-Kong. « Positions d’investissement direct étranger
en fin d’année », Ottawa, Statistique Canada, 9 mai 2013, <www.statcan.gc.ca/daily-quotidien/1...>
.
9. Francis Vailles et André Dubuc, « Budget Flaherty : les échappatoires des riches colmatées », La Presse, 4 avril 2013.
10. « Le gouvernement Harper annonce des nouvelles mesures pour lutter contre l’évasion fiscale et l’évitement fiscal abusif internationaux », communiqué de presse, Ottawa, Agence du revenu du Canada, 8 mai 2013, <www.cra-arc.gc.ca/nwsrm/rlss/2013/m...> .
11. « Positions d’investissement direct étranger en fin d’année », Ottawa, Statistique Canada, 9 mai 2013, <www.statcan.gc.ca/daily-quotidien/1...> .
12. « Le ministre des Finances renforcera les liens économiques entre le Canada et les Bermudes », communiqué de presse, Ottawa, Ministère des Finances, 11 avril 2013, <www.fin.gc.ca/notices-avis13/2013-0...> .
13. Mike Godfrey, « Canada’s Flaherty Promotes Trade In Bermuda », Washington (DC), Tax-News.com, 15 avril 2013, <www.tax-news.com/news/Canadas_Flahe...> .
14. Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscal et souveraineté judiciaire, Montréal/Paris, Écosociété/La Fabrique, 2010.
Paradis fiscaux.cor 5.indd 275 14-01-31 10:41 AM
paradis fiscaux 276 : la filière canadienne
15. Raymond W. Baker, Le talon d’Achille du capitalisme. L’argent sale et comment renouveler le système d’économie de marché, Montréal, alTterre Éditions, 2007 [2005], p. 226.
16. Alex Doulis, My Blue Haven, Etobicoke, Uphill Publishing, 1997 [réédité en 2001], p. 76.
17. Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché global, Paris, Seuil, 2010, p. 68.
18. Marie-Christine Dupuis-Danon, Finance criminelle. Comment le crime organisé blanchit l’argent sale, Paris, Presses universitaires de France, [1998] 2004, p. 6-7. L’auteure souligne.
19. Patrick Rassat, Thierry Lamorlette et Thibault Camelli, Stratégies fiscales internationales, Paris, Maxima, 2010, p. 198.
20. Selon la formule de Gordon : « Un pays est un paradis fiscal s’il a l’air d’en être un et qu’il est considéré comme tel par ceux qui s’y intéressent », dans R. A. Gordon, Tax Haven and their Use by US Taxpayers, An Overview, Washington (DC), IRS, 1981, p. 14.
21. Édouard Chambost, Entrée « Canada », dans Guide mondial des secrets bancaires, Paris, Seuil, 1970, p. 113-117.
22. L’expression Caraïbe britannique recoupe dans ce livre ce que l’on entendait à l’époque coloniale sous l’appellation de British West Indies. La grande région des Caraïbes comprend, selon la définition qu’en donne la Convention pour la Protection et le Développement de l’Environnement marin de la région de la Grande Caraïbe (ou la Convention de Carthagène), le golfe du Mexique et la région de l’océan Atlantique où l’on retrouve notamment les Bahamas, les îles des Petites Antilles (notamment Antigua-et-Barbuda, la Barbade, Saint-Vincent-et-les-Grenadines et Trinité-et-Tobago) et celles des Grandes Antilles (Cuba, Porto Rico, Jamaïque ainsi que Haïti et la République dominicaine sur l’île de Saint-Domingue). On admet aussi dans la région caribéenne des États qui bordent la mer des Caraïbes tels que le Belize et le Panama.
23. Mario Possamai, Le blanchiment d’argent au Canada : Duvalier, Ceausescu, Marcos, Carlos et les autres, Laval, Guy Saint-Jean Éditeur, 1994.
24. Ibid., p. 22.
25. Ibid., p. 21.
26. Ibid., p. 28, et Bernard Berossa, avec Agathe Duparc, La Justice, les affaires, la corruption, Paris, Fayard, coll. « Témoignage pour l’histoire », 2009, p. 190.
27. Mario Possamai, Le Blanchiment de l’argent au Canada, op. cit., p. 27.
28. Ibid., p. 15.
29. Ibid., p. 27.
30. Ibid., p. 30.
31. Ibid., p. 32.
32. Ibid., p. 31.
33. Ibid., deuxième illustration entre les pages 130 et 131.
34. Ibid., p. 32.
35. Ibid., p. 31.
36. Ibid., p. 30.
37. Ibid., p. 15.
38. Ibid., p. 27.
39. Ibid., p. 35.
* [NdÉ] À noter que toutes les traductions de ce livre qui ne sont pas tirées d’ouvrages officiellement traduits sont de Catherine Browne en ce qui concerne le chapitre premier et d’Anne-Marie Régimbald pour tous les autres.