3 février 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/techno-feodalisme-leviathan-trump-musk/
Dans, L’homme sans qualité, le grand Roman de Robert Musil qui se déroule à Vienne dans l’année qui précède la première guerre mondiale, le général Stumm fait à Ulrich, le personnage principal, une remarque dont le narrateur nous dit qu’elle est pleine de sagesse :
« Vois-tu, tu voudrais toujours qu’on soit clair (…). Certes, j’admire ce trait, mais si tu pensais historiquement, une fois ? Comment donc ceux qui participent immédiatement à un grand évènement pourraient-ils savoir à l’avance s’il sera un grand évènement ? Tout au plus en s’imaginant qu’il en est un ! Si tu me permets un paradoxe, j’affirmerai donc que l’histoire universelle est écrite avant de se produire : elle commence toujours par être des racontars ».
Les racontars du grand évènement en cours sont ceux qui entourent l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et le vent glacial qu’a fait souffler la cérémonie d’investiture du 20 janvier 2025 sur la situation politique mondiale. Si l’avalanche de décrets [executive orders] – plus d’une centaine en une semaine – et d’agressions verbales étaient attendues, la mise en scène de la fusion entre le pouvoir politique et les géants de la Tech américaine fut une surprise.
Contrairement à l’usage qui veut que les premières places soient réservées aux anciens présidents et aux autres invités d’honneur, Mark Zuckerberg de Meta, Jeff Bezos d’Amazon, Sundar Pichai de Google et Elon Musk de Tesla étaient à proximité immédiate du président. Plus à l’arrière, Tim Cook d’Apple, Sam Altman d’Open AI et Shou Zi Chew de Tik Tok se trouvaient, mêlés dans la petite foule des dignitaires du nouveau régime, avec Barack Obama, Georges W. Bush, les Clinton et les ministres choisis par Trump lui-même.
Quelques heures plus tard, les deux saluts nazis d’Elon Musk adressés à la foule des supporter trumpistes ne faisait que conforter de la pire manière l’avertissement donné par Joe Biden au peuple étasunien au moment de quitter la maison blanche : “une oligarchie dotée d’une richesse, d’un pouvoir et d’une influence extrêmes est en train de prendre forme en Amérique et menace directement notre démocratie tout entière”. Ce constat du président sortant, trop tardivement lucide, ne mord pas.
D’abord parce que l’influence des plus riches aux États-Unis donne depuis longtemps un caractère oligarchique au régime politique. Ensuite, parce que ces milliardaires de la Tech furent très majoritairement, jusqu’à ces dernières années, des soutiens du parti démocrate et des adversaires déclarés de Donald Trump. Celui-ci ne manqua d’ailleurs pas de le souligner : “Ils l’ont déserté”. “Ils étaient tous avec lui, chacun d’entre eux, et maintenant ils sont tous avec moi.-”.
La question cruciale porte sur la nature de ce réalignement de la Tech : s’agit-il d’un simple revirement opportuniste, dans les mêmes grands paramètres systémiques, ou bien d’un moment de rupture digne de la qualification de grand évènement de l’histoire universelle ? Risquons-nous à cette seconde hypothèse.
Le contraire d’un absolutisme
Trump aime les hommages ostentatoires. Lorsque les puissants courtisans s’empressent auprès du souverain, « The great estate of Palm Beach », comme il appelle sa résidence de Mar el Lago, ne prend-il pas des airs de petit Versailles ? Mais Trump n’a rien d’un apprenti Louis XIV.
Loin d’une reprise en main centralisatrice du pays, son retour au pouvoir s’effectue sous le signe du rejet de l’interventionnisme et des restrictions imposées par l’administration Biden : si l’argent du fossile était acquis à Trump, le basculement de la tech et de la frange la plus mobilisée de la finance répond à la vigoureuse politique anti-trust menée par Lina Khan, à l’attitude défiante vis-à-vis des cryptos de Gary Gensler à la tête de la Security Exchange Commission et à l’orientation modérément progressiste des démocrates sur le plan de la fiscalité.
