Édition du 15 octobre 2024

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Débats

Penser les transformations des systèmes militaro-sécuritaires

L’économiste marxiste Claude Serfati a publié il y a quelques mois un livre intitulé Un monde en guerres, aux éditions Textuel. Nous en avions publié un compte-rendu, de Nicolas Pinsard, auquel Claude Serfati répond ici. Il revient notamment sur sa conception de l’impérialisme contemporain, le rôle des hauts fonctionnaires conçus comme « capitalo-fonctionnaires », mais aussi les transformations des systèmes militaro-sécuritaires liées à l’intelligence artificielle.

Tiré de la revue Contretemps
3 octobre 2024

Par Claude Serfati

L’objectif d’Un monde en guerres est de fournir aux lecteurs – chercheurs et citoyens engagés – quelques clés de compréhension sur les interactions des dynamiques contemporaines qui sont à l’œuvre sur le plan économique, environnemental et géopolitique [1]. La note de Nicolas Pinsard, qui a été publiée dans Contretemps, propose non seulement une recension de cet ouvrage, mais elle formule quelques pistes de recherche inspirées par sa lecture. Sa note était initialement destinée à commenter la présentation de mon ouvrage dans un séminaire académique [2], et Nicolas Pinsard inscrit son interpellation dans le cadre de l’école de la régulation dont il signale la quasi-absence d’intérêt pour le militarisme et les conflits armés.

Je le remercie pour l’effort de lecture et l’intérêt de ses commentaires. Ma réponse sera plus brève que sa note puisqu’elle ne portera que sur les points qui relèvent de cette ’interpellation’. J’aborde la multipolarité capitaliste hiérarchisée qui caractérise l’impérialisme contemporain puis la place des « capitalo-fonctionnaires » dans le capitalisme français. Je précise ensuite la contribution de l’intelligence artificielle à la consolidation des systèmes militaro-sécuritaires, une hypothèse qui conteste fortement celle d’une « autonomisation de la technique vis-à-vis de l’État » défendue par Nicolas Pinsard dans sa note. Je suis enfin moins optimiste que lui sur le rôle important que la Haute Administration française pourrait jouer dans la « bifurcation écologique » qu’il propose car mes analyses m’éloignent de l’hypothèse d’une neutralité instrumentale des institutions étatiques.

Une multipolarité capitaliste hiérarchisée

La première réserve formulée par Nicolas Pinsard (remplacé dans la suite de ce texte par NP) concerne la focalisation de l’ouvrage sur les rivalités entre les grandes puissances impérialistes et l’absence d’analyse de « la relation de ces États avec les zones périphériques ». Cette critique est factuellement discutable.

D’une part, l’ouvrage décrit, comme NP le mentionne, la « reprimarisation des économies latino-américaines » – c’est-à-dire les politiques industrielles fondées sur l’exportation de ressources naturelles. D’autre part, il décrit les mécanismes d’asservissement des pays du Sud par la dette, un processus qui prolonge et amplifie ce qui se passa à l’ère de l’impérialisme d’avant la première guerre mondiale. Surtout, l’ouvrage propose un présentation détaillée des processus de dépendance produits par les chaines de production mondiales (CPM) qui sont mises en place par les grands groupes. Les CPM systématisent la captation de valeur des pays dépendants au profit des pays développés et en ce sens, elles donnent une nouvelle physionomie à la domination des pays impérialistes.

De plus, une large partie du chapitre consacré à l’antagonisme entre les États-Unis et la Chine s’intéresse à la ‘route de la soie’, qui constitue un modalité de domination différente des mécanismes mis en place par les impérialismes occidentaux il y a plus d’un siècle.

Plutôt que la lacune regrettée par NP, la question non traitée dans l’ouvrage par manque de place pour en aborder ses enjeux théoriques est celle des pays de second rang qui sont à la fois des pays dominés par les grands impérialismes mais aussi en position d’exploiter des pays de rang inférieur. Je résume donc ici brièvement ma position.

