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« L'Autobiographie de Malcolm X » : retour sur une histoire éditoriale (1965 - 2025)

Publié pour la première fois en octobre 1965, et indisponible en français depuis plus de 30 ans, « L’Autobiographie de Malcolm X » a été rééditée en janvier en français aux éditions Hors d’atteinte. L’occasion de se replonger dans l’histoire de ce livre emblématique coécrit par le journaliste Alex Haley, au moment où l’on célèbre le centenaire de la naissance de Malcolm X.

Tiré du blogue de l’auteur.

L’après-midi du 21 février 1965, Malcolm X appelle le journaliste Alex Haley pour faire le point sur un projet de livre sur lequel ils travaillent ensemble depuis plus de deux ans.

Au téléphone, le journaliste informe le leader afro-américain que le manuscrit est quasiment terminé et sera envoyé à la maison d’édition à la fin de la semaine suivante. Ce soir-là, Malcolm X est invité à prononcer un discours au Audubon Ballroom à Harlem. Peu après son entrée sur scène, un tumulte éclate dans la salle. Trois hommes armés se précipitent vers la scène et tirent 21 balles à bout portant. Transporté d’urgence à l’hôpital, Malcolm X est déclaré mort peu après.

L’Autobiographie de Malcolm X paraît neuf mois plus tard, en octobre 1965. Le livre devint un best-seller dès les premières années de sa publication. Pièce centrale de l’héritage politique de Malcolm X, L’Autobiographie explore les multiples facettes de sa vie : son enfance marquée par la violence raciale, son passé de délinquant, sa conversion à l’islam, son engagement (puis sa rupture) au sein de la Nation of Islam, et son combat pour les droits des Noirs Américains.

Aujourd’hui largement reconnue comme une œuvre essentielle dans l’histoire de la lutte pour les droits des Noirs au XXe siècle aux États-Unis, L’Autobiographie de Malcolm X figure au programme de nombreux lycées et universités à travers le pays. En 1998, le magazine Time le classait même parmi les dix ouvrages de non-fiction les plus influents du XXe siècle.

Aux origines du livre

À l’origine de ce livre se trouve une rencontre. En mars 1960, Alex Haley réalise une interview de Malcolm X pour un article du Reader’s Digest. À l’époque, Malcolm X était déjà une figure montante de la Nation de l’Islam, une organisation nationaliste noire. Haley, quant à lui, venait de quitter les garde-côtes américains après vingt ans de service et nourrissait l’ambition de devenir écrivain à plein temps. Tout dans leurs parcours et leurs convictions politiques les opposait.

Alex Haley raconte que cette première rencontre avec Malcolm X fut assez tendue. Ce dernier était méfiant envers les journalistes, et il lui aurait déclaré : « Vous êtes une marionnette de l’Homme Blanc envoyée pour m’espionner ! ». La méfiance de Malcolm X peut se comprendre, quand on sait qu’il était surveillé depuis plusieurs années par le FBI. Alex Haley raconte que lorsqu’il invitait Malcolm X chez lui, ce dernier criait : « Tests ! Tests ! » quand il entrait, car il était convaincu que le FBI avait mis son studio sur écoute.

Mais petit à petit, Alex Haley réussit à gagner sa confiance. Il réalisa deux autres interviews avec lui [The Saturday Evening Post et Playboy], et cette collaboration attira l’attention de la maison d’édition Doubleday[1]., qui demanda en 1963 à Haley s’il voulait bien essayer d’obtenir l’autobiographie exclusive de Malcolm X. Quand Haley transmit la proposition à Malcolm X, ce dernier l’accueillit avec réserve. « Ce fut l’une des rares fois où je le vis hésiter » se rappelle Alex Haley. Il finit par accepter, mais posa plusieurs conditions : il voulait que les droits d’auteur soient versés à la Nation of Islam (ce qui ne sera finalement pas le cas, puisqu’il quittera le mouvement l’année suivante), et insista pour que le livre soit une véritable œuvre collaborative : « Je veux un écrivain, pas un interprète ».

Le contrat d’édition fut finalement signé le 27 mai 1963, et l’à-valoir divisé en deux parts égales entre les deux co-auteurs.

Pendant les deux années suivantes, Alex Haley a recueilli les confidences de Malcolm X lors d’entretiens réguliers, organisés trois à quatre soirs par semaine dans son studio de Greenwich Village. Entre 1963 et l’assassinat de Malcolm X au début de l’année 1965, les deux hommes ont ainsi passé près de mille heures à échanger dans ce petit appartement.