Autrement dit, le ralliement des entrepreneurs de la Tech à Trump s’effectue sous le signe de la réaction et vise à l’élargissement de leur champ d’action. Y compris sur la scène internationale où ils comptent sur l’activisme de la nouvelle administration, notamment en Europe, pour faire bouger les lignes réglementaires et fiscales en leur faveur.
Deux décrets signés par Donald Trump le jour même de son investiture ne laissent aucun doute sur l’orientation prise. Le premier révoque une décision de Joe Biden relative à la sécurité des systèmes d’intelligence artificielle qui obligeait “les développeurs de systèmes d’IA qui présentent des risques pour la sécurité nationale, l’économie, la santé ou la sécurité publique des États-Unis à partager les résultats des tests de sécurité avec le gouvernement américain”.
En somme, les autorités publiques gardaient un droit de regard sur les évolutions à la frontière de l’IA. Ce n’est plus le cas. On peut objecter que si les promesses de la Tech sont loin d’être toujours tenues, il doit en être de même pour les menaces existentielles que la foison de dystopies numériques envisage. Maigre consolation. S’agissant de la technologie la plus disruptive de notre époque, avec la volonté de se soustraire à toute forme de supervision publique, c’est l’intention qui compte.
L’autonomisation des Big Tech du fait de la dérégulation de l’IA se double d’une forme de subordination de la puissance publique. Dans la même rafale inaugurale, un second décret annonce la création du Department of Government Efficiency (DOGE service), dont la direction est confiée à Musk, sur la base de la réorganisation du US Digital Services (USDS).
L’USDS a été institué sous l’administration Obama pour mieux intégrer les systèmes d’information entre les différentes branches du gouvernement. Pour Richard Pierce, un professeur de droit à l’université George Washington, cette manière d’intégrer DOGE au gouvernement fédéral va fonctionner, c’est-à-dire qu’elle va « lui donner une plate-forme de surveillance et de projection de ces recommandations » . La nouvelle entité dispose en effet ainsi d’un accès illimité aux données non classifiées de toutes les agences gouvernementales.
Il est difficile de surestimer les potentielles conséquences de cette nouvelle situation. Mais la première mission confiée à DOGE ce même 20 janvier, permet d’imaginer ce que cela implique. Sous le label “reformer le processus fédéral de recrutement et rétablir le mérite dans la fonction publique », la nouvelle administration entend exercer un contrôle beaucoup plus étroit sur les fonctionnaires, notamment en ce qui concerne leur « engagement en faveur des idéaux, des valeurs et des intérêts américains » et leur volonté de « servir loyalement le pouvoir exécutif ».
A cette fin de surveillance politique, DOGE est convoqué de manière à “intégrer des technologies modernes pour soutenir le processus de recrutement et de sélection […et..] veiller à ce que les responsables des départements et des agences, ou les personnes désignées par eux, participent activement à la mise en œuvre des nouveaux processus et à l’ensemble du processus de recrutement ». En somme, Musk et ses machines se voient confier l’encadrement politique des fonctionnaires fédéraux, ce qui nourrit à juste titre les craintes de chasse aux sorcières et de politiques discriminatoires magnifiées par la puissance algorithmique.
Le fond de ces deux décisions ne souffre d’aucune ambiguïté : d’un côté, les entrepreneurs de la Tech se débarrassent de la supervision publique pour leurs applications les plus sensibles ; de l’autre, le cœur de ce qui fait l’État – la gestion des carrières de la bureaucratie – se soumet à leur dispositif de surveillance. Le nouveau trumpisme n’est donc pas un absolutisme car il ne vise pas à opérer l’unification politique des classes dominantes dans l’État fédéral. Son essence est au contraire d’émanciper la fraction la plus offensive du capital de toute contrainte sérieuse de la part de l’État fédéral tout en mettant l’appareil administratif sous son contrôle.