Je définis l’impérialisme à la fois comme une configuration du capitalisme dominée par le capital monopoliste et financier et comme une structure de l’espace mondial dominée par quelques pays. Selon moi, la réflexion sur ces pays intermédiaires doit partir du constat d’une hiérarchisation de l’espace mondial bien plus complexe que celle d’avant 1914, même si les théoriciens marxistes de l’impérialisme établissaient déjà une hiérarchie au sein des puissances impérialistes. L’exemple le plus spectaculaire qu’ils donnaient était alors celui de la Russie [3]. Dans la lignée des travaux du sociologue brésilien Ruy Mauro Marini, Alex Callinicos, Patrick Bond et d’autres marxistes emploient aujourd’hui le terme de ‘sous-impérialisme’ pour qualifier une liste plus ou moins longue de pays (Afrique du Sud, Brésil, Inde, Iran, Israël, Pakistan, Turquie, etc.) qui se trouvent dans cette position intermédiaire.

Plutôt que l’objectif d’une classification individuelle des pays, j’inscris le débat sur la hiérarchisation de l’espace mondial dans le le cadre d’analyse de l’impérialisme contemporain. Il est indéniable que la contestation de l’ordre mondial dominé par le « bloc transatlantique » et en particulier des États-Unis qui en sont le pilier, redessine les alliances interétatiques, avec la Chine et la Russie comme pôles impérialistes majeurs de cette contestation.

Dans ce nouveau contexte, quelques pays, qualifiés de sous-impérialismes, tentent d’émerger comme puissances régionales. En résumé, l’espace mondial contemporain est structuré par une multipolarité capitaliste hiérarchisée. Cette hypothèse est donc très éloignée de celle qui parle d’un « Sud global » qui serait homogène dans sa contestation de la domination occidentale et qui est parfois à tort qualifié d’anti-impérialiste (au motif qu’anti-occidental = anti-impérialiste) [4].

D’autre part, l’interdépendance provoquée par le marché mondial s’est considérablement renforcée. Ses effets sont ambivalents : la multipolarité capitaliste crée des rivalités entre les grandes puissances mais elle incite également à leur coopération contre les exploités et dominés [5]. J’aborde cette ambivalence dans Un monde en guerres à propos de l’antagonisme entre la Chine et les États-Unis. A partir des années 1990, leur interdépendance économique a créé un jeu ‘gagnant-gagnant’ pour les classes dominantes des deux pays à la suite de l’intégration de la Chine dans le marché mondial. Depuis la fin des années 2000, elle met au contraire le monde au bord de l’abîme conflictuel.

Nier les mutations de l’impérialisme depuis un siècle serait donc absurde, mais celles-ci n’ébranlent pas les fondements des analyses marxistes formulées au début du vingtième siècle. Elles ne les rendent pas plus obsolètes en raison de la domination étatsunienne ou sous prétexte que l’interdépendance créerait une classe capitaliste transnationale qui marginaliserait les Etats dominants.

Le capitalisme, une structure fondée sur des forces sociales

Dans mes travaux, je qualifie les systèmes militaro-industriels (SMI) de prolongement des fonctions de défense de l’Etat sur le terrain économique. Cette définition semble convenir à NP qui me reproche néanmoins une « hésitation sur la façon de concevoir l’articulation entre SMI et État et les capitalo-fonctionnaires ».

J’utilise le terme capitalo-fonctionnaires pour souligner dans le cas de la France à quel point le mode de formation et de reproduction des classes dominantes mélange les genres. Les études empiriques sur la trajectoire des élites françaises sont d’ailleurs nombreuses qui documentent ce que de façon trop partielle, on nomme le « pantouflage ».

Au départ (le dix-neuvième siècle), ce terme désignait la trajectoire des hauts fonctionnaires qui poursuivaient ou achevaient leur carrière dans les grandes entreprises. Cependant, comme je l’ai analysé [6], le régime bonapartiste de la cinquième République a considérablement augmenté les passerelles entre le monde de la Haute Administration, l’appareil gouvernemental et les grandes entreprises [7], dont une grande partie est depuis six décennies successivement nationalisée et privatisée, généralement pour confirmer l’adage : socialisation des pertes, privatisation des profits.