Au fil des entretiens, Haley dactylographie les paroles de Malcolm X, puis les réorganise et rédige le texte à la première personne, comme si Malcolm X racontait lui-même sa vie. Malgré son agenda chargé, ce dernier prend le temps de lire les ébauches du manuscrit au fur et à mesure qu’il les reçoit, qu’il corrige soigneusement à la main.

Alex Haley était convaincu du potentiel commercial du livre. Avant même sa publication il écrit à son éditeur « Messieurs, il n’y a pas eu depuis plus de dix ans, et peut-être plus encore, un livre comme celui-là qui embrasera le marché telle une traînée de poudre comme celui-ci le fera [...] Ce livre est riche de millions de ventes potentielles, voire davantage ».

Son intuition était juste : L’Autobiographie de Malcolm X s’est vendu à six millions d’exemplaires en vingt ans. Et son impact a largement dépassé les frontières des États-Unis.

1965 - 1993 : Les premières éditions françaises

Au moment où L’Autobiographie paraît aux Etats-Unis, Malcolm X a déjà un public en France. En novembre 1964, le leader nationaliste fait escale à Paris. Il donne une interview dans les locaux de la libraire Présence Africaine, rue des Ecoles (où elle existe toujours), et réalise une conférence à La Mutualité. Sa présence est même redoutée par les autorités françaises. En février 1965, alors qu’il tente de revenir en France, il est refoulé à son arrivée à l’aéroport. Jugé « indésirable » par le ministère de l’Intérieur, il est interdit d’entrée sur le territoire en raison des risques de « troubles à l’ordre public » que sa participation à une manifestation aurait pu engendrer.

En 1966, L’Autobiographie de Malcolm X paraît pour la première fois en France, dans une traduction de Anne Guérin, et connaît une réception très positive. L’ancien directeur du Monde déclare ainsi à son sujet : « Voici certainement l’un des livres les plus extraordinaires qui aient paru depuis longtemps. »

Toutefois, cette première édition française est incomplète – Le Monde parle d’un « texte mutilé » –, omettant un chapitre entier et plusieurs passages de l’œuvre originale.

En 1993, le livre est réédité en grand format par Grasset et en poche par Pocket, à l’occasion de la sortie en France du film Malcolm X de Spike Lee (Ces rééditions reprennent toutefois la version tronquée de 1966).

Mais suite à ces rééditions en 1993, l’ouvrage n’est plus réédité. Dés lors, L’Autobiographie de Malcolm X devient indisponible jusqu’à cette année. Un mystère. Comment expliquer qu’un livre aussi culte ait pu disparaître en France pendant plus de 30 ans ?

Années 1990 - 2025 : L’Autobiographie indisponible en France

« Mon interprétation, c’est qu’il y avait un désintérêt complet des éditeurs français, affirme Pierre Fourniaud, éditeur à La Manufacture de livres. Tout le monde a pensé que c’est à l’occasion du film que le livre a pu avoir du succès. Et donc le film étant de l’histoire ancienne, peu d’éditeurs ont songé à rééditer le livre ».

Il compare cette situation à celle de la biographie de J. Edgar Hoover, qu’il a réédité en 2020. « C’est un peu la même histoire : le livre avait eu une première édition au Seuil il y a 20 ans. Il a été réédité en poche au moment de la sortie du film avec DiCaprio, et ensuite les éditeurs ont laissé tomber les droits. Les éditeurs grand format ont considéré que ce livre n’avait plus d’actualité dans la mesure où il n’y avait plus de film. Alors que la biographie vaut par elle-même. C’est un personnage historique majeur, comme Malcolm X. »

Au sujet de L’Autobiographie de Malcolm X, Pierre Fourniaud raconte qu’il a découvert en 2020 que le livre était indisponible. « Ce qui m’a étonné, c’est que personne ne s’intéresse à republier Malcolm X au moment des manifestations Black Lives Matter suite à la mort de George Floyd », explique-t-il. Il contacte alors les éditions Pocket à ce sujet, et leur propose de leur racheter la traduction. Parallèlement, il se rapproche d’une agence littéraire et, par leur intermédiaire, il fait une proposition aux ayants-droit. Mais sans succès. « Je suis revenu à la charge une fois, deux fois... J’étais monté jusqu’à 10 000 euros, mais mon offre restait insuffisante pour eux », explique-t-il.

Le nombre important d’ayants-droit rend la négociation complexe. Les droits de L’Autobiographie sont détenus par les successions des deux co-auteurs et un grand nombre de parts signifie qu’il faut un plus grand gâteau à partager. D’où une réticence de leur part à accepter des offres trop faibles. Au bout du compte, Pierre Fourniaud renonce à rééditer le livre. « J’ai été très déçu de ne pas avoir pû le faire, mais ce sont des choses qui arrivent ».

