25 novembre 2024 | tiré de Révolution permanente
https://www.revolutionpermanente.fr/Volodymyr-Ishchenko-En-Ukraine-le-desir-reel-de-se-sacrifier-pour-l-Etat-est-tres-faible
Sasha Yaropolskaya et Philippe Alcoy ont interviewé Volodymyr Ishchenko, sociologue ukrainien qui a milité et pris part dans plusieurs initiatives des milieux de gauche en Ukraine avant de déménager en Allemagne en 2019. Ishchenko travaille actuellement à la Freie Universität de Berlin et poursuit ses recherches sur les révolutions ukrainiennes, la gauche et la violence politique de l’extrême-droite qu’il étudie depuis 20 ans.
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il a également beaucoup écrit dans plusieurs médias internationaux sur différents aspects de celle-ci. Il nous livre ici sa vision sur le cours de la guerre, les évolutions des sentiments de la population ukrainienne à l’égard du conflit, les luttes internes au sein des classes dominantes nationales, le renforcement de l’extrême-droite souvent relativisé par les médias dominants en Occident et enfin la situation de la classe ouvrière et de la gauche ukrainienne.
Ici, en Occident, de nombreux reportages ont tendance à parler de l’enthousiasme des Ukrainiens à défendre leur pays. Mais aujourd’hui, nous voyons des images de jeunes hommes qui désertent ou refusent de servir dans l’armée. Pouvez-vous nous expliquer quel est le sentiment de la population ukrainienne aujourd’hui face à la situation de la guerre contre la Russie ?
Il n’y a pas d’enthousiasme ou du moins cet enthousiasme est limité à un groupe de personnes beaucoup plus restreint qu’il ne l’était en 2022. À l’époque, l’enthousiasme était occasionné non pas seulement par une réaction à l’invasion russe, mais aussi par le fait que le plan d’invasion initial avait échoué en quelques jours. Il n’y avait pas seulement l’indignation que la Russie ait attaqué notre pays, mais aussi d’immenses espoirs de victoire au printemps, et encore plus après la contre-offensive ukrainienne de septembre 2022 et les attentes d’un plus grand succès de la contre-offensive en 2023. Comme nous le savons maintenant, la campagne ukrainienne de l’année dernière a échoué et n’a atteint aucun de ses objectifs. Au lieu de cela, nous avons assisté à l’avancée relativement réussie des forces russes.
Cela a des conséquences sur la façon dont les gens ressentent la guerre. Dans l’opinion publique en particulier, il y a des tendances claires : lorsque la situation sur la ligne de front était bonne pour l’Ukraine avec des chances d’amélioration, le soutien aux négociations était très faible, mais lorsque la situation s’est détériorée et les espoirs que l’Ukraine pourrait gagner la guerre se sont amenuisés, le soutien aux négociations a augmenté, alors que le soutien au compromis et la confiance en Zelensky ont diminué.
Il y a de multiples indications qui laissent à penser que l’enthousiasme de 2022 était assez fragile ; ce n’est pas la première fois que l’on voit ce genre de dynamique. Après la « Révolution Orange » de 2004 et la révolution EuroMaidan de 2014, les gens ont eu de grandes attentes qui ont laissé rapidement place à la déception. Une dynamique similaire s’est produite après l’élection de Zelensky en 2019, puis en 2022. L’une des lignes d’interprétation est que ces événements étaient la manifestation de la montée de la nation ukrainienne avec une dynamique quasi-théologique, en tant qu’aboutissement ultime de la lutte de libération nationale.
Vous avez parlé de désertion. Le nombre de personnes qui tentent de s’échapper par la frontière est élevé. Une statistique encore plus parlante est que la majorité des hommes soumis au service militaire, âgés de 18 à 60 ans, n’ont pas mis à jour leurs coordonnées auprès du bureau de recrutement militaire. Ceci avait été exigé afin de rendre la conscription ukrainienne un peu plus efficace et de ne pas recourir à cette méthode assez brutale qui consiste à capturer les gens dans la rue, mais d’essayer de collecter les données de tous les conscrits potentiels pour ensuite commencer à les mobiliser de manière plus efficace. S’ils ne mettent pas à jour les données, ils seront punis d’une amende élevée et si les gens ne paient pas cette amende, il y aura encore plus de complications dans leur travail et leur vie. Il s’agit d’une question très sérieuse et, malgré tout, la majorité des hommes ukrainiens n’ont pas tenu compte de cette exigence. Et pour ce qui est des hommes ukrainiens à l’étranger, selon les estimations, seuls quelques-uns d’entre eux ont mis à jour leurs données, alors que tout le monde était tenu de le faire. Cela signifie que le désir réel de se sacrifier pour l’État est très faible.