Cette osmose des élites publiques et privées est facilitée par leur formation dans les mêmes grands corps des grandes écoles, en premier lieu l’Inspection générale des finances à l’ENA et les corps des Ingénieurs des Mines et des Ponts et Chaussées et de l’armement à Polytechnique. Contrairement aux craintes de NP, constater ce mode singulier de reproduction des classes dominantes de la France ne supprime en aucun cas les différences fonctionnelles qui existent en France comme ailleurs entre le capital et les institutions étatiques (et la différenciation en leur sein). Il est effet communément admis par l’analyse marxiste [8] qu’une des singularités du capitalisme par rapport aux modes de production antérieurs est la séparation entre le rapport d’exploitation directe (la relation capital-travail) et la domination politique de l’État, garant de la reproduction des rapports sociaux et à ce titre doté d’une existence propre.

Or, NP conclut de l’expression « classe de capitalo-fonctionnaires » que j’utilise que « l’État n’aurait pas d’espace propre et par conséquent qu’il n’y aurait pas d’autonomie relative de cette institution vis-à-vis du capital et en particulier du secteur de l’armement ». Ce faisant, il confond le niveau de la reproduction des agents sociaux– au sens de l’agency anglophone – et celui des structures sous-jacentes du capitalisme. Ce débat est récurrent en sciences sociales [9].

Cette confusion des niveaux, c’est par exemple celle que font les analyses qui observent une internationalisation des Conseils d’administration des grands groupes mondiaux et en concluent à la domination d’une classe capitaliste transnationale et même pour certains, à l’emprise d’un État capitaliste transnational sur la planète [10]. Ces analyses négligent le fait que les rapports sociaux capitalistes demeurent territorialement circonscrits par des frontières et politiquement construits autour d’États.

La France est un pays capitaliste dans lequel la proximité ‘physique’ des classes dominantes avec les institutions étatiques a toujours été une composante vitale de leur reproduction face à des exploités insoumis (1830,1848,1870,1936, 1968, etc.). Cette réalité n’est pas démentie par le fait que, selon les études des cabinets conseils, la France est un des pays occidentaux dont les grands groupes – concrètement le CAC 40 – comptent le plus d’administrateurs étrangers [11].

L’intelligence artificielle ne provoquerait pas de changement majeur dans les processus de travail…

L’hypothèse centrale du chapitre « L’intelligence artificielle au cœur de l’ordre militaro-sécuritaire » d’Un monde en guerres est la suivante. A rebours de ce que permettrait leur usage socialement maitrisé afin de satisfaire les besoins de l’humanité, les technologies qui reposent sur l’IA transforment simultanément les données en source d’accumulation de profits, elles renforcent le pouvoir sécuritaire des États et elles introduisent de nouvelles formes de guerre grâce à leur utilisation par les militaires. En somme, l’IA offre des potentialités d’utilisation contre les êtres humains dans tous les domaines de leur vie en société en tant qu’ils sont à la fois salariés, citoyens et ‘civils’ menacés par les guerres.

NP conteste cette rupture. En effet, sur le plan des processus de production (de travail), il se demande si « Les ressorts de cette technologie ne sont […] pas in fine relativement classiques ? ». Cet « éternel retour » des technologies me semble une description inappropriée de la réalité. Elle néglige en particulier les effets cumulatifs produits par les innovations technologiques car celles-ci s’intègrent à des systèmes techniques déjà existants dans des conditions qui dépendent de l’environnement socio-économique.

L’IA est certes une technologie à portée générale, comme le furent la machine à vapeur, l’électricité et l’électronique, dont elle est d’ailleurs un développement. Mais ce qui lui confère cette ubiquité qui nous atteint en tant que « salariés, citoyens et civils » tient au fait que ses développements prennent place d’emblée à l’échelle internationale et sont donc un enjeu de rivalités militaro-économiques.

Or, depuis la fin des années 2000, l’espace mondial est marqué par une combinaison explosive : la « longue dépression » économique des grandes économies occidentales initiée par la crise financière de 2008 se produit dans un contexte de dégradation environnementale qui provoque à son tour le durcissement de la concurrence économique accélérée et exacerbe les rivalités militaires. Ne pas prendre en compte ce contexte a pour conséquence d’analyser les dynamiques technologiques ‘en soi’.

