Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Féminisme

Le Monde

Notre horizon : l’égalité réelle pour toutes et tous

« La rhétorique égalitaire républicaine, plus ou moins sincère, ne suffit pas à lutter contre les inégalités réellement existantes », constatent ensemble Jérôme Anciberro, Jean Baubérot, Tarek Ben Hiba, Saïd Bouamama, Didier Epsztajn, Christine Delphy, Sabine Lambert, Stéphane Lavignotte et Patrick Silberstein. « De nouveaux droits sont à inventer, à mettre en mouvement, à construire. »

Une nouvelle fois – mais peut-on encore s’en étonner ?–, le Parti socialiste de gouvernement piétine devant l’obstacle de l’extension du droit de vote à toutes et tous les habitant-e-s, qu’elles et ils soient nommé-e-s français-es ou étrange-è-r-es. Un tel droit permettrait une nouvelle avancée vers l’universalisation réelle de la citoyenneté.

Nous pouvons d’ailleurs remarquer qu’il piétine devant bien des obstacles et qu’il met la pédale douce ou enclenche la marche arrière sur bien des questions. Son action étant, par ailleurs, réduite à des mesures de « gouvernance », écartant la construction de débats démocratiques, d’interventions participatives, directes ou non, des citoyen-ne-s.

Les questions sont là, nombreuses, qui méritent d’être traitées avec courage et détermination, en rompant avec les soi-disant « intérêts communs », pour dire aux Bernard Arnault, aux Unilever, aux PSA et autres Medef, aux Le Pen et à l’UMP que Sarkozy chassé, c’est leurs politiques qu’il est temps de changer.

Prenons une question, une seule. Celle de l’Égalité qui trône sur les frontons entre la Liberté et la Fraternité. Pour mémoire, cette égalité signifie l’égalité des êtres humains. Ni seule égalité abstraite, ni juste égalité de traitement, ni simple égalité d’accès aux droits, ni équité de traitement (comme la prônent les néolibéraux). La question de l’égalité est une question concrète. La rhétorique égalitaire républicaine, plus ou moins sincère, ne suffit pas à lutter contre les inégalités réellement existantes.

La gauche de transformation, celle qui prétend participer à changer le monde, devrait mettre en avant des mesures qui modifient immédiatement les conditions de vie des exploité-e-s et des opprimé-e-s.

En partant des situations réelles, des ségrégations territoriales, sociales et « ethno-raciales », les politiques d’égalité supposent de prendre à bras-le-corps les discriminations liées au genre, à la couleur de peau, à l’étrangeté du patronyme, à la ghettoïsation de résidence, à la religion, etc. Plus généralement, ces politiques à mettre en œuvre impliquent de dénaturaliser les pratiques « majoritaires ».

Les faits sont là : la société sécrète et reproduit des inégalités et des ségrégations qui sont à la fois de classe, de genre et de « race » (au sens de processus de racialisation). L’acquisition de la nationalité française ne fait pas disparaître ipso facto les obstacles spécifiques que rencontrent sur le marché du travail ou de l’habitat non seulement les étrange-è-r-es mais aussi les Français-es considéré-e-s comme pas tout à fait français-es, car d’origine étrangère. Le traitement de ces discriminations ne relève donc pas uniquement de mesures politiques générales (universelles) fortes – par ailleurs indispensables (droit de vote, naturalisation massive, politique de la ville, lutte contre le chômage, etc.). « Ne compter que sur des politiques générales de croissance économique équitable pour éliminer ces inégalités collectives prendrait un temps insupportablement long », constate d’ailleurs le Pnud dans un rapport.

Pour sortir de l’abstraction (in)égalitaire, de nouveaux droits sont à inventer, à mettre en mouvement, à construire. En effet, l’expérience montre que pour gripper la machine à reproduire les discriminations, les indispensables politiques économiques et sociales redistributives ne suffisent pas.

Il convient donc proposer et d’animer des politiques dites de « correction des inégalités », d’« action positive », d’« accommodement raisonnable », de « discrimination positive » – peu importe le nom qu’on leur donne – qui visent à combler le gouffre séparant l’inégalité réelle de l’égalité proclamée et à construire l’Égalité. Les moyens institutionnels et la volonté de favoriser l’auto-organisation des groupes sociaux concernés peuvent être des leviers pour des mesures spécifiques immédiates pour « réparer », « corriger », « compenser », « contrebalancer », « inverser » les effets des discriminations dans toutes leurs dimensions (de classe, de genre et de « race »). Dans cette optique, l’égalité est donc à la fois un principe et un objectif, un mot d’ordre d’action et un projet, inséparables par ailleurs de la Liberté des individus.