Il serait folie de ne pas prendre au sérieux l’affirmation au cœur de la principale puissance mondiale d’un projet aussi radical. Le grand évènement qui s’esquisse touche aux rapports entre Capital et État et pourrait affecter tant les rapports de classe que les relations internationales. C’est une velléité de techno-féodalisme aux visées hégémoniques globales qu’on peut décrire à grands traits.
A l’assaut de la puissance publique
Tout d’abord, il faut rappeler que si la transformation des rapports économiques associée au déploiement des technologies numériques rend possible le techno-féodalisme, cela ne résulte pas d’un déterminisme technique. En Chine où l’essor des Big Tech est, comme aux États-Unis, remarquable, les rapports entre celles-ci et l’État sont volatiles mais marqués par la persistance d’une capacité de la puissance publique à imposer un alignement du secteur avec des objectifs développementistes définis par le politique.
En Occident, l’exemple de la Libra offre une autre illustration du fait que le techno-féodalisme est résistible. En 2018, Facebook fut à l’initiative de ce projet de crypto monnaie. Pour les plus de 2 milliards d’utilisateurs de la plateforme cette crypto aurait eu l’avantage d’offrir un moyen pratique et bon marché de transférer de l’argent dans le monde entier. Pour le réseau social l’opportunité de profit était évidente : plus d’engagement des utilisateurs, plus de données grâce aux opérations commerciales et des revenus additionnels issus des commissions sur les transactions. Mais, en 2021, le verdict final des parlementaires, du département étasunien du Trésor et de la Fed est tombé : Niet. L’échelle du projet était telle qu’il représentait une menace en termes de risque financier systémique, de concentration de pouvoir économique, voire de fragilisation du dollar.
De l’autre côté de l’Atlantique, à la banque des règlement internationaux, Benoît Cœuré ne fait pas mystère de ce qui est en jeu : « la mère de toutes les questions politiques […] est l’équilibre des pouvoirs entre le gouvernement et les Big Tech dans l’élaboration de l’avenir des paiements et du contrôle des données qui y sont liés”. Face aux crypto-monnaies, il est essentiel que les autorités publiques développent des monnaies numériques de banques centrales.
Quatre ans plus tard, la première décision de Donald Trump en ce domaine prend l’exact contrepied de la position de Cœuré : d’un côté, il laisse le champ libre aux zélateurs des crypto-monnaies en appelant à la mise en place d’une régulation qui soutienne « l’innovation dans les actifs financiers numériques et les blockchains ». De l’autre, il lie les mains des banques centrales en exigeant “des mesures qui protègent les Américains des risques liés aux monnaies numériques des banques centrales (MNBC) (….), notamment en interdisant l’établissement, l’émission, la circulation et l’utilisation d’une telle monnaie dans la juridiction des États-Unis ”.
Moins d’État plus de Big tech. Ou plus tôt, une dislocation de l’autonomie du politique sous l’emprise du capital numérique telle est donc la première caractéristique du techno-féodalisme qui se met en place aux Etats-Unis. Le mouvement général est le suivant : 1) la monopolisation des connaissances va de pair avec la centralisation des moyens algorithmiques de coordination des activités humaines ; 2) en l’absence de contrepoids du côté de la puissance publique, elle donne lieu à déplacement du pouvoir d’organisation du social dans les mains des Big Tech ; 3) le corolaire est une capacité hors norme et croissante d’influence de ces acteurs privés sur les comportements individuels et collectifs.
La fragmentation de conversation publique par les réseaux sociaux, la volonté de capture du pouvoir monétaire par le biais crypto-monnaies et, plus fondamentalement, la tentative de centralisation de ce que Marx appela le général intellect par l’IA participent de ce même mouvement de déplacement du pouvoir politique un peu plus loin des institutions publiques.
