Intervention de Nancy Fraser
Nous nous sommes réunis à travers toutes ces distances dans une démonstration de la solidarité internationale de la gauche en action. C’est une chose vraiment merveilleuse et émouvante. En fait, comme on l’a déjà dit, il y a beaucoup trop peu d’événements comme celui-ci.
Boris Kagarlitsky est loin d’être le seul militant russe anti-guerre de gauche à avoir subi la répression. Et il y a, pourrions-nous dire, des Boris partout, en Palestine et en Israël, en Iran et en Chine, en Inde et au Brésil, en Allemagne, en France et aux États-Unis. La plupart de ces militants et militantes de gauche réprimés sont moins bien connus de l’intelligentsia internationale de gauche que ne l’est Boris. Mais ils ont tout autant besoin de notre soutien et cet événement, je l’espère, pourra servir de modèle en cette période de crise mondiale aiguë et de répression. Nous devrions multiplier les événements de ce type, encore et encore. Mais bien sûr, la défense des camarades en danger est le strict minimum lorsqu’il s’agit de pratiquer la solidarité internationale de la gauche. Nous devons également les prendre au sérieux. Nous devons honorer leur pensée et leur pratique. Et comme Kagarlitsky lui-même serait le premier à nous le rappeler, et il l’a d’ailleurs fait, nous devons avoir une conception stratégique à leur propos et avec eux. S’ils sont vraiment nos camarades, nous devons réfléchir à la manière de relier leurs luttes aux nôtres, leurs difficultés aux nôtres, ainsi que celles des autres.
En d’autres termes, nous devons poursuivre non pas une simple résistance, mais un changement social émancipateur. C’est ce que Boris lui-même nous a demandé de faire. Nous discuterons plus tard de son récent livre, The Long Retreat, où ce problème est au cœur de l’actualité, c’est à dire le dépassement de la résistance afin de former des coalitions pour le changement. Je ne veux pas voler la vedette à nos distinguéEs panélistes qui parleront du livre un peu plus tard, mais je tiens à noter qu’il fournit à la fois une analyse brillante de la conjoncture actuelle et un plaidoyer passionné en faveur d’une réflexion stratégique. Kagarlitsky diagnostique une crise aiguë du capitalisme néolibéral, ce qu’Adam Tooze a appelé une poly crise, une crise qui est à la fois économique, écologique, sociale, reproductive, politique, et bien sûr il faut maintenant ajouter géopolitique.
C’est une crise que nos classes dirigeantes mondiales ne peuvent résoudre. Elles ne peuvent pas décarboniser l’économie mondiale à temps pour arrêter la conflagration planétaire. Elles ne peuvent pas fournir des moyens de subsistance décents et un travail significatif à des milliards de personnes à travers le monde. Ils ne peuvent ni prévenir ni gérer avec succès les pandémies mondiales. Ils ne peuvent pas nous protéger de la violence des armées, de la police, des banques, des propriétaires terriens et des foules déchaînées et exaspérées. Ils ne peuvent pas arrêter la montée des mouvements autoritaires, même lorsque ces derniers semblent les menacer. Ils ne peuvent pas arrêter la guerre. En fait loin d’arrêter cet ensemble d’horreurs, le système qu’ils incarnent produit effectivement toutes ces choses, selon Boris. En conséquence, et je suis tout à fait d’accord, notre poly crise n’admet aucune solution capitaliste éclairée si cette expression n’est pas une contradiction en soi.
La crise est systémique et objective, mais elle est aussi, disons, subjective et hégémonique. Des masses de gens comprennent maintenant que les problèmes qu’ils rencontrent ne peuvent être résolus par des réformes au coup par coup. Nombre d’entre eux souhaitent un changement radical, et c’est ainsi que des masses de personnes à travers le monde sont désaffectés. Comme il fallait s’y attendre, ils abandonnent les partis et les visions du monde conventionnels. Ils sortent des sentiers battus. Ils recherchent des alternatives radicales. Mais nous devons nous demander ce qu’ils trouvent lorsqu’ils cherchent des alternatives radicales. Selon Kagarlitsky, ils ne trouvent pas d’alternative socialiste crédible, pas de regroupement de forces sociales de gauche en qui ils auraient confiance et qui véhiculerait un programme sérieux et un engagement stratégique solide en faveur d’un changement structurel profond. Au contraire, les forces qui auraient pu s’unir dans ce genre de bloc contre-hégémonique ont été atrophiées et désorientées au cours des décennies de recul de la gauche.
