Tiré de A l’Encontre
23 novembre 2024
Par Simon Pirani
Ma mémoire continue de faire le lien entre Gaza et la guerre du Viêt Nam, dont les nouvelles filtraient jusqu’à moi lorsque j’étais un jeune adolescent. Mon monde protégé a été ébranlé par la cruauté avec laquelle des innocents ont été massacrés et torturés, sous les ordres de gouvernements dont j’avais vaguement supposé qu’ils devaient protéger les gens. Je vois aujourd’hui des adolescents passer par des processus de réflexion analogues.
Comment se fait-il qu’un demi-siècle plus tard, la macabre « civilisation » qui frappait les villages vietnamiens ait évolué pour donner naissance au monstrueux régime de Netanyahou ? Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’hydre à plusieurs têtes que nous combattons et sur les tentatives de l’humanité pour lui résister ?
Le livre d’Adam Hanieh, Crude Capitalism, dissèque l’une des têtes de l’hydre – le pétrole, les entreprises et les Etats qui l’utilisent pour renforcer leur richesse et leur pouvoir – et nous offre un point de vue sur le rôle qu’il joue dans l’ensemble de l’organisme, du système. Sa lecture m’a aidé à considérer l’horreur de Gaza non pas comme une aberration, mais comme l’aboutissement logique de la domination du capital au XXIe siècle.
Crude Capitalism aborde ses grands thèmes difficiles avec précision et attention aux détails. Il est magnifiquement présenté et organisé.
La première partie de l’histoire racontée par Adam Hanieh, celle de la phase initiale de croissance du pétrole, se déroule au début du XXe siècle, aux Etats-Unis et, dans une moindre mesure, en Iran, en Azerbaïdjan et en Amérique latine. Dans la seconde partie, à partir du milieu du XXe siècle, les ressources pétrolières du Moyen-Orient et les batailles pour leur contrôle occupent une place importante. C’est dans ce contexte que s’inscrit le déluge de crimes de guerre commis aujourd’hui contre des Palestiniens.
Les liens ne sont pas directs. Les régimes centrés sur le nettoyage ethnique brutal, comme celui de Netanyahou, sont produits par le capitalisme ; le capitalisme prospère grâce au pétrole. Mais les médiations sont multiples. L’approche de Hanieh est un antidote aux simplifications qui circulent trop souvent dans les cercles politiques radicaux.
Le contrôle physique de la production pétrolière était crucial au début du XXe siècle, mais ce n’est plus le cas depuis longtemps, affirme Hanieh.
Dans les années 1960 et 1970, dans le contexte de puissants mouvements anticolonialistes, le contrôle de la production pétrolière s’est considérablement déplacé des puissantes transnationales basées aux Etats-Unis et en Europe vers les compagnies pétrolières nationales contrôlées par l’Etat, surtout au Moyen-Orient.
Mais le capital et ses machines d’Etat se sont adaptés. Les Etats-Unis, qui, dans les années 1950 et 1960, avaient supplanté la Grande-Bretagne et la France en tant que puissance impériale dominante au Moyen-Orient, ont établi des relations stratégiques et militaires avec les Etats du Golfe et le régime du Shah en Iran (du moins, jusqu’à ce que ce dernier soit renversé en 1979). Dans les années 1970, les monarchies saoudienne et iranienne constituaient l’un des piliers de la puissance américaine dans la région, l’autre étant Israël.
La force militaire brute n’était qu’un aspect de la domination impériale. Selon Adam Hanieh, les changements intervenus dans les relations économiques et dans le système financier, qui ont permis de maintenir le contrôle sur les recettes pétrolières, ont également joué un rôle crucial.
Dans les années 1960, les gouvernements des pays producteurs de pétrole, menés par le Venezuela, avaient imposé des changements dans la fixation des prix du pétrole qui désavantageaient les puissantes compagnies états-uniennes qui avaient des intérêts dans leurs champs pétrolifères. La monarchie saoudienne exigeait elle aussi une plus grande part du gâteau. Les Etats-Unis ont réagi en modifiant leurs propres règles fiscales de sorte que, tandis que l’argent du pétrole affluait vers Riyad, les plus grandes compagnies pétrolières continuaient d’engranger des bénéfices records.
Dans les années 1970, des chocs de prix ont ébranlé le système de tarification monopolistique qui avait servi les plus grandes compagnies. L’action des pays producteurs, coordonnée par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), a retiré le contrôle des prix aux transnationales. Les prix du pétrole brut ont quadruplé en 1973-1974 et doublé à nouveau en 1979.
Dans les années 1980, un autre changement important s’est produit : le pétrole est devenu de plus en plus un produit commercialisé ; la richesse et le pouvoir ont afflué vers les sociétés intermédiaires de négoce. Les profits pétroliers, qui avaient auparavant profité principalement aux sociétés des pays riches, se sont maintenant déversés dans les Etats du Golfe en particulier.