La conscription militaire devient de plus en plus brutale en Ukraine. Des vidéos ont émergé d’arrestations publiques de conscrits militaires, et d’affrontements entre des policiers et des militaires d’un côté, et des citoyens témoins de la scène de l’autre. Y a-t-il un parallèle à faire avec la situation en Russie sur la question de la conscription militaire ? Et est-ce un sujet de crainte pour l’État de pousser à une large conscription qui pourrait entraîner un mécontentement social comme en Russie, où depuis des années il y a un mouvement des familles des conscrits, notamment des épouses et des mères, qui se mobilisent pour soutenir leurs maris et leurs fils ? En Russie, le régime craignait de lancer un vaste effort de conscription et il a essayé de trouver différents moyens d’éviter de grandes vagues de conscription militaire. Mais j’ai le sentiment que l’Ukraine, en particulier lorsque les approvisionnements en provenance des États-Unis étaient faibles, n’a pas eu le choix et a abaissé l’âge de la conscription, ce qui s’est accompagné d’une grande brutalité de la part de la police. Y a-t-il des protestations sociales potentielles qui pourraient découler de cette situation ?
Il y a beaucoup à dire à ce sujet. Contrairement à la Russie, la conscription a toujours existé en Ukraine. Ce n’est donc pas une seule vague de conscription comme celle que que Poutine a annoncée en septembre 2022 en réponse à la contre-offensive ukrainienne. L’armée ukrainienne se procurait ses soldats principalement par le biais de la conscription. Les volontaires ne constituent pas la majorité de l’armée ukrainienne, et leur nombre est devenu négligeable à partir de 2022. Toutes ces méthodes brutales de mobilisation sont le résultat d’un faible désir de se porter volontaire pour l’armée.
Pourquoi est-il si faible ? L’explication la plus généreuse pour l’État ukrainien, et également celle qui est répétée dans certains cercles, est que c’est simplement parce que les États-Unis n’ont pas fourni suffisamment d’armes. Cet argument implique une idée très précise de la manière dont la guerre pourrait être gagnée. Mais il n’est pas certain que si toutes les armes et fournitures avaient été livrées en 2022, une victoire décisive aurait été remportée sur la Russie. Je n’entrerai pas dans des spéculations, mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une analyse consensuelle parmi les experts militaires. Le revers de la médaille est que l’envoi d’armes est conditionné à l’efficacité de la mobilisation ukrainienne. Ainsi, la modification de la loi sur la conscription cette année était liée à l’envoi d’armes par les États-Unis. C’est ce qu’ont confirmé de nombreux hommes politiques ukrainiens. Les États-Unis attendaient de l’Ukraine qu’elle rende la conscription plus efficace. Aujourd’hui, la question la plus urgente est de réduire l’âge de la conscription. Il a déjà été ramené de 27 à 25 ans, et il y a maintenant une forte pression pour l’abaisser encore plus, à 22 ans, voire à 18 ans.
Il y a un argument important contre cela. Il s’agit de la cohorte démographique la plus fertile de la population ukrainienne, et c’est aussi l’une des plus petites. En fait, si vous envoyez ces jeunes gens mourir dans un massacre, la capacité de la population ukrainienne à se régénérer après la guerre diminuera encore plus. Selon les dernières prévisions de l’ONU concernant la population ukrainienne, d’ici la fin du siècle, celle-ci ne comptera plus que 15 millions d’habitants, contre 52 millions en 1992, après la désintégration de l’URSS. Et il ne s’agit même pas du scénario le plus pessimiste ; il repose sur l’hypothèse plutôt optimiste que la guerre prendra fin l’année prochaine et que des millions de réfugiés, en particulier des femmes fertiles, reviendront et pourront contribuer à la reproduction de la population ukrainienne, ce qui n’est pas certain, c’est le moins que l’on puisse dire.