Il n’est pas le seul à avoir buté sur la question des ayants-droits. Quelques années plus tôt, le rappeur Disiz a lui aussi essayé d’obtenir les droits afin de rééditer L’Autobiographie de Malcolm X. À l’époque, il racontait : « Je voulais offrir son bouquin à un petit de chez moi qui est en prison pour une affaire de stupéfiants. Je pensais que ça serait simple de trouver le bouquin, mais au final après une semaine de recherche, impossible. Il n’est plus édité depuis 93. Comme j’ai écrit des romans, j’ai pu discuter avec Grasset qui avait acheté le livre en 1965 au moment de sa sortie. Ils l’ont réédité en 93 pour la sortie du film de Spike Lee. Et depuis, ils n’ont pas refait de tirage. En voyant le contrat, je me suis rendu compte qu’ils n’avaient plus le droit de le faire. Donc j’étais libre de proposer aux ayants droit de Malcolm X une nouvelle traduction. »

Après deux années passées à tenter, en vain, de contacter les ayants droit, Disiz reçoit enfin une réponse : le représentant de la famille de Malcolm X lui propose d’organiser un concert pour célébrer le 90e anniversaire de la naissance de Malcolm X. Pour Disiz, cette réponse sonne comme un défi à relever. Le 19 mai 2015, il met sur pied un concert hommage au Bataclan, à Paris, avec l’espoir que le succès de cet événement l’aide à plaider sa cause. Si le concert a bien eu lieu, le projet de réédition de L’Autobiographie n’a jamais abouti. Disiz aurait finalement abandonné le projet à cause de problèmes juridiques.

Au moment de sa publication en 1965, toutes les éditions du livre mentionnaient Alex Haley et Betty Shabazz, la veuve de Malcolm X, comme détenteurs des droits d’auteur. Mais en 1997, le décès de Betty Shabazz a provoqué une rupture familiale. Son héritage, estimé à environ un million d’euros, devient source de discorde entre trois de ses filles — Malikah, Ilyasah et Malaak — qui s’accusent mutuellement de mauvaise gestion. Cette situation a entraîné une accumulation de dettes fiscales et de pénalités, atteignant deux millions de dollars, soit bien au-delà de la valeur initiale de la succession. Ces disputes autour de l’héritage entre les filles de Malcolm X pourraient expliquer en partie les difficultés des éditeurs français à récupérer les droits, ces 30 dernières années.

2025 : L’Autobiographie enfin rééditée

Le 24 janvier 2025, le livre est enfin réédité aux éditions Hors d’atteinte. Cette nouvelle édition est « publiée pour la première fois dans sa version intégrale » en rétablissant les parties absentes des éditions précédentes. Marie Hermann, fondatrice et directrice des éditions Hors d’atteinte explique : « Dans les précédentes éditions, il manquait un chapitre, mais ce n’est pas le seul problème. Beaucoup de passages ont été coupés. Il est difficile d’en comprendre la logique. Ce n’était manifestement pas une censure politique, mais peut-être une volonté de traduire au plus vite. Il y a des passages où Malcolm X parle de jazz par exemple, et ce sont d’assez longues listes, donc il y a peut-être eu une tentative de rendre le texte plus lisible. Nous, il nous a paru indispensable de restituer le texte dans son intégralité en tant qu’objet historique ».

La maison d’édition a choisi de repartir de la traduction originale d’Anne Guérin, parue en 1966. Un choix motivé à la fois par le respect du travail initial et par la difficulté de désigner un nouveau traducteur perçu comme légitime pour un texte aussi symbolique. Marie Hermann explique avoir « longuement hésité sur la manière de procéder », mais a finalement choisi de conserver cette base pour « rendre hommage à Anne Guérin, qui a beaucoup œuvré pour la circulation du livre ».

Cette version a toutefois été largement remaniée par la traductrice Gaëlle Differt et par Marie Hermann elle-même. « Pour la compléter, puisque il manquait en réalité la moitié du texte, on a tout revu, on a vraiment modernisé la traduction. À l’époque, la traduction a été faite au passé simple, on est passé au présent. On a ajouté tout un appareil de notes, totalement absent de la 1re version. On a veillé à contextualiser les événements, les personnages dont il est question dans le livre. On s’est beaucoup questionné sur les mots à utiliser, notamment le mot "nègre", le mot "indien. On a fait une note au début, on est revenu dessus aussi dans l’ouvrage. C’est une traduction totalement fidèle au texte original. »


[1]. Doubleday a finalement rompu le contrat d’édition au moment de l’assassinat de Malcolm X, par crainte pour la sécurité de ses employés. L’Autobiographie de Malcolm X fut finalement publiée Grove Press.

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