28 janvier 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/alliance-tours-bourgs-antiracisme-classe/
Nous l’avions dit lors du meeting organisé en juillet dernier, dans la foulée des législatives : le sursaut qui a permis de mettre un coup d’arrêt à la marche vers le pouvoir de l’extrême droite n’est qu’un sursis. Il en faut bien davantage pour inverser la tendance, battre durablement l’extrême droite et propulser une véritable alternative de gauche, c’est-à-dire portée par une gauche de rupture. Sans minorer l’importance de la mobilisation multiforme qui a permis ce sursaut, il convient d’en souligner la fragilité et tenir un langage de vérité et non d’autosatisfaction ou d’optimisme forcé.
La percée de l’extrême droite dans les classes populaires
Voici donc quelques faits, sous forme de chiffres, qui devraient inciter à réflexion. Commençons par ceux justement des législatives. Il est vrai que, démentant tous les sondages, le NFP est arrivé en tête du second tour en termes de sièges, et le RN en 3e position seulement. Mais il n’en reste pas moins qu’en termes de suffrages, le RN se place nettement en tête, aussi bien au premier qu’au second tour, avec, respectivement, 1 million et 3 millions de voix de plus que le total de la gauche.
Cette avance inverse l’ordre d’arrivée des précédents scrutins nationaux. En 2022, la gauche avait en effet nettement devancé l’extrême droite aux deux tours des élections législatives, et fait jeu égal au premier tour de la présidentielle. Force est donc de constater que la dynamique électorale est aujourd’hui du côté de l’extrême droite. Celle-ci progresse à chaque scrutin, et franchit désormais nettement la barre des 30%, tandis que la gauche stagne autour d’un petit tiers des voix, soit un niveau d’une faiblesse inédite depuis plus d’un siècle. Elle ne parvient d’ailleurs même pas à atteindre cet étiage bas lorsqu’elle se présente rassemblée, ce qui, rappelons-le, ne s’était jamais produit pour un scrutin législatif avant 2022 et dément l’idée intuitive que l’unité débouche sur un total supérieur à la somme des parties.
La question qui se pose dès lors est celle des fondements de cette évolution différentielle. Allons directement au nœud du problème : le moteur de la dynamique de l’extrême droite se trouve dans la position dominante qu’elle a su au fil des années conquérir au sein des classes populaires, en particulier dans ce qu’on peut considérer comme leur épicentre, les ouvriers et les employés. Et rien n’indique que cette dynamique se soit atténuée ou, a fortiori, inversée. Regardons quelques données de sociologie électorale tirées d’enquêtes réalisées le jour du vote[1].
En 2017, au 1er tour de la présidentielle, l’extrême droite obtient 42% du vote des ouvriers, 39% de celui des employés, un groupe composé aux trois quarts de femmes. En 2022, au même tour de scrutin, les scores sont respectivement de 47% et de 39%. Au premier tour des législatives de juin dernier, ils dépassent les 50% et les 44% selon les instituts de sondages. Même en tenant compte de l’abstention, 31% des ouvriers et 28% des employés ont voté pour l’extrême droite, soit une proportion égale à celle de l’abstention, pourtant élevée dans ces catégories.
On ne peut donc plus dire, comme ce fut naguère le cas, que l’abstention est le premier parti chez les ouvriers et les classes populaires[2]. Si au fil des scrutins, l’extrême droite progresse dans toutes les catégories de la population, sa progression la plus importante continue de s’opérer au sein des classes travailleuses. Ce phénomène apporte également un démenti flagrant aux théories dominantes chez les politologues selon lesquelles les classes moyennes diplômées sont le socle de toute stratégie électorale gagnante.
L’évolution du vote du gauche est une image inversée de ce qui précède : dans ces mêmes catégories elle se situe dans les scrutins présidentiels autour de sa moyenne nationale, à savoir un petit tiers. Les trois quarts environ de cette part revient au vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon, seul candidat de gauche à obtenir des résultats un tant soit peu significatifs parmi les ouvriers et les employés. Dans le scrutin législatif de mai dernier les scores du NFP sont particulièrement faibles dans ces catégories, ce qui renvoie à une abstention sensiblement supérieure à la moyenne, et qui semble avoir touché davantage l’électorat de LFI que celui de la gauche dite « modérée ». A l’inverse, la gauche, et surtout cette gauche « modérée », obtient des scores supérieurs à sa moyenne nationale dans le salariat dit intermédiaire et les cadres et professions intellectuelles, des catégories par ailleurs moins touchées par l’abstention.