Il s’agit d’un choix impossible. Tout au long de l’histoire, de nombreuses nations ont mené de longues guerres contre des conquêtes impériales – pas nécessairement des conquêtes impériales d’ailleurs : prenons l’exemple de la France révolutionnaire. Après 1789, la France a pu vaincre la coalition des plus grandes puissances européennes jusqu’en 1812, lorsque Napoléon a été vaincu en Russie. Pendant deux décennies, la France a vaincu toute l’Europe. Tel était le pouvoir de la révolution. Après 1917, la Russie révolutionnaire a pu vaincre la coalition des puissances impérialistes les plus fortes grâce au pouvoir de la révolution et à la capacité de construire une armée rouge efficace, nombreuse et victorieuse. Lors de la guerre du Vietnam, les Vietnamiens ont vaincu la France et les États-Unis sur une période de plusieurs décennies. L’Afghanistan a vaincu l’URSS et les États-Unis dans une guerre qui a duré de 1979 à 2021. Théoriquement, on peut penser qu’une petite nation peut vaincre un ennemi beaucoup plus grand, mais cela nécessite une stature sociale et une politique différentes.
Toutes ces guerres ont donc été menées par des pays disposant d’une importante population paysanne capable de se mobiliser dans des guerres révolutionnaires ou de guérilla de grande ampleur. Ainsi, au Vietnam, la démographie s’est maintenue au fil des décennies malgré les génocides perpétrés par les États-Unis au Vietnam, même si l’équilibre des forces était disproportionné. Mais c’était là le pouvoir de la révolution. L’Ukraine post-soviétique est un pays très différent. Sa structure démographique est très différente, pas comme au Vietnam, pas comme en Afghanistan, pas même comme en Ukraine il y a cent ans, qui était un pays essentiellement paysan avec de multiples armées révolutionnaires, l’Armée rouge, l’armée de Makhno, les divers seigneurs de guerre nationalistes qui bénéficiaient de la démographie de la paysannerie. Aujourd’hui, l’Ukraine est une société urbaine modernisée avec une démographie en déclin, elle ne pourra pas mener la guerre pendant des décennies.
Par ailleurs, il n’y a pas de changements révolutionnaires. Paradoxalement, les trois révolutions ukrainiennes de 1990, 2004 et 2014 n’ont pas créé un État révolutionnaire fort capable de mettre en place un appareil efficace pour mobiliser l’armée et l’économie. L’idée qui sous-tend ces révolutions est que l’Ukraine est censée s’intégrer dans l’ordre mondial des États-Unis comme une sorte de périphérie. Ce type d’intégration ne profiterait qu’à une étroite classe moyenne, à certains oligarques opportunistes et au capital transnational.
L’Ukraine discute toujours de l’augmentation des taxes, assez modérée, après deux ans et demi de guerre, ce qui en dit long sur la confiance potentielle des Ukrainiens envers l’État et sur leur désir de défendre leur État. La question des classes sociales était très importante, car les conscrits venaient principalement des classes inférieures, des villages. Il s’agit principalement de pauvres gens qui n’ont pas pu soudoyer les officiers de recrutement pour qu’ils les laissent partir et de personnes qui n’ont pas trouvé le moyen de fuir le pays.
Zaloujny, le chef des forces armées ukrainiennes, et Kuleba, le ministre des Affaires étrangères, ont été limogés cette année. Est-ce que vous pourriez revenir la question des luttes politiques au sein de la bourgeoisie ukrainienne ?
Zaloujny est un adversaire politique potentiel de Zelensky. Il était dangereux pour lui de voir un général populaire se transformer en politicien. C’est l’une des idées qui a motivé l’envoi de Zaloujny en tant qu’ambassadeur au Royaume-Uni. Avec Kuleba, il y avait aussi un problème de confiance. Nous pouvons analyser cela comme la construction d’un pouvoir vertical, une manière informelle de consolider l’élite et de gouverner le pays en utilisant des institutions formelles, comme la Constitution démocratique et le Parlement, mais aussi par le biais de mécanismes informels.
Tous les présidents ukrainiens ont essayé de construire ce pouvoir informel. Le pouvoir vertical de Zelensky a commencé à se construire avant l’invasion, mais la guerre a offert plus d’opportunités et son chef de cabinet, Andri Yermak, est considéré comme la deuxième personne la plus puissante du pays avec un énorme pouvoir informel et la capacité de construire une structure informelle efficace qui consolide le pouvoir autour du bureau présidentiel.