Ces « pétrodollars », qui s’écoulaient en quantités sans précédent vers des pays extérieurs au cercle des puissances impérialistes, sont devenus un facteur important de la financiarisation (l’expansion des marchés monétaires internationaux, dopés par le commerce informatisé) et de la mondialisation (la minimisation des contrôles de capitaux et autres barrières commerciales associées à l’économie néolibérale).
Quarante ans plus tard, le flux est plus important que jamais. Les Etats du Golfe ont accumulé un excédent de compte courant estimé à deux tiers de mille milliards de dollars en 2022, lorsque, après l’invasion russe de l’Ukraine, les prix du pétrole ont grimpé en flèche.
Les « pétrodollars » sont devenus des « eurodollars », c’est-à-dire des financements libellés dans la monnaie des marchés extérieurs aux Etats-Unis. Le dollar, dont le statut de monnaie de réserve avait été menacé lors de son décrochage de l’étalon-or en 1971, a été renforcé.
Les formes de monnaie et la montée des euromarchés, la position du dollar en tant que monnaie de réserve internationale, la domination des institutions financières anglo-américaines, les chaînes de la dette et la montée de l’orthodoxie néolibérale n’étaient pas les résultats automatiques de stricts processus économiques centrés sur l’Amérique du Nord et l’Europe, mais étaient inextricablement liés à la géopolitique du pétrole et à la présence des Etats-Unis au Moyen-Orient.
En se concentrant sur ces « racines mondiales souterraines » du nouveau système financier, écrit Hanieh, « il est possible de changer la façon dont nous pensons habituellement au contrôle du pétrole ».
Celui-ci n’est pas simplement réductible au pouvoir territorial et à la propriété des champs pétrolifères étrangers – il s’agit également du contrôle de la richesse pétrolière.
Pour comprendre les champs de bataille de Gaza, nous devons réfléchir, d’une part, aux fournitures militaires américaines aux Etats du Golfe et à Israël et aux idéologies détraquées [voir les vidéos diffusées par des soldats sur les réseaux sociaux] qui poussent les soldats israéliens à commettre des tueries et, d’autre part, à ces « racines souterraines » qui traversent les banques, les centres financiers, les maisons de commerce et la City de Londres.
Nous avons affaire à une hydre à plusieurs têtes qui combine de manière complexe richesse, pouvoir et terreur.
Ces relations démentent les mythes, comme l’idée que nos ennemis mènent des guerres répétées pour le pétrole. En réalité, c’est rarement le cas.
L’invasion dévastatrice de l’Irak en 2003, menée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, nous rappelle Hanieh dans une note de bas de page, ne visait pas tant à s’emparer du pétrole irakien qu’à protéger les monarchies du Golfe.
Il cite un autre historien du Moyen-Orient, Toby Craig Jones [1], qui a souligné que la captation du pétrole et des champs pétrolifères ne faisait pas partie de la logique stratégique de guerre des Etats-Unis, « mais que la défense du pétrole, des producteurs de pétrole et du flux de pétrole en faisait partie ».
Le pétrole ne produit pas seulement des richesses monétaires. Une fois extrait du sol, il est transporté sur de longues distances, généralement par bateau (une activité qui consomme énormément de pétrole). Il est raffiné en produits : macadam et bitume ; carburants, de l’essence au kérosène, dont l’approvisionnement a façonné les pratiques militaires, industrielles et agricoles, ainsi que les marchés de consommation, pendant un siècle ; et éthylène et autres matières premières pour les usines pétrochimiques.
Contrairement à d’autres historiens du pétrole qui ont une vision très générale, Hanieh met l’accent sur cet « aval ». Il montre que, dès le départ, la stratégie des géants pétroliers américains et européens était l’intégration verticale, c’est-à-dire le contrôle de l’ensemble du processus, jusqu’aux stations-service.
Les voitures, le bien de consommation ultime qui consomme tant de pétrole, occupent une place importante dans cette histoire. Il en va de même pour la combustion du pétrole dans les centrales électriques. Hanieh choisit de traiter plus en détail l’industrie pétrochimique, où le pétrole n’est pas utilisé comme vecteur d’énergie pouvant être converti en mouvement mécanique, en chaleur ou en électricité, mais comme matière première.
Il retrace les origines de la transformation pétrochimique en Allemagne, son développement (si c’est le bon mot) pendant la Seconde Guerre mondiale en tant que bras de la machine militaire nazie, et l’acquisition par les Etats-Unis, après la guerre, des technologies allemandes par le vol et l’expropriation. La pétrochimie, dominée par les Etats-Unis et l’Europe jusqu’à la fin du XXe siècle, se développe rapidement au Moyen-Orient et en Chine au cours du XXIe siècle.