Que viennent faire dans ce tableau les « tours » et les « bourgs » ? La réponse réside dans une lecture spatiale, ou géospatiale, de ces résultats. Il apparaît en effet clairement que le vote RN progresse en proportion inverse de la taille de l’agglomération. A l’inverse, le vote de gauche, en particulier celui de LFI, est nettement polarisé vers les grandes agglomérations. Lors de la dernière présidentielle, Mélenchon est arrivé en tête dans les villes de plus de 30 mille habitants, et Le Pen en 3e position, l’écart étant presque de 1 à 3 pour les villes de plus de 100 mille habitants.
À l’inverse, la candidate d’extrême droite était nettement en tête dans les bourgs de moins de 3500 habitants, l’écart variant du simple au double pour les communes de moins de 1000 habitants. Plus préoccupant encore, dans ces petites communes, le score de Mélenchon est en recul par rapport à 2017, alors qu’au niveau national il progresse de plus de deux points. Lors des dernières législatives, le RN devance de nouveau nettement la gauche dans les agglomérations de moins de 50 mille habitants, l’écart s’approchant du simple au double pour celles de moins de 10 mille habitants.
De là vient naturellement l’image des « tours » et des « bourgs », avec sa part de vérité mais aussi d’illusion. Car ce qui apparaît comme une question territoriale renvoie en fait à une double fracture : tout d’abord une fracture de classe. Ces différentiels de comportement électoral ne renvoient pas à des qualités intrinsèques aux espaces en question mais avant tout à la projection spatiale d’une polarisation de classe. Chassées par la spéculation immobilière, les classes populaires quittent les grandes agglomérations, en particulier les centres-villes, et investissent massivement les espaces qu’on appelle « périurbains » et « ruraux », eux-mêmes très diversifiés. A l’inverse, dans les villes se concentre une population plus jeune, plus diplômée et la très grande majorité de l’emploi de cadres (dont 45% est concentré en Ile de France). Dit autrement, le différentiel s’explique avant tout par la différence de composition sociale entre ces espaces[3].
Mais une deuxième ligne de fracture intervient aussitôt, qui comporte elle une projection spatiale, à savoir la fracture raciale. Les fractions racisées des classes travailleuses se retrouvent davantage dans les grandes agglomérations, en particulier dans leurs banlieues populaires, ou même dans les poches populaires subsistantes des centres-villes, tandis que les classes travailleuses blanches les quittent, ou bien demeurent dans des espaces périphériques où se maintient un tissu industriel, souvent dégradé. Ce que désigne donc la métaphore des tours et des bourgs, qui n’est une métaphore à manier avec précaution, c’est l’enchevêtrement de cette double fracture, en d’autres termes la dynamique de racisation de la fracture de classe de la société française.
Trois écueils pour une politique antiraciste
Qui dit racisation dit racisme car c’est bien le racisme qui produit les races et non l’inverse. Aussi bien l’expérience ordinaire de la réalité sociale que le travail militant et les multiples travaux sociologiques consacrés à cette question nous informent que le racisme est bien au cœur de l’adhésion croissante à l’extrême droite, une force politique dont le racisme constitue la colonne vertébrale idéologique. Ceci étant dit, qui nous semble peu prêter à controverse, plusieurs écueils se présentent, qui entravent la compréhension du phénomène et empêchent le déploiement de stratégies aptes à le combattre.
Premier écueil, l’idée selon laquelle le racisme serait l’apanage de l’électorat d’extrême droite, présenté de la sorte comme une excroissance pathologique de la société française. Cela revient à nier le fait massif que le racisme est un phénomène structurant de ladite société, qu’il est enraciné dans son histoire longue, notamment coloniale, dans ses institutions et dans son fonctionnement économique. Il serait absurde de penser que celles et ceux qui ne votent pas pour l’extrême droite en seraient préservés. Et pourtant, l’extrême droite est restée politiquement marginale jusqu’au début des années 1980. Il a fallu donc le basculement dans une conjoncture nouvelle, à la fois sur le plan économique, social et politique pour que le racisme préexistant se traduise sur le champ politique par la percée électorale et idéologique d’une formation d’extrême droite.