C’est la thèse de Boris. Qu’est-ce qui usurpe leur place aujourd’hui ? Je dirais, et je pense être d’accord avec lui, qu’il y a deux formations mutuellement antagonistes. Tout d’abord une poignée, peut-être plus, de groupes moralisateurs, cloisonnés dans l’identitarisme, qui ont perdu la force transformatrice et émancipatrice qu’ils possédaient autrefois. C’est ce que l’on peut appeler si l’on veut être méchant ‘Wokisme’, mais je ne veux pas être aussi méchante. Ensuite, une panoplie de contre-mouvements populistes autoritaires, qui - et c’est l’expression de Boris - mélangent des griefs économiques légitimes avec des haines ethnoculturelles régressives. Ces deux forces, que j’appelle le néolibéralisme progressiste et le populisme réactionnaire, sont aujourd’hui enfermées dans une série de batailles factices qui sont loin d’aller au cœur des choses.
Le résultat est un amas de symptômes morbides qu’Antonio Gramsci reconnaîtrait facilement. Maintenant, le diagnostic de Kagarlitsky, qui me semble proche, si ce n’est en tous points, mais dans sa forme générale, de celui que je viens d’exposer. Son diagnostic me semble juste, mais que faut-il faire ? Y a-t-il aujourd’hui une voie possible pour reconstruire la gauche dans un avenir proche ? Et bien sûr, il faut ajouter, pas n’importe quelle gauche, mais une gauche qui renonce au sectarisme et à l’utopie au profit du réalisme, de la stratégie et de l’imagination. Existe-t-il donc une voie pour reconstruire ce type de gauche, disons, mature, une gauche qui soit réellement adaptée à la gravité, à l’ampleur et à la profondeur de notre crise ? Ou devons-nous nous contenter d’une retraite bien gérée qui nous permettra de vivre et de nous battre plus tard ? Et bien sûr, si vous adoptez cette deuxième option, vous devez vous demander si nous aurons le temps nécessaire avant la conflagration planétaire. Ce sont des questions dont j’ai envie de discuter avec Boris Kagarlitsky. Je ne l’ai jamais rencontré, mais j’ai imaginé un dialogue avec lui sur ces questions. À vrai dire, je suis un peu plus optimiste que lui. Je voudrais expliquer pourquoi par le biais de trois questions spécifiques qui me préoccupent.
Je viens tout juste de mentionner la première : la retraite ou la contre-hégémonie. La deuxième est la question de classe sociale, de la classe ouvrière mondiale et comment nous la comprenons. Et la troisième concerne la géopolitique. Ce sont toutes des questions profondes, troublantes et difficiles, et je ne sais pas exactement ce que j’en pense, mais quant à la question de la retraite versus la contre-hégémonie, je pense que la clé ici est de penser stratégiquement.
Pour cela, il faut commencer par les forces sociales existantes afin de déterminer lesquelles sont potentiellement émancipatrices, même si ce n’est peut-être pas le cas tout de suite, et lesquelles la gauche pourrait tenter de séduire afin qu’elles se séparent de leurs alliés actuels et se tournent vers la gauche.
Qui, parmi les personnes considérées les plus ‘Woke’, c’est-à-dire les militantes et militants féministes et les antiracistes anticolonialistes, peuvent être persuadéEs de déserter leurs protecteurs corporatistes et d’adopter une perspective de classe qui corresponde mieux à leurs positions sociales réelles ? Qui parmi les rangs des réactionnaires ordinaires pourrait-on convaincre à se détacher des hommes forts tant adorés qui sont destinés à les trahir ? Et qui pourrait au contraire faire cause commune avec d’autres segments de la classe ouvrière qu’ils méprisent aujourd’hui ? C’est à ce genre de question que je réfléchis en termes de stratégie. La classe sociale est évidemment un élément clé de cette question. C’est donc le deuxième point que je souhaite évoquer. Boris souligne à juste titre que la classe ouvrière mondiale d’aujourd’hui n’est pas la classe ouvrière industrielle du 19e siècle.
Il conclut à juste titre qu’un socialisme pour le 21e siècle doit être différent de tous les modèles précédents. La notion de classe, prétend-t-il, et je suis tout à fait d’accord, demeure le critère de différenciation social déterminant. Et en fin de compte, elle doit être le point de ralliement crucial pour la gauche. Mais ce n’est pas la même idée de la lutte des classes d’autrefois. La question est de savoir comment nous pouvons comprendre globalement la notion de classe ouvrière aujourd’hui. Existe-t-il une façon de penser cette classe qui ne soit ni un industrialisme dépassé ni un mélange pluraliste de différences, quelque chose qui se rapprocherait de l’idée de la multitude de Negri ?