Selon Adam Hanieh, les plastiques et autres matériaux synthétiques issus des combustibles fossiles ont remplacé les matériaux naturels tels que le bois, le coton et le caoutchouc. « En découplant la production de marchandises de la nature, on a assisté à une réduction radicale du temps nécessaire à la production de marchandises et à la fin de toute limite à la quantité et à la diversité des biens produits. »
Il s’agit d’une transformation qualitative : la pétrochimie a aidé le capital à réaliser des révolutions en matière de productivité, de technologies permettant d’économiser du travail et de consommation de masse ; « née dans la guerre et le militarisme, elle a contribué à la constitution d’un ordre mondial centré sur les Etats-Unis ». Notre être social est lié à un approvisionnement apparemment illimité en produits pétrochimiques bon marché et jetables.
J’espère que les arguments de Hanieh sur les produits pétrochimiques seront mis au centre des discussions sur la transition hors du pétrole et sur ce que cela implique pour le projet socialiste d’affronter et de vaincre le capitalisme.
Tout d’abord, le flux de pétrole en tant que matière première dans l’industrie pétrochimique doit être replacé dans le contexte plus large du flux colossal de matières extraites dans l’économie capitaliste, y compris les métaux, les minéraux, le ciment, les asphaltes et les matières vivantes telles que la biomasse et les animaux d’élevage.
Une équipe dirigée par Fridolin Krausmann a récemment estimé que l’ensemble de ces flux de matières a été multiplié par 12 entre 1900 et 2015 [2]. Eric Pineault a tenté de s’appuyer sur ces travaux et sur ceux des économistes écologiques pour développer une vision marxiste de cet aspect de la formidable expansion du capital [3].
Deuxièmement, une question d’interprétation. Je ne pense pas que l’industrie pétrochimique « découple » la production de la nature : il s’agit d’une autre façon de traiter et de retraiter des matériaux issus de la nature. Cependant, Hanieh a mis le doigt sur quelque chose d’extrêmement important et dangereux dans la manière dont les matériaux synthétiques corrompent et déforment la relation de l’humanité avec la nature. Il a mis le doigt sur ce qui devrait tous nous préoccuper.
Dans le dernier chapitre de Crude Capitalism, Adam Hanieh étudie la réponse des compagnies pétrolières à la menace du changement climatique. Après avoir passé des décennies à financer le déni de la science du climat, elles ont, au cours de la dernière décennie, inversé leur position publique, accepté le réchauffement planétaire comme un fait … et sont devenues des « convertis enthousiastes » au concept de « net zéro », tel que déformé par les politiciens, qui remplace les véritables réductions d’émissions de gaz à effet de serre par des ingénieuries technologiques chimériques, en particulier le captage du carbone.
« En donnant l’impression de faire partie de la solution, les compagnies pétrolières ne cachent pas seulement leur rôle central dans l’économie fossile, mais visent à encadrer et à déterminer la réponse de la société au changement climatique », prévient Hanieh.
Les compagnies adoptent de fausses solutions techniques – la biomasse, les véhicules électriques et l’hydrogène – qui ont été placées au centre de la politique climatique de l’establishment. Elles parient sur l’expansion de la dystopie consumériste synthétique soutenue par la pétrochimie. Et leur emprise orwellienne sur la politique, main dans la main avec les dictateurs des nations productrices, est plus que jamais visible lors des négociations internationales sur le climat – l’année dernière (Abu Dhabi) et cette année (Azerbaïdjan).
Les écosocialistes, qui s’efforcent d’associer la lutte pour surmonter la rupture désastreuse de l’humanité avec la nature à la lutte pour la justice sociale, doivent d’abord se confronter au fait que la production d’énergie et les infrastructures « restent solidement entre les mains des plus grands conglomérats pétroliers », affirme Adam Hanieh.
De plus, nous devons reconnaître que si ces entreprises constituent un « obstacle majeur » à la sortie du pétrole, « elles sont une manifestation, et non une cause, du problème sous-jacent » des relations sociales capitalistes.
Ne nous contentons pas de reculer d’horreur devant le génocide : disséquons et comprenons mieux l’hydre à plusieurs têtes. Ce livre y contribue. (Compte rendu publié sur le site de Simo Pirani le 18 novembre 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Adam Hanieh est professeur d’études sur le développement à la SOAS, Université de Londres.
Simon Pirani a été de 2007 à 2021 chercheur auprès du Oxford Institute for Energy Studies. Il a publié en 2018 Burning Up : A Global History of Fossil Fuel Consumption, chez Pluto Press.
[1] Auteur entre autres de Running Dry : Essays on Energy, Water, and Environmental Crisis (Rutgers University Press, 2015), Desert Kingdom : How Oil and Water Forged Modern Saudi Arabia (Harvard University Press, 2010). (Réd.)
[2] « From resource extraction to outflows of wastes and emissions : The socioeconomic metabolism of the global economy, 1900–2015 », in Global Environmental Change, septembre 2018, pages 131-140.
[3] A Social Ecology of Capital, Pluto Press, 2023.
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