La dynamique de ces conflits qui éclatent parfois dans la sphère publique reste pour l’essentiel hors de portée du public. Elle est principalement liée aux résultats de la ligne de front et aux développements militaires. En cas de mauvais développement pour l’armée ukrainienne, ces conflits s’intensifieraient et certains nationalistes radicaux, voire certains oligarques, pourraient relever la tête, etc.
Beaucoup de choses dépendent de la position des États-Unis et de l’UE et de la stratégie que Trump va choisir. À moins que Zelensky ne soit en mesure de mettre fin à cette guerre d’une manière qui pourrait être présentée au public ukrainien comme une victoire, avec l’obtention de l’adhésion à l’UE ou à l’OTAN ou de certains programmes de financements généreux pour l’Ukraine par exemple, même si elle perd du territoire. Avec une issue qui serait perçue comme une défaite, Zelensky n’aurait probablement pas beaucoup de perspectives après la guerre.
Quel est le rôle de l’extrême droite en Ukraine ? Ce sujet a été très discuté dans les médias occidentaux tout au long de la guerre. Certains médias occidentaux libéraux tentent également de présenter l’extrême droite ukrainienne comme étant moins dangereuse que l’extrême droite occidentale parce qu’elle se bat du bon côté de l’histoire en présumant que la Russie est l’ennemi le plus important. Le régime Zelensky a tenté de s’adresser à ces secteurs de l’extrême droite en organisant des cérémonies officielles pour le bataillon Azov ou en célébrant l’anniversaire de Stepan Bandera, nationaliste et sympathisant nazi. Il est difficile de suivre depuis la France l’évolution de cette dynamique au fur et à mesure que la guerre progresse. L’extrême droite est-elle un petit segment mais puissant en raison de son implantation dans l’armée, ou gagne-t-elle en popularité en dehors des secteurs traditionnels de l’extrême droite ? L’extrême droite joue-t-elle un rôle important dans le paysage politique ukrainien ou est-elle exagérée par les médias ?
Lorsque les Occidentaux discutent de l’extrême droite ukrainienne, je pense qu’ils se trompent de point de comparaison. Par exemple, en France, l’extrême droite, principalement le Rassemblement national, le parti de Le Pen, est bien moins extrême que les mouvements dont nous parlons en Ukraine. Le parti de Le Pen n’utilise probablement pas de symboles nazis et a une attitude plus sophistiquée à l’égard de la collaboration avec Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils essaient de se désintoxiquer. Ce n’est pas le cas en Ukraine.
Vous avez mentionné Stepan Bandera, qui est glorifié ouvertement, et plus encore la Waffen-SS, en particulier par les membres du bataillon Azov. Le degré d’extrémisme de l’extrême droite ukrainienne est bien plus élevé que celui de l’extrême droite occidentale. Récemment, une conférence internationale, « Nation Europa », s’est tenue à Lviv, la plus grande ville de l’Ukraine occidentale, où ont été invités des groupes tels que le Dritte Weg d’Allemagne, CasaPound d’Italie et d’autres groupes néo-nazis similaires de nombreux pays européens. En Ukraine, toutes les grandes organisations d’extrême droite y ont participé, y compris le parti Svoboda et des membres éminents d’Azov/Corps national. Ces partis, organisations et unités militaires ukrainiens sont généralement appelés « extrême droite », mais ils entretiennent des relations internationales avec des groupes occidentaux bien plus extrêmes et violents que les partis d’extrême droite dominants. D’ailleurs, la plupart des unités militaires ukrainiennes qui ont participé à cette conférence ont des liens avec les services de renseignement militaire ukrainiens (HUR).
La capacité de violence politique approuvée idéologiquement par l’« extrême droite » ukrainienne est bien plus grande que celle des partis d’extrême droite dominants en Occident. Ils disposent de beaucoup plus d’armes et de mouvements paramilitaires construits autour d’unités militaires capables de violence politique. Contrairement aux principaux partis d’extrême droite occidentaux qui cherchent à obtenir un statut parlementaire, le pouvoir de l’extrême droite ukrainienne a toujours reposé sur sa capacité de mobilisation dans la rue et sur la menace de la violence. Ils n’ont pas été capables de devenir des élus populaires, à l’exception des élections de 2012, lorsque le parti d’extrême droite Svoboda a remporté plus de 10 % des voix (bien qu’ils aient également été capables d’obtenir une représentation beaucoup plus significative et d’avoir les factions les plus importantes dans de nombreux conseils locaux de l’Ukraine occidentale). Toutefois, la principale source de pouvoir provenait de leur capacité de mobilisation extraparlementaire, contrairement aux partis oligarchiques ou aux faibles libéraux.