Les éléments de cette conjoncture ont été analysés maintes fois, je ne ferai donc que les énumérer rapidement : contre-réforme néolibérale et liquidation du compromis social de l’après-guerre. Ralliement de la gauche dite de gouvernement à ces politiques néolibérales, donc trahisons répétées des attentes qu’elle a pu susciter. Transformation des partis, en particulier des partis de gauche, en simples machines électorales et rétrécissement spectaculaire de leur base sociale, détachée de sa composante ouvrière et populaire au profit des classes moyennes et diplômées.
Affaiblissement dramatique du tissu syndical, associatif, culturel, qui, malgré ses lacunes et ses biais, notamment raciaux, a assuré pendant plus d’un siècle la présence concrète de la gauche dans le quotidien des classes populaires et permis de déjouer au moins partiellement leur fracturation. Renforcement de cette exclusion du champ politique par la dépossession démocratique impulsée par la mondialisation du capitalisme néolibéral, orchestrée en France et dans cette région du monde par l’Union européenne. En parallèle, ralliement de la droite et de la gauche de gouvernement au consensus raciste et autoritaire, fait de discours et de politiques anti-immigration, islamophobes et de plus en plus axées sur la répression.
C’est dans ce contexte qu’émerge ce que les sociologues ont appelé la « conscience triangulaire » à savoir le fait que les classes populaires se définissent par opposition aux élites qui les dominent mais aussi à celles et ceux qui se trouvent « en-dessous » d’elles, à savoir les minorités racisées. Celles-ci leur apparaissent comme d’autant plus menaçantes qu’elles représentent à la fois une forme de déchéance contre laquelle il s’agit de se défendre, par la revendication de blanchité et de francité, mais aussi un concurrent.
Un concurrent d’autant plus redoutable que les avantages de cette blanchité nationale sont perçues comme fragiles, remises en causes par des mécanismes échappant à leur contrôle, que ce soit la mondialisation, le retrait de l’Etat social et de sa logique d’universalité des droits, l’arrogance des élites politiques et intellectuelles ou les transformations d’un marché du travail structuré de façon croissante par le capital scolaire et la logique des diplômes. C’est dans cette conscience triangulaire que réside la mentalité de qu’on appelle parfois de « petit blanc », pour désigner le racisme ordinaire des classes populaires blanches, avec le risque d’énonciation à partir d’une position de surplomb que comporte ce vocable et qui ne peut, à mon sens, que reconduire le problème qu’il est censé mettre à distance.
La politisation du racisme qui est le carburant de la montrée de l’extrême droite renvoie donc à un ensemble de tendances lourdes qui traversent la société française et sans doute la plus grande partie du monde. Le racisme est intrinsèquement une façon globale d’organiser et de percevoir des questions d’ordre matériel, qui relèvent de la division sociale du travail, du logement, du système scolaire, du mode de vie. Et aussi, j’y reviens dans un instant, une façon de se situer sur le plan symbolique, au premier lieu celui de l’appartenance nationale, l’ensemble s’inscrivant dans la logique des rapports capitalistes qui structurent l’ensemble du monde social. C’est pourquoi il est parfaitement trompeur, pour ne pas dire pathétique, de le présenter comme un problème de « valeurs », d’ordre simplement moral ou culturel, ce qu’on désigne parfois comme « le sociétal ».
Cette façon de voir se décline de deux façons : l’une relève du mainstream libéral, l’autre imprègne cette gauche qui s’obstine à contourner la question du racisme. Dans la vision libérale, les classes populaires sont perçues comme frustes et culturellement arriérées, donc, s’agissant des classes populaires blanches, comme plus ou moins naturellement ou spontanément racistes. On se retrouve alors face au choix suivant : l’adaptation à cette vision, et c’est la version conservatrice qui incite à en rabattre sur les « valeurs progressistes ». Ou alors, c’est la version morale et « humaniste », le pari qu’une bonne pédagogie permettra à ces couches de s’ouvrir aux valeurs « universalistes » prétendument portées par les classes moyennes éduquées.