Ni l’un ni l’autre ne sont adéquats. Je pense être entièrement d’accord avec Kagarlitsky. Maintenant, je voudrais simplement mentionner très rapidement, sans entrer dans les détails, que je crois qu’il y a une façon de penser la notion de classe sociale qui n’appartient à aucune de ces deux catégories. Et c’est parce qu’il s’agit d’une façon structurelle de penser la notion de classe sociale. Je pense que le capitalisme, l’accumulation du capital, dépend aujourd’hui et a toujours été dépendante d’au moins trois formes de travail distinctes mais mutuellement imbriquées :la main-d’œuvre exploitée, c’est-à-dire les travailleurs ‘libres’ dans les usines ; la main-d’œuvre expropriée, à savoir les personnes non libres ou semi-libres, les coloniaux, les indigènes, les esclaves, les péons et les formes qu’ils revêtent aujourd’hui ainsi que les travailleuses et travailleurs du sexe victimes de la traite, les travailleurs emprisonnés, etc. ; ces travailleurs qui n’ont pas la possibilité de vendre leur propre force de travail et qui ne bénéficient pas de des droits donnant ouverture à des poursuites ou de la protection de l’état. Enfin, un groupe que j’appellerai les travailleurs ‘domestiqués’, ceux qui se spécialisent dans la reproduction sociale, en particulier la reproduction de la force de travail.
Je prétends que la plus-value ne peut être extraite des travailleurs et travailleuses exploitéEs en l’absence d’intrants bon marché fournis par les travailleurs expropriés et de la main-d’œuvre bon marché fournie par les travailleurs domestiques. Vous pouvez déjà constater que cela suggère une classe ouvrière mondiale, divisée non seulement par pays, région et empire, mais aussi par sexe et par divisions ethno-raciales.
Cela rejoint ma première question concernant les publics que nous devons atteindre et comment y arriver. Et si nous pouvions convaincre la classe ouvrière, les personnes racisées qu’elles ont un rôle à jouer dans un système qui est complètement imbriqué et inextricablement lié aux travailleurs exploités qui ont toujours joué un rôle central dans les mouvements socialistes jusqu’à nos jours. Et si nous pouvions convaincre les féministes de la classe ouvrière qu’elles sont réellement des travailleuses et qu’on peut bien aborder leurs enjeux sous l’angle de la lutte de classe ?
Troisième et dernier point : la géopolitique. Ici il faut qu’on se parle, je pense, de deux choses : la guerre et l’immigration. Si nous parlons de la guerre, de l’impérialisme, de la rivalité inter-impérialiste et du vide de l’hégémonie géopolitique avec la montée relative de la Chine, le déclin relatif des États-Unis et ainsi de suite, si c’est l’un des axes du problème, on pourrait bien penser que les alternatives relèvent de l’opposition entre une gauche nationaliste et une gauche internationaliste, et c’est vrai. Cependant, si nous plaçons l’immigration au centre, les choses deviennent un peu plus complexes.
Et cela a tout à voir avec un populisme réactionnaire au sein de la classe ouvrière focalisé en grande partie sur l’opposition à l’immigration. Dans ce cas, la question est celle du nationalisme contre le transnationalisme, et non celle de l’internationalisme. Comment faire cohabiter ces deux éléments ? Je ne sais pas, mais il me semble que c’est extrêmement important. Force est de constater que nous n’avons pas eu, et ce depuis très longtemps, de véritable idée de ce que serait aujourd’hui une politique étrangère de gauche. C’est le point faible de la gauche, à mon avis. Ici et là, on trouve des gens qui ont des idées intéressantes sur la réorganisation de la production ou même de la reproduction, mais la politique étrangère est en quelque sorte un territoire inexploré. L’essentiel, et c’est là mon tout dernier point, est de savoir comment garder deux ‘Non’ dans sa tête en même temps et comment les transformer en une sorte de ‘Oui’, par exemple : Non à Poutine. Non à l’OTAN. L’un ne va pas sans l’autre. Quel est le ‘Oui’ qui en découle ? Je ne pourrais dire.
De la même manière on doit dire ‘Non’ au génocide gazaoui et ‘Non’ à l’antisémitisme. Comment mettre les deux ensembles et aboutir à quelque chose d’autre ? Et cette incapacité à traiter ce dernier point, fait des ravages parmi les populations qui sont désemparées face au Moyen-Orient. « Non à Poutine, Non à l’OTAN », j’aimerais vraiment entendre ce que les collègues russes auront à dire à ce sujet. En tant qu’Américaine fermement anti-américain, je ne peux pas rejeter toute la responsabilité sur Poutine. Mais il se peut que nous ne soyons pas d’accord sur ce point. J’aimerais vraiment avoir une discussion plus approfondie à ce sujet. En tout cas, ce sont trois questions que j’ai envie de discuter avec Boris et avec vous. C’est dommage qu’il ne soit pas là, mais c’est formidable que vous soyez là. Je vous remercie.
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