Les nationalistes ukrainiens peuvent s’appuyer sur une tradition politique qui remonte à l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), qui appartenait à une famille de mouvements fascistes dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Les nationalistes ukrainiens post-soviétiques se sont souvent inspirés littéralement de l’OUN. Cette tradition s’est maintenue dans la diaspora ukrainienne, en particulier en Amérique du Nord. Le public canadien ne découvre que maintenant le nombre de fascistes ukrainiens que son gouvernement a accueillis après la Seconde Guerre mondiale. Les autres segments politiques ukrainiens post-soviétiques n’ont pas cet avantage de tradition politique préservée.
Aujourd’hui, les membres d’Azov sont devenus très légitimes en tant que héros de la guerre, ils bénéficient d’une attention extraordinaire de la part des médias, ils se présentent comme une unité d’élite, une affirmation qui est confirmée par les médias. De nombreux orateurs d’Azov sont devenus des célébrités. Ils ont également bénéficié d’un certain blanchiment dans les médias occidentaux qui, avant 2022, les qualifiaient de néo-nazis. Aujourd’hui, ils oublient facilement cette partie de l’histoire.
Enfin, nous devons réfléchir non seulement à l’extrême droite elle-même, mais aussi à la complicité des élites ukrainiennes et occidentales dans le blanchiment de l’extrême droite ukrainienne et de l’ethnonationalisme. Non seulement en Ukraine, mais aussi en Occident, discuter de ce sujet aujourd’hui peut immédiatement conduire à l’ostracisation. Par exemple, Marta Havryshko, une historienne ukrainienne qui s’est installée aux États-Unis, continue d’écrire des articles critiques sur les nationalistes ukrainiens, les politiques ethno-nationalistes ukrainiennes, l’extrême droite ukrainienne, et elle reçoit des milliers de menaces, des menaces de mort, des menaces de viol.
Azov est pour vous la principale force de l’extrême droite ukrainienne ? Elle a été fortement affaiblie par la bataille de Marioupol et de Bakhmout. Pensez-vous qu’elle jouera encore un rôle important à l’avenir, dans la recomposition de l’extrême droite ?
Au contraire, ils se sont développés, formant désormais deux brigades – la 3ᵉ brigade d’assaut et la brigade Azov de la Garde nationale – en plus d’une unité spéciale, le Kraken, subordonnée à la HUR. Leur attrait politique et leur publicité dans les médias se sont considérablement accrus. Leur légitimité s’est également accrue, de sorte qu’ils ne sont pas affaiblis, mais renforcés. Contrairement au mythe populaire, ils ne se sont pas dépolitisés.
Craignez-vous qu’après la guerre, l’extrême droite, et en particulier celle qui a combattu au front, soit la seule à avoir un projet idéologique suffisamment cohérent pour l’Ukraine d’après-guerre, compte tenu de l’absence d’idéologie du projet néolibéral pour l’Ukraine et de la faiblesse de la gauche ?
Cela dépend totalement de l’issue de la guerre, et l’éventail des résultats est encore très large. Une guerre nucléaire est une issue possible, même si l’on espère qu’elle n’est pas la plus probable. Dans ce cas, tout ce dont nous discutons aujourd’hui n’aura plus d’importance. Un cessez-le-feu durable est également possible, mais peu probable. La radicalisation de l’extrême droite ukrainienne dépendra de la stabilité du gouvernement de Zelensky et de la stabilité de l’économie ukrainienne. En cas de désintégration des institutions de l’État et d’économie défaillante, les nationalistes auront de bonnes chances d’asseoir leur pouvoir, car ils constituent une force politique très légitime, très connue et militarisée.
Quelle est la situation du mouvement ouvrier ? Il y a eu quelques grèves mineures en Ukraine depuis le début de la guerre, en particulier dans le secteur de la santé. Mais il est difficile de savoir quelle est la situation réelle de la classe ouvrière en Ukraine. Quelle est la situation et la capacité de la classe ouvrière à s’organiser et peut-être à jouer un rôle ou au moins à contrebalancer la montée de l’extrême droite dans le pays ?
