Au début des années 2000, un choc boursier survint lorsque la septième plus grande entreprise des États-Unis fit faillite, à savoir Enron, qui dans sa chute entraîna avec elle un des cabinets comptables du « Big Five », Arthur Andersen. Le 16 janvier 2002, le New York Times exposait l’ampleur de la promiscuité entre les deux géants, alors que des destructions de documents et de courriels annonçaient une fraude d’envergure : falsifications des données comptables – pour ne pas dire « comptabilité créative et abusive » –, pratiques financières douteuses, conflit d’intérêt entre les deux entités – en effet, Arthur Andersen avait ouvert des bureaux au sein même de son important client, lui donnait des conseils sur la manière de gérer l’entreprise et, en plus, procédait à la vérification annuelle – on dit maintenant audit – destinée à garantir aux investisseurs(euses) la fiabilité et l’exactitude des états financiers [i].
Or, les conseils servaient, entre autres, à redistribuer les immenses dettes d’Enron au sein de sa structure tentaculaire et favorisaient des spéculations sur le titre par les dirigeants de l’entreprise, alors que les audits approuvaient ou plutôt camouflaient la manigance. Bien entendu, une telle atteinte à l’intérêt collectif méritait des sanctions et des mesures correctives. Cet événement eut pour conséquence de veiller à l’indépendance accrue des auditeurs (auditrices), c’est-à-dire à isoler au sein d’un cabinet comptable le département de certification des autres, tels que les services de comptabilité – ou de tenue de livres notamment –, les services conseils, les services de fiscalité, les services de syndic et ainsi de suite. De plus, une rotation des cabinets d’audit est exigée désormais pour les sociétés cotées en bourse, afin de limiter les risques d’une trop grande familiarité susceptible de remettre en doute la fiabilité des audits ainsi que, principalement, des informations financières sur lesquelles se baseraient les investisseurs – peu importe leur nature – pour effectivement prendre des décisions éclairées dans leurs choix d’investissements. Voilà pourquoi les réactions furent si vives : car les systèmes financier, boursier et même économique – au sens large – subissaient de l’intérieur une attaque virale ayant une répercussion dommageable sur la confiance du public. L’effort visait alors à étouffer ce virus et, en faisant d’Enron et d’Arthur Andersen des cas exemplaires, la dissuasion de toutes récidives serait ainsi acquise, si réellement possible ; à tout le moins, l’objectif consistait à mettre hors d’état de nuire les fautifs en prévision d’un retour à la tranquillité sur les marchés.
On dit que le temps arrange souvent les choses ; ajoutons qu’il se révèle efficace pour faire oublier, d’autant plus que notre mémoire joue contre nous. Peu importe, l’intérêt personnel possède cette aptitude particulière à savoir déjouer les adversaires et franchir les obstacles pour parvenir à ses fins, dont l’une d’entre elles se veut historiquement connue, c’est-à-dire le lucre.
Il n’y a pas si longtemps, l’opinion publique fut choquée d’apprendre que de richissimes particuliers et des entreprises pratiquaient l’évasion fiscale, en envoyant des sommes magistrales vers des paradis fiscaux ; de là, la saga des Panama Papers (2016 et 2017) ainsi que des Paradise Papers (2017). Mais des soupçons pesaient sur cette pratique, puisque l’intérêt relativement récent à l’égard des paradis fiscaux aurait eu lieu après la crise financière de 2008 [ii], et osons affirmer même avant cela. Dans un article du 30 mai 2019, publié sur le site Internet de Radio-Canada, Harvey Cashore et Gaétan Pouliot ramenaient l’histoire des membres de la famille Cooper de Colombie-Britannique, parvenus à une entente à l’amiable avec l’Agence du revenu du Canada (ARC), le 24 mai dernier.
Rappelons que ces contribuables, au début des années 2000, payaient peu ou pas d’impôt, en raison du fait qu’ils déclaraient de faibles revenus, tout en habitant paradoxalement des résidences valant un pesant d’or. Ils auraient profité d’un stratagème douteux offert par le cabinet KPMG : « Les Cooper auraient fait semblant de donner leur fortune à une société-écran de l’île de Man, un paradis fiscal situé entre l’Angleterre et l’Irlande, pour recevoir ensuite des “dons” libres d’impôts [iii] ». Toujours selon l’article de Cashore et Pouliot, KPMG ciblait sa clientèle fortunée et lui proposait ce même stratagème d’accumulation du capital à l’abri de l’impôt, à condition toutefois de lui soumettre dix millions de dollars à investir à l’étranger. Et cela s’avérait payant : « Dans le cas des Cooper, KPMG prévoyait toucher 15 % des impôts économisés par ses riches clients en plus d’un montant forfaitaire de 300 000 $ [iv] ». Au final, les membres de cette famille ont dû s’expliquer et en sont venus à s’entendre avec l’ARC, comme susmentionné ; en revanche, quelles sont les conséquences pour le cabinet comptable ?
Mentionnons que celui-ci se défend en alléguant la légalité de son stratagème [v]. Techniquement, en effet, il l’était ; éthiquement, pas du tout. Précisons : contrairement à Enron et Arthur Andersen qui ont falsifié et détruit des informations – à savoir des actes criminels –, KPMG n’a rien entrepris de semblable. Il a produit tous les documents requis en conformité des normes et des délais prescrits ; a demandé aux différents gouvernements les numéros d’enregistrement nécessaires et a procédé aux opérations comptables et financières possibles de retracer dans des registres bien comptabilisés. De plus, au Canada, la loi de l’impôt sur le revenu permet les activités de planification fiscale, parce que « tout contribuable est en droit d’organiser ses affaires de façon à ce qu’il paie le moins d’impôt possible tout en observant les lois », et que ce droit est « reconnu par les tribunaux et encouragé par les conseillers fiscaux […] [vi] ».