La haine de l’égalité
La privatisation tendancielle du politique, c’est-à-dire l’affaiblissement des médiations des rapports entre classes et fractions de classe ouvre un abime de questions qu’on laissera de côté ici. Mais elle s’accompagne d’une pulsion antidémocratique qui renvoie à un second trait du techno-féodalisme : la haine de l’égalité.
Au début des années 1990, le manifeste Cyberspace and the American Dream [Le cyberspace et le rêve américain] était hanté par le radicalisme de l’icône libertarienne Ayn Rand. Son idéologie qui prône le droit des pionniers à enfreindre toute règle collective pour mener à bien leur action créatrice tend jusqu’à aujourd’hui un miroir complaisant dans lequel nombre d’entrepreneurs de la tech aiment se reconnaître. La sortie de Marc Zuckerberg plaidant pour davantage d’énergie masculine » n’est que la pointe émergée d’une culture sexiste omniprésente dans le secteur de la Tech qui manifeste la brutalité d’une passion pour l’inégalité.
Le culte randien de la performance et le mépris de ceux considérés comme faibles ou déviants – femmes, racisés, pauvres, trans…- sont les deux faces d’une même pièce. C’est ce socle qui a rendu possible le rapprochement rapide avec l’extrême droite. Et c’est lui encore que l’on trouve dans le dédain pour l’intégrité de la personnalité qu’exprime le refus de la régulation en matière numérique, c’est-à-dire le primat donné au droit à l’innovation des grandes firmes sur la protection des individus et du commun dans la gouvernementalité algorithmique.
Un régime prédateur
Le troisième caractère distinctif de ce régime émergent résulte de la substitution de la logique productiviste/consumériste du capitalisme par un principe de prédation et d’attachement. Si l’appétit de profit reste aussi vorace que dans les périodes précédentes du capitalisme, chez les Big Tech les ressorts de la recherche de profit ont changé. Quand le capital traditionnel investit pour baisser les coûts ou servir de nouveaux besoins solvables le capital techno-féodal investit pour prendre le contrôle de champs d’activité sociale de manière à créer des rapports de dépendance qu’il peut ensuite monétiser.
Les services que proposent les monopoles numériques ne sont pas des produits comme les autres. D’abord, ils constituent des infrastructures critiques : la panne géante de Microsoft à l’été 2024 a rappelé qu’un bug pouvait impacter significativement l’activité dans un grand nombre de secteurs tels que les aéroports, les hôpitaux, les banques, les administrations, la grande distribution….
Ensuite, en utilisant massivement leurs services, nous renforçons le pouvoir de ces géants américains, qui ne cessent d’apprendre sur la base des données que nous générons. Plus nous faisons appel à leurs services, plus Microsoft, Google, Amazon et l’empire de Musk renforcent leur avance commerciale et technologique, ce qui rend leurs services encore plus performants et ainsi la dépendance plus aiguë. Enfin, sur le plan économique, cette subordination se paye cash en termes de capture de valeur. La facture que règle les états et les entreprises aux Big Tech ne cesse d’enfler.
Dans le jeu à somme nulle qui s’installe, la contrepartie de l’accélération de l’accumulation dans les Big Tech, c’est la stagnation ailleurs. A l’échelle de l’économie mondiale, c’est une question de développement inégal, dont l’Europe est désormais aussi une victime, amenée dans ce domaine à rejoindre la totalité des autres pays, à l’exception de la Chine.
Au sein du capital, c’est une stratification qui se met en place dans laquelle une grande part des géants économiques des autre secteurs sont progressivement relégués au second plan à mesure qu’ils accroissent leur dépendance au cloud et à l’IA. Quand bien même l’engouement boursier pour l’IA a une dimension spéculative, synonyme d’instabilité, les mouvements de capital considérables autour de la Tech depuis une décennie correspondent à une réorganisation économique de grande ampleur dont la conséquence est une concentration et une centralisation extrême de l’accumulation du capital.