La classe ouvrière ne peut jouer aucun rôle dans la situation actuelle. Le mouvement ouvrier en Ukraine était faible bien avant la guerre. La dernière grève politique vraiment massive a eu lieu en 1993 au sein des mineurs du Donbass. Ils réclamaient l’autonomie du Donbass et des relations plus étroites avec la Russie, ironiquement. Mais même cette grève était liée aux intérêts des « directeurs rouges » des entreprises soviétiques qui avaient beaucoup de pouvoir dans les années post-soviétiques immédiates. Ils ont utilisé la grève pour obtenir certaines concessions de la part du gouvernement. Finalement, la grève a conduit à des élections anticipées et à un changement de gouvernement. Mais depuis lors, il n’y a pas eu de grève à grande échelle.
Pendant trois décennies, nous n’avons vu que des grèves à petite échelle, généralement limitées à des entreprises spécifiques, au mieux à certains segments de l’économie, et très rarement politisées. D’ailleurs, c’est précisément l’incapacité à lancer une grève politique lors de la révolution EuroMaidan de 2014 qui a conduit à l’escalade violente, faute de pouvoir peser sur un gouvernement qui ne voulait faire aucune concession aux manifestants. Cela a donné l’occasion aux nationalistes radicaux de promouvoir la stratégie violente des manifestations. Et donc oui, après cette invasion à grande échelle, les grèves sont interdites. Les grèves qui ont eu lieu sont probablement des grèves informelles.
Ce qui se passera après la guerre dépend encore beaucoup de la façon dont elle se terminera. Mais d’après ce que nous savons, l’autonomisation du mouvement ouvrier nécessiterait une certaine croissance économique afin que les travailleurs ne soient pas licenciés. Cela nécessite une reconstruction réussie de l’économie ukrainienne. Dans certains scénarios très optimistes – mais pas nécessairement probables – les soldats ukrainiens qui reviendraient dans l’économie ukrainienne pourraient exiger davantage du gouvernement, ce qui s’est effectivement produit après certaines guerres, en particulier après la Première Guerre mondiale. Mais cela reste aujourd’hui de l’ordre de la spéculation. Des scénarios beaucoup plus sombres semblent désormais plus probables…
Pour ce qui est de la situation et les positions de la gauche ukrainienne ; au début de la guerre, beaucoup d’articles et de textes présentaient le point de vue de militants de gauche ukrainiens et expliquaient à quel point la gauche occidentale fait preuve d’aveuglement en ne soutenant pas davantage les livraisons d’armes de l’OTAN. Dans vos articles, vous essayez d’avoir un point de vue plus nuancé sur la guerre. Comment les positions de la gauche ukrainienne, et même de la gauche organisée, mais aussi des intellectuels, ont-elles évolué après deux ans d’invasion ? La gauche adopte-t-elle une position plus critique à l’égard du gouvernement ukrainien et du rôle joué par l’OTAN dans le conflit ?
La gauche ukrainienne a toujours été très diverse. Ironiquement, le plus grand parti de gauche en Ukraine, le Parti communiste ukrainien, a soutenu l’invasion russe. Le parti communiste d’Ukraine était un parti très important jusqu’à la révolution EuroMaidan. Il était le parti le plus populaire du pays dans les années 1990. Le candidat du parti communiste a obtenu 37 % des voix lors des élections présidentielles de 1999. Même à la veille de la révolution EuroMaidan, le parti communiste a obtenu 13 % des voix. Même si son soutien a diminué, il disposait d’une représentation significative au Parlement et soutenait efficacement le gouvernement de Viktor Ianoukovytch. Après EuroMaidan, il a
perdu son bastion électoral dans le Donbass et en Crimée. Ils ont également été victimes de répression en raison des politiques de décommunisation, le parti a été suspendu et, en 2022, il a été définitivement interdit, tout comme une série d’autres partis dits pro-russes. Petro Symonenko, le leader du parti, qui n’a pas changé depuis 1993, depuis la création du parti, s’est enfui en Biélorussie en mars 2022. Depuis la Biélorussie, il a soutenu l’invasion russe comme une opération antifasciste contre le « régime de Kiev ». Les organisations communistes des zones occupées ont fusionné avec le Parti communiste de la Fédération de Russie et ont participé aux élections locales organisées par la Russie en 2023, entrant même dans certains conseils locaux. La même fusion s’est produite avec les syndicats officiels ukrainiens dans les zones occupées.