Pour la gauche qui se veut colorblind, disons, pour aller vite, celle que représente François Ruffin, le racisme n’est qu’une fausse conscience, un voile d’illusions appelé à se dissoudre dès lors que les « vrais » problèmes, d’ordre socioéconomique, sont mis en avant, moyennant un discours adéquat. Cette approche pêche d’une part par son économisme, à savoir la croyance que des revendications économiques, pour cruciales qu’elles soient, suffisent en elles-mêmes à dépasser la fragmentation produites par le jeu des petites différences matérielles et symboliques, redoublées par les effets des discours racistes qui saturent la sphère publique.
Cette croyance économiciste s’accompagne, d’autre part, de la confiance dans les vertus d’une bonne petite pédagogie humaniste, celle que François Ruffin désigne, je le cite dans le texte, comme son « laïus, mille fois répété : ‘Devant la justice, la police, la santé, l’éducation, qu’importe notre religion, notre couleur de peau, nous devons être tous et toutes égaux’ ». On peut effectivement lui accorder que ce n’est qu’un laïus, c’est-à-dire, selon la définition du Larousse un « discours vague, creux et emphatique ». Un laïus qui remplit pourtant une fonction précise, à savoir l’idée parfaitement illusoire que pour détacher les classes populaires de l’emprise de l’extrême droite il faut renoncer à combattre le racisme.
À ce premier écueil vient s’ajouter un second, qui est en quelque sorte son symétrique inversé. Non pas contourner le problème, ou penser qu’on peut s’en tirer à peu de frais, voire en lui cédant une part de terrain, mais le considérer comme un fait intangible. Donc faire une croix sur les secteurs populaires qui sont tombés dans l’orbite de l’extrême droite, en les considérant comme irrécupérables car imprégnés de racisme. Le combat antiraciste se ramène ainsi à une dénonciation permanente des « racistes » qui « votent mal » et grossissent les rangs de l’électorat d’extrême droite. Alors qu’elle en perçoit la fonction sociale et politique, cette conception du racisme aboutit paradoxalement à une attitude moralisatrice semblable à celle de la vision libérale.
L’issue résiderait-elle alors dans un secteur de la société qui serait plus ou moins préservé de la contamination raciste, qu’il faudrait chercher parmi les « abstentionnistes » ? Mais les abstentionnistes ne sont pas un groupe nettement séparé du corps des votants. L’abstentionnisme n’est pas une sécession définitive mais le résultat d’une participation électorale intermittente.
Ainsi, au cours d’une année électorale combinant scrutin présidentiel et législatif, seuls 14% des inscrits n’ont participé à aucun scrutin. Bien entendu, cette participation est inégale selon l’âge et les catégories sociales : elle varie du simple au double entre ouvriers et cadres et du simple au triple entre les jeunes et les plus âgés. Sa constante progression est un élément central de l’exclusion politique des classes populaires qui caractérise l’ère néolibérale à l’échelle internationale. Il va donc de soi que l’élargissement de la base de la gauche, et tout particulièrement de la gauche de rupture, passe par une mobilisation accrue de la jeunesse et des classes populaires, racisées ou non.
Mais l’abstentionnisme est un agrégat hétérogène tant socialement que sur le plan idéologique. Du fait justement de l’intermittence croissante de la participation, on y retrouve les mêmes grandes tendances que parmi les votants. C’est pourquoi le RN s’est également révélé capable d’y puiser des forces, d’autant que sa position dominante parmi les classes populaires, combinée à son absence de toute expérience de pouvoir, en fait le réceptacle privilégié d’un vote de défiance. La conclusion qui me semble s’imposer est qu’au vu de l’état actuel des rapports de forces, la gauche ne peut retrouver une dynamique majoritaire, donc une possibilité de victoire, sans gagner une partie substantielle des classes populaires blanches actuellement sous l’emprise de l’extrême droite.
Quelle stratégie pour l’antiracisme ?
Comment saper la base populaire du bloc d’extrême droite et unifier les classes travailleuses et populaires, telle est la question stratégique que nous devons affronter de toute urgence. Une autre réponse se présente ici, c’est celle qui passe par les affects, ressort indispensable de la constitution de tout groupe. Son point fort est qu’elle place la focale sur le facteur subjectif. Il est en effet certain que les sujets racistes sont d’abord soudés par l’affect. Ils partagent des stéréotypes qui les constituent en communauté et produisent en miroir la communauté de leurs cibles.