Au sein de la population, la logique est celle d’une polarisation aggravée, les inégalités corollaires à l’exploitation capitaliste étant redoublées par l’appropriation rentière de valeur par les monopoles intellectuels. Last but not least, le principe de prédation est aussi celui qui préside à la réification du vivant et au pillage de la nature. Les besoins effrénés de ressources que requiert le numérique se traduisent par des destructions écologiques qui, du point de vue des humains, sont aussi une perte de valeur d’usage donnant à la croissance ainsi générée a un caractère antiéconomique.
Chercher la contradiction
Pour la gauche, l’emprise directe sur les processus politiques des dirigeants de la Tech et l’alignement tendanciel de l’appareil d’État étasunien et de sa projection globale sur leurs intérêts posent des questions stratégiques épineuses. Quelle place donner au combat contre les Big Tech ? Comment l’articuler au combat anticapitaliste qui la définit, fonde son ancrage populaire et tisse le lien avec les mouvements sociaux ? Quel sens donner à l’internationalisme face à un adversaire techno-féodal qui déborde d’emblée les cadres nationaux ?
Il n’existe pas de réponses simples à ces questions. A un moment où, dans nombre de pays, notamment en Europe, la dégradation de l’emploi vient fragiliser un peu plus la situation d’un monde du travail déjà malmené par le choc inflationniste et où l’agenda de l’extrême droite progresse à grand pas, il n’est pas évident de définir la place à accorder à une menace moins immédiate et plus insaisissable.
Cette difficulté n’est pas sans rappeler celle qui se pose dans l’articulation des combats écologiques et pour la justice sociale. A la différence cependant qu’avec le tandem Trump-Musk, l’offensive techno-féodale prend la forme d’une agression ouverte face à laquelle vont rapidement se dessiner les figures classiques de la capitulation, de la collaboration et de la résistance. Or pour ce genre de configuration, la gauche historique dispose d’une riche expérience théorique et pratique, notamment dans le contexte de la lutte antifasciste et des mouvements de libération nationale.
On doit à Mao Tse-Toung, dans son texte classique De la contradiction (1937) une des manières les plus ramassées de saisir le problème. Et c’est le philosophe Slavoj Žižek qui nous en donne la quintessence :
La contradiction principale (universelle) n’est pas superposable à la contradiction qui doit être traitée comme dominante dans une situation particulière – la dimension universelle réside littéralement dans cette contradiction particulière. Dans chaque situation concrète réside une contradiction ‘particulière’ distincte, au sens précis où, pour remporter la bataille de la résolution de la contradiction principale, il convient de traiter une contradiction particulière comm
e la contradiction prédominante à laquelle doivent être subordonnées toutes les autres luttes.
Dans le contexte actuel, la contradiction principale, universelle, reste celle née de l’exploitation capitaliste qui oppose de manière antagonique le capital au travail vivant. Mais l’offensive techno-féodale risque de déboucher rapidement sur une situation dans laquelle l’opposition aux Big Tech étasuniennes passerait au premier plan, devenant la contradiction prédominante, celle dont la résolution est un prérequis pour remporter la bataille principale. Lorsque nous en serons là, si nous n’y sommes pas déjà arrivés, les tâches de la gauche vont s’en trouver bouleversées.
Prenant l’exemple des guerres coloniales dont fut victime la Chine, Mao explique ainsi :
Quand l’impérialisme lance une guerre d’agression contre un tel pays, les diverses classes de ce pays, à l’exception d’un petit nombre de traîtres à la nation, peuvent s’unir temporairement dans une guerre nationale contre l’impérialisme. La contradiction entre l’impérialisme et le pays considéré devient alors la contradiction principale et toutes les contradictions entre les diverses classes à l’intérieur du pays (y compris la contradiction, qui était la principale, entre le régime féodal et les masses populaires) passent temporairement au second plan et à une position subordonnée.
Les conditions d’un front anti-techno-féodal
Dans la configuration qui nous intéresse, cette plasticité tactique implique d’être prêt à la constitution d’un front anti-techno-féodal qui inclurait, au-delà des forces de gauche, des forces démocratiques, y compris donc des fractions du capital en rupture avec les Big Tech.