Voilà donc la part du lion de ce que l’on a appelé la gauche en Ukraine. Dans le même temps, il existait des groupes de gauche beaucoup plus petits et plus jeunes. Ils ont toujours critiqué les communistes et se sont mieux intégrés aux socialistes démocratiques et à la gauche libérale en Occident. Ils avaient également une base sociale très différente de celle des communistes – plus proche de la « société civile » pro-occidentale ONGisée de la classe moyenne en Ukraine. Après le début de l’invasion, ils ont pu communiquer leur position de manière beaucoup plus efficace à l’Occident grâce à une sorte de politique identitaire : « Nous sommes la gauche ukrainienne. La gauche occidentale, stupide et arrogante, ne comprend rien à ce qui se passe dans le pays ». Bien entendu, cette position a été très problématique, c’est le moins que l’on puisse dire, dès le début. À titre de comparaison, le Parti communiste comptait 100 000 membres détenteurs d’une carte en 2014. Le jeune milieu de gauche ne comptait pas plus de 1 000 militants et sympathisants dans l’ensemble du pays, même dans les meilleures années de son développement, et leur nombre a diminué depuis lors, après l’Euromaïdan. Parmi la gauche, la plupart ont soutenu l’Ukraine, beaucoup se sont portés volontaires pour l’armée, mais ils n’ont pas été capables de créer une unité militaire de gauche comparable aux unités d’extrême droite, même à une échelle beaucoup plus réduite. Beaucoup ont également participé aux initiatives humanitaires.
Aujourd’hui, certains d’entre eux ont tendance à revoir leurs positions sur la guerre, en particulier en réponse à la conscription brutale. Il est vraiment difficile d’affirmer que la guerre est toujours une sorte de « guerre populaire » si la majorité des Ukrainiens ne veulent pas se battre. La mesure dans laquelle ils sont prêts à exprimer cette position dépend également de leur crainte de la répression. Il est difficile de dire cela dans la sphère publique ukrainienne, ce type de critique existe surtout dans les conversations privées, les comptes Facebook « réservés aux amis » et ainsi de suite, et n’est articulé que très prudemment dans les publications.
Il y a aussi des critiques sur l’ethno-nationalisme qui vient de ce milieu parce qu’il est devenu trop difficile d’ignorer comment l’Ukraine a changé en deux ans avec l’extension de la discrimination des russophones et des politiques d’assimilation ethnique. Par exemple, le russe n’est plus enseigné dans les écoles ukrainiennes, même en tant qu’option, même dans des villes massivement russophones comme Odessa où probablement 80 à 90 % des enfants ukrainiens parlent russe avec leurs parents. Un projet de loi récemment présenté pourrait interdire de parler russe dans les écoles, non seulement en classe avec les enseignants, mais aussi pendant les pauses, dans les conversations privées des élèves entre eux. Le projet de loi a déjà été approuvé par le ministre de l’Éducation.
Le troisième segment de la gauche ukrainienne est marxiste-léniniste, et fait partie de ce que j’appelle le « renouveau néo-soviétique » qui se produit dans de nombreux pays post-soviétiques. Ils sont généralement organisés en krushki – ce qui signifie littéralement « cercles », mais qui sont des organisations proto-politiques, quelque chose de plus que de simples groupes de lecture marxistes-léninistes. Ils sont beaucoup plus populaires en Russie, où ils sont capables de créer des chaînes YouTube comptant des centaines de milliers d’abonnés. En Russie, au Belarus et en Asie centrale, les krushki peuvent impliquer des milliers de jeunes qui n’ont pas vécu un seul jour dans l’URSS, mais qui critiquent la réalité sociale et politique de leur pays et qui trouvent dans le léninisme marxiste orthodoxe des instruments pour faire face à cette réalité. Ils existent et se sont même développés en Ukraine également, malgré la décommunisation et la montée du nationalisme anti-russe et des attitudes anticommunistes. Presque dès le départ, ces groupes se sont opposés aux deux gouvernements et ont adopté une position défaitiste révolutionnaire. Dans cette situation, on peut se demander si une révolution sociale est même possible, comme ce fut le cas il y a cent ans, également en Ukraine, dans l’Empire russe qui s’effondrait. Néanmoins, dès le début, ces groupes ont critiqué la conscription forcée, ont appelé à l’internationalisme et n’ont pas essayé de légitimer les actions de l’État ukrainien.
Les interviews publiées sur le journal de Révolution Permanente ne reflètent pas nécessairement les positions de notre organisation.
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