Pourtant, s’il constitue un puissant ciment, l’affect ne suffit pas en lui-même à constituer le groupe. Les affects n’existent pas à l’état pur, dans une sorte de communion intersubjective sans autre condition que leur propre circulation. Les affects durables et partageables sont structurés par un ensemble de représentations et de discours. Disons pour faire vite qu’ils s’encastrent dans une idéologie. Et pour agir à une échelle de masse, une idéologie doit communiquer, fut-ce de façon biaisée, avec des expériences réelles, c’est-à-dire avec les intérêts matériels des groupes sociaux antagonistes.
L’affect raciste a donc besoin d’une grille d’interprétation de la réalité, qui comporte plusieurs niveaux d’élaboration, qui vont du langage ordinaire et de ses clichés jusqu’aux visions d’ensemble systématisées, qui se donnent mêmes les apparences d’une connaissance savante du monde. Dans une configuration partiellement refoulée de nos jours, les discours racistes s’adossaient à la pseudo-science coloniale fondée sur l’idée d’une hiérarchie naturelle des races. Aujourd’hui, ils relèvent davantage d’un essentialisme culturaliste et d’une sociologie de bazar. Leur objectif est de « démontrer » le lien entre immigration, chômage et délinquance, ou l’incompatibilité entre islam et République, ou encore l’existence d’un « grand remplacement », dans un retour explicite au bon vieux racisme biologique qui n’était de toute façon jamais bien loin.
Allons au plus pressé : la médiation idéologique fondamentale du discours raciste est celle de la nation. Les groupes racisés ne sont pas tant perçus comme des étrangers, des éléments extérieurs à la société, mais bien davantage comme des « étrangers de l’intérieur », c’est-à-dire comme des faux nationaux, des nationaux toujours en manque de la véritable essence nationale. Être racisé en France aujourd’hui c’est avant tout subir un « déni de francité » pour reprendre l’expression de Patrick Simon et de Vincent Tiberj. C’est pourquoi du reste l’islamophobie est le nom actuellement dominant du racisme même si l’« islam » ne renvoie pas en tant que tel à une race, tout comme d’ailleurs le terme d’« immigré ». Le fantasme raciste consiste alors à restituer l’intégrité supposée perdue ou menacée de la nation en la débarrassant d’une façon ou d’une autre de cet élément dissolvant. Le conflit de classe est ainsi déplacé en conflit racial, toujours présenté comme une forme de purification nationale.
Mais, aussi désirable et radicale qu’elle puisse paraître, l’exclusion des « ennemis de l’intérieur » ne suffit pas. Elle demande à être complétée par des mesures d’inclusion à destination des « bons nationaux », ou du moins par une promesse de telles mesures. A défaut de résoudre le chômage et la misère par l’économie de guerre et l’expansion territoriale, à l’instar du fascisme des années 1930, l’extrême droite actuelle promet du protectionnisme et une forme de redistribution interne aux classes populaires, consistant à déshabiller les uns pour soi-disant mieux vêtir les autres. Certes, ce programme social est vague et criblé de contradictions. Il n’en constitue pas moins un ingrédient constitutif du projet d’ensemble, car indispensable au maintien de sa base populaire, comme on le voit par exemple par le fait que le RN continue de défendre, au moins formellement, l’abrogation de la réforme des retraites, la baisse de certaines taxes frappant la consommation populaire et même, malgré son aversion des fonctionnaires, certains services publics.
Plutôt que de se livrer à des diatribes morales, qui ne font que conforter son image de donneuse de leçons, la gauche ferait donc mieux de s’attacher à déconstruire sans relâche ce programme social et montrer en quoi les classes populaires blanches n’ont rien de substantiel à gagner de son application. En d’autres termes, que les avantages symboliques et les micro-privilèges matériels de la blanchité sont dérisoires comparées aux ravages d’un cadre capitaliste néolibéral que l’extrême droite ne ferait que radicaliser si elle parvenait au pouvoir, notamment en écrasant toute contestation. Si elle n’est pas suffisante en elle-même, cette partie de la démonstration me semble essentielle : on ne gagnera jamais une partie quelconque des classes populaires durement frappées par des décennies de saccage social, et tout particulièrement les classes travailleuses blanches, si on ne les convainc pas qu’elles ont quelque chose à gagner matériellement en se tournant vers la gauche.