Pour échapper au processus de colonisation numérique, son agenda devrait-être celui d’une politique numérique non-alignée avec pour objectif de créer un espace économique pour que les différentes couches constitutives alternatives aux Big Tech puissent se développer. Cette stratégie de souveraineté implique simultanément une forme de protectionnisme numérique – ou de démantèlement si l’on se situe aux États-Unis, et un nouvel internationalisme technologique fondé sur des coopérations à géométrie variable qui permettent d’opérer à des échelles suffisamment vastes.
Mais la perspective d’une telle alliance de circonstance ne doit pas créer d’illusions. D’abord, les contours de celle-ci sont aujourd’hui extrêmement incertains. La confusion idéologique résultant d’une situation qui se transforme à grande vitesse est bien sûr en cause, mais des raisons structurelles jouent aussi. Parce que le capitalisme contemporain se caractérise par des formes complexes d’interpénétration et d’articulation des différents capitaux entre les secteurs et les territoires, il est difficile de lire où et comment des fissures vont se former et s’élargir au point de devenir des oppositions et quels vont être les points institutionnels où il faudra appuyer pour les travailler.
Ensuite, parce que la mise en œuvre du programme qui la cimentera ne va pas de soi. Une des grandes leçons des expériences développementistes est que, souvent, la bourgeoisie nationale échoue. Faute de discipline suffisante, les capitaux domestiques adoptent une attitude rentière dans laquelle la puissance publique devient une vache-à-lait, meilleure à reproduire les inégalités existantes qu’à impulser la transformation structurelle qui permettrait de rompre la dépendance.
Enfin, parce que la puissance de la gouvernementalité algorithmique et l’impératif écologique de parcimonie obligent à anticiper les risques de capture bureaucratique. La résistance au techno-féodalisme doit avoir une dimension populaire. L’implication directe des masses dans la bataille passe par la question des usages et des outils numériques. Mais elle ne s’y limite pas. L’opposition au techno-féodalisme exige la construction de capacités administratives et de politiques industrielles pour orienter l’investissement. Les mettre sous tension démocratique implique d’y adjoindre des contre-pouvoirs et d’établir des formes de contrôle sur les ressources mobilisées afin de générer des boucles de rétroactions nécessaire pour soutenir la légitimité de l’action publique.
Les milliardaires de la Tech ne sont pas seulement des riches qui convoitent la proximité du pouvoir pour défendre leurs intérêts ploutocratiques. Ces capitalistes sont des seigneurs techno-féodaux en devenir, déterminés à saisir l’opportunité de leur alliance avec Trump pour abattre les derniers obstacles politiques à l’instauration d’un nouvel ordre social fondé sur la projection et la manipulation des algorithmies afin de centraliser la valeur produite par le travail et d’imposer leurs lubies millénaristes.
Cette ascension techno-féodale n’a rien d’inéluctable. L’étroitesse extrême de la base sociale sur laquelle elle repose, son aspiration à faire disparaître les médiations politiques ou encore les valorisations financières fictives auxquelles elle donne lieu en font un échafaudage vulnérable. La brutalité avec laquelle le projet avance garantit que la détestation qu’il suscite va aller croissant. Déjà, au sein même de la galaxie MAGA, Steve Bannon promet de combattre de toutes ses forces les tentatives de Musk « mettre en œuvre le techno-féodalisme à l’échelle mondiale ».
Sous les coups de boutoirs des prouesses numériques chinoises, le vernis des prétention suprématiste des géants de la côte ouest s’écaille, instillant le doute sur leur invincibilité. Le techno-féodalisme étasunien est un Leviathan de pacotille. Mais la nature de la coalition qui va l’abattre reste incertaine. Si la gauche est à sa tête, alors, vraiment, il faudra comme le général Stumm parler de grand évènement.
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