Par contre, la planification fiscale demeure légale dans la mesure où elle reste conforme aux lois, ce qui insinue donc son opposé, à savoir l’évasion fiscale jugée illégale, puisqu’un tel acte consiste à éluder ou à tenter d’éluder le paiement de l’impôt dû normalement. Entre les deux se trouve l’évitement fiscal, une sorte de zone grise qui ne paraît pas nécessairement illégal, mais qui consiste « en une ou plusieurs opérations qui respectent la lettre de la loi mais non son esprit [vii] ». Cela dit, lorsqu’il y a usage abusif de la loi, la règle anti-évitement s’applique afin de rétablir l’équilibre entre l’obligation à l’impôt et le droit à la planification fiscale. Cette zone grise sert bien à défendre le point qui consiste à éviter de tomber du côté de l’évasion fiscale, tout en permettant de recevoir un avantage quelconque resté en bascule sur le fil de la légalité.
Dans ce cas, pouvons-nous prétendre à un abus de la loi par le stratagème de KPMG, puisque ce cabinet a combiné pour le moins deux abris fiscaux, premièrement en incorporant une société-écran sur l’île de Man (un paradis fiscal reconnu), et deuxièmement en faisant verser des dons libres d’impôt (un abri fiscal légal) à ses clients fortunés ? Loin de nous la prétention de s’attribuer le rôle de juge, mais en considérant les faits et en soulignant les avantages procurés par le stratagème, il semble que l’intérêt collectif vient d’être floué, d’où un heurt à l’éthique, pour ne pas dire au « bien agir ». Sur ce dernier plan d’ailleurs, pouvons-nous conclure que le cabinet comptable à « bien agi » ? Répondons à l’aide des notions d’intérêt personnel et d’intérêt collectif.
Chose certaine, l’intérêt personnel du client aura des chances d’approuver ce stratagème, puisqu’il pourra bénéficier de plus d’argent dans sa bourse ; tandis que l’intérêt du comptable – ou du cabinet – sera du même avis non seulement parce qu’il l’a proposé et a agi en ce sens, mais parce qu’il a réussi à satisfaire son client, en plus de recevoir des honoraires substantiels qui combleront ses inclinations au lucre. Cette cohésion des intérêts peut être perçue tel un rapport gagnant-gagnant entre deux contractants du monde économique dans lequel nous évoluons. Alors, où est le mal ? Continuons. L’intérêt personnel de l’individu situé à l’extérieur de ce contrat sera froissé, parce qu’il aimerait profiter aussi de ces avantages ; en revanche, cumulé avec celui des autres exclus, l’intérêt collectif ainsi exposé exigera réparation, en raison de l’injustice perçue non nécessairement à cause d’un abus de la loi, mais de l’inégalité occasionnée par ces gestes privilégiant une minorité. Essayons finalement ceci en affirmant que l’État transpose son intérêt personnel en intérêt collectif sur la base du respect des lois et des devoirs de chacun et chacune envers lui ainsi qu’envers eux-mêmes et elles-mêmes, d’où la volonté d’éliminer tout stratagème ayant pour effet de faire perdre de l’impôt, ce qui sous-entend, d’après cette démonstration, le « mal agir » associé à tout procédé ou à toute intrigue le suscitant.
Si Arthur Andersen a été sanctionné pour son manque d’indépendance dans ses audits notamment, ce facteur n’entre pas en ligne de compte dans le cas de KPMG. Toutefois, d’autres se présentent et s’engagent à rappeler l’importance du « bien agir », autant du point de vue légal que professionnel. Outre la loi de l’impôt sur le revenu et ses précisions au sujet des infractions, il faudra regarder du côté du corporatisme, voire de l’ordre professionnel et du code des professions, dont le souci premier vise à assurer la protection du public. Voilà où se trouve la défense de l’intérêt collectif. Reste maintenant à savoir si nous savons le faire respecter, bien sûr dans l’éventualité de moins de lucre et plus de justice sociale.
Écrit par Guylain Bernier
Notes et références :
[1] Richard A. Oppel Jr and Kurt Eichenwald, « Enron’s Collapse : The Overview ; Arthur Andersen Fires an Executive for Enron Orders », New York Times, article du 16 janvier 2002, [en ligne], consulté le 30 mai 2019. URL : http://www.nytimes.com/2002/01/16/business/enron-s-collapse-oversiew-arthur-andersen- fires-executive-for-enron-orders.html
[2] Commission des finances publiques (2017), Le phénomène du recours aux paradis fiscaux – observations, conclusions et recommandations, Québec, Assemblée nationale du Québec, p. 9.
[3] Harvey Cashore et Gaétan Pouliot, « Nouvelle entente secrète avec de riches clients de KPMG », Radio-Canada, article du 30 mai 2019, [en ligne], consulté le 30 mai 2019. URL : http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1172730/kpmg-nouvelle-entente-secrete-riches-clients-agence-revenu-canada.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Guide CCH (2018), édition 2018-2019, Brossard, Wolters Kluwer Québec Ltée, p. 1021.
[7] Ibid.
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