Le deuxième volet de cette même démonstration est que pour gagner véritablement quelque chose, il faut le prendre aux vrais possédants, et non aux plus proches, et orienter vers cette cible les affects négatifs qui surgissent de la situation d’injustice et d’oppression. On ne peut donc séparer, même à ce niveau, l’économique de l’idéologique, l’affect de l’intérêt matériel. Et l’efficacité de cette démonstration d’ensemble dépend largement de sa possibilité d’être portée sur le terrain, par un travail d’enracinement militant et de reconstitution d’un maillage de proximité aujourd’hui déficient.
Dialectiser le rapport à la nation
Mais cela n’est qu’une partie de la réponse. L’autre partie se joue sur le terrain qui apparaît comme celui privilégient l’extrême droite, et, plus généralement, les forces conservatrices et réactionnaires, à savoir le terrain de la nation. La thèse que je soutiens est la suivante : oui, la nation est l’opérateur nécessaire du racisme, la manière dont le conflit de classe est nié, neutralisé, ou rendu invisible. Mais la nation est aussi un terrain contesté, celui où peut se construire un peuple nouveau, dépassant la fracture raciale, celui où peut se construire une volonté collective de transformation sociale, celui qui n’enferme pas dans des frontières mais se conçoit comme la médiation nécessaire à la mise en œuvre d’un projet émancipateur qui les dépasse. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels écrivaient que « comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique », il doit « s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation ». En d’autres termes, la nation est le terrain où se joue la capacité de direction, celle de l’hégémonie d’une classe et du bloc social qu’elle rassemble autour d’elle.
Aujourd’hui, dans les mouvements populaires qui ont éclaté un peu partout dans le monde au cours des dernières décennies, de l’Amérique latine aux printemps arabes, et des occupations des places espagnoles ou grecques aux Gilets jaunes, on a vu surgir en masse les drapeaux nationaux, et eux seuls. Ce message venant d’en bas, des peuples insurgés contre l’injustice, n’était nullement celui du nationalisme et du racisme mais celui, démocratique et égalitaire, qui disait : « nous sommes le peuple », « le pays est à nous », « nous avons le droit de décider de notre devenir collectif ». C’était également une telle volonté qui a majoritairement animé le non français de 2005 au TCE, et aussi celle qui a fait triompher en 2011 le non du peuple grec aux diktats de la Troïka européenne, des votes que les élites politiques des deux pays se sont empressées de fouler aux pieds.
Cette notion de souveraineté populaire n’a comme seul cadre d’exercice concret, du moins dans un premier temps, que le cadre national. En l’assumant, elle renoue avec la conception révolutionnaire de la nation, celle de 1789 et de 1793, celle aussi de la Commune de Paris, qui se dressait contre une bourgeoisie qui préférait capituler devant Bismarck plutôt que de céder au peuple, comme elle préféra par la suite Hitler au Front populaire. Cette souveraineté est émancipatrice et internationaliste à condition d’assumer aussi la part obscure de l’histoire nationale, les réalités de la colonisation et de l’impérialisme, pour mener à son terme un travail de décolonisation des pratiques, des institutions et des esprits. Cette « reconquête de la souveraineté populaire » dont parle Houria Bouteldja dans son dernier ouvrage rejoint la construction de cette « nouvelle France » qu’évoque Jean-Luc Mélenchon. Une France désoccidentalisée, multiraciale, solidaire des peuples du Sud, à commencer par le peuple palestinien. Seule une telle vision de la nation peut porter un projet contre-hégémonique, une alternative de pouvoir en mesure de battre le fascisme et de mettre fin à la longue nuit néolibérale.
Pantin, 11 janvier 2025.
Notes
[1] Chiffres des sondages jour du vote IPSOS.
[2] Comme le soulignait notamment Annie Collowald, un constat encore valide au début des années 2000, quand le score national du FN se situait entre 18% (présidentielle de 2002) et 10,4% (présidentielle de 2007).
[3] Cf. notamment les analyses d’Olivier Bouba-Olga ici et ici. Cf. également les données de l’INSEE montrant l’accroissement des disparités sociales entres quartiers dans la plupart des grandes villes.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre
Le programme PAFI, vous connaissez ? PAFI pour programme d’aide financière à l’investissement.
Un message, un commentaire ?