Pourquoi ne prendrait-on pas des mesures correctrices et « égalisatrices » permettant le recrutement et la formation de salarié-e-s et de fonctionnaires issu-e-s des minorités visibilisées et invisibilisées par le fait majoritaire ? Ne pourrait-on pas pratiquer sur les chaînes de télévision ce qui se fait en Grande-Bretagne, où les sociétés qui sont candidates à la gestion des chaînes doivent présenter les « engagements pris pour promouvoir au sein du personnel l’égalité des chances entre hommes et femmes et entre personnes de différents groupes “ ethniques ” » ? Ne pourrait-on pas envisager des politiques similaires à France Télécom, dans la fonction publique et ailleurs ? Ne pourrait-on pas renforcer et étendre les dispositions qui permettent aux comités d’entreprise de peser sur l’égalité hommes/femmes ? Dans toutes les entreprises de plus de cinquante salariés, l’employeur est dans l’obligation de soumettre une fois par an au comité d’entreprise un rapport comparatif sur les conditions générales d’emploi et de formation des hommes et des femmes au sein de l’entreprise. Ce document permet d’apprécier pour chacune des catégories professionnelles la situation respective des femmes et des hommes en ce qui concerne l’embauche, la promotion, la classification, la qualification, la rémunération. Il recense les mesures prises en vue d’assurer l’égalité et énumère les objectifs prévus. La loi du 9 mai 2001 stipule d’ailleurs que les partenaires sociaux doivent négocier périodiquement des objectifs chiffrés et des mesures de rattrapage. Reste évidemment à assortir ces dispositions d’une obligation de résultat avec sanction financière et pénale. Il s’agirait d’un véritable engagement contre le « communautarisme » majoritaire, contre les « quotas » des dominations invisibles.

Ne pourrait-on pas envisager enfin la mise en place, sous contrôle des citoyen-ne-s, des usager-ère-s et des salarié-e-s, de comités d’« égalité des droits » dans les villes, les départements, dans les administrations, les Pôles emploi ? Ils auraient pour fonction d’examiner les embauches et les promotions, de rappeler que la discrimination est interdite, de recueillir les doléances, de les examiner, de faire si possible œuvre de conciliation, de recommander des sanctions et surtout d’établir des objectifs chiffrés, seuls critères objectifs qui permettent d’évaluer les efforts déployés. Ainsi, par exemple, la CGT illustre sa prise en compte de la problématique quand elle évoque les moyens de lutter contre les discriminations : « Le préjudice est évalué et un système de rattrapage est mis en route ».

Notre gauche doit donner un signal fort – plus fort que les sempiternels effets de manche rappelant le principe d’égalité – montrant la volonté de notre rassemblement d’enrayer concrètement la spirale infernale de la ségrégation et de la discrimination.

Aux inégalités et asymétries existantes, nous pouvons opposer un universalisme concret, mobilisateur et non réduit à la « communauté majoritaire », un universalisme préoccupé de l’histoire et des dynamiques sociales. Cet universalisme n’est pas encore advenu, c’est un projet en construction, en devenir et, d’une certaine façon, une utopie, un horizon pour le rassemblement que nous construisons.

Il est temps que soit organisé un véritable débat contradictoire, public et citoyen sur les hypothèses d’une politique de construction de l’égalité ici et maintenant. Quels en seraient les principes ? Qui en seraient les bénéficiaires ? Quels en seraient les critères d’application ? Quelles en seraient les obligations ? Quels en seraient les fondements juridiques et constitutionnels ? Quels en seraient les « effets pervers » éventuels ?

Notre horizon : l’égalité réelle pour toutes et tous.

La gauche qui se réclame de l’auto-organisation des dominé-e-s, de la réorientation du fonctionnement de la société, de la transformation des rapports sociaux, ne peut plus contourner ces débats et cet objectif. Il en va de la possibilité même de construire un bloc social et politique moteur de la transformation sociale.


Jérôme Anciberro, rédacteur en chef de Témoignage chrétien

Jean Baubérot, professeur émérite de l’École pratique des hautes études (son blog sur Mediapart)

Tarek Ben Hiba, militant associatif de l’immigration, conseiller régional Ile-de-France

Saïd Bouamama, revue Les Figures de la domination

Didier Epsztajn, animateur du blog Entre les lignes entre les mots

Christine Delphy, féministe, directrice de publication de Nouvelles questions féministes

Sabine Lambert, féministe, rédactrice du site Les Entrailles de Mademoiselle.

Stéphane Lavignotte, pasteur, Christianisme social (son blog sur Mediapart)

Danièle Obono, militante altermondialiste et antiraciste

Patrick Silberstein, éditeur aux éditions Syllepse

* 04 octobre 2012. Les invités de Mediapart http://blogs.mediapart.fr/edition/l

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d’ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu’elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je ?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)

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