En réalité, en dépit des espoirs placés par certains, les technologies digitales dont l’IA est un prolongement, n’ont pas redonné de la vigueur à l’expansion économique. Elles n’ont pas non plus déclenché un nouveau cycle Kondratiev qui est censé naitre, selon les Schumpetériens, des « grappes d’innovation » (clusters) qui arriveraient à maturité.

Dans ce contexte, la combinaison d’une baisse de la rentabilité du capital et d’un régime d’accumulation à dominante financière, pour reprendre l’expression introduite par François Chesnais dès le milieu des années 1990, transforme la « quatrième révolution industrielle » fondée sur le digitalisation en une menace sur des dizaines de millions d’emplois hautement et moyennement qualifiés, alors que la vague précédente avait frappé en premier lieu les emplois non-qualifiés.

La substitution du capital au travail est certes inscrite dans l’évolution longue du capitalisme, mais un fait nouveau est que les grands groupes disposent désormais d’un réservoir mondial de main-d’œuvre– ce que Marx nomme une« armée industrielle de réserve » est désormais planétaire . Elle est composée de centaines de millions d’êtres humains dont la mise en concurrence par les grands groupes mondiaux est facilitée par la digitalisation de leurs chaines de production grâce à l’IA.

… mais au sein de l’État

NP conteste la radicalité des changements opérés par l’IA dans les processus de travail mais il observe en revanche une rupture majeure introduite par l’IA dans les relations entre l’État et la technique. Il écrit « Il me semble que la rupture se produit dans le rapport même État-technique ».

NP propose alors la notion de ‘Machinisme d’État’ pour décrire l’inversion qu’il détecte dans le rapport Etat-technique et conclut son analyse du rôle de l’IA avec cette question : « La technique, via l’IA, ne s’est-elle pas autonomisée au point de ne plus être simplement un outil dans les mains de l’État ? ». Ailleurs, l’interrogation devient plus affirmative : « L’État semble entrer dans un nouveau régime de domination sociale qui se caractérise donc par une autonomisation de la technique vis-à-vis de l’État ». Cette formulation est malheureuse – même si dans une note de bas de page, NP note qu’« il ne s’agit pas ici d’avoir une lecture techniciste du régime de domination sociale dans lequel l’État joue un rôle central ».

Pour argumenter son hypothèse de la perte de contrôle de l’IA par l’Etat, NP établit une analogie avec l’analyse du machinisme faite par Marx, mais il en donne selon moi une interprétation erronée. Il est vrai que lorsque Marx insiste sur la rupture dans les rapports de travail introduite par la machine, il souligne son autonomie conquérante. Dans le chapitre 15 du Capital intitulé ‘Machinisme et grande industrie’ mais aussi dans les fragments sur les machines présents dans les Grundrisse [12], Marx montre à quel point ce qu’il nomme le « système automatique des machines » s’impose comme une force qui subjugue la force de travail.

Cependant, cette autonomie de la machine s’exerce contre le producteur, elle ne se réalise nullement vis-à-vis du capitaliste. En effet, la machine, en tant qu’objet technique, s’intègre dans des rapports de production dominés par le capital. C’est pourquoi, la machine qui « est le moyen le plus puissant d’accroître la productivité du travail, c’est-à-dire de raccourcir le temps nécessaire à la production des marchandises, […] devient comme support du capital […] le moyen le plus puissant de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle ».

L’asservissement du salarié à la machine est un moyen d’augmenter le contrôle des rythmes et de l’intensité de son activité en plus d’exproprier le travailleur de ses connaissances comme cela est longuement discuté parmi les lecteurs de Marx. La machine est donc autonome vis-à-vis des ouvriers, mais Marx conteste vigoureusement l’idée que la technique deviendrait une force autonome vis-à-vis des capitalistes : « Le capital emploie les machines […] dans la seule mesure où celles-ci permettent au travailleur d’augmenter la part de son travail pour le capital » [13].

Le procès de travail (rythme, procédures, etc.) demeure donc soumis à la discipline du capital . Celle-ci est imposée grâce à l’usage des machines et elle est confortée par l’ensemble des dispositifs de surveillance managériaux. Décider d’un autre usage du ‘système automatique des machines’ est certes possible, mais ceci exige une prise en main de leur avenir par celles et ceux qui produisent les richesses. Tel est le sens de la section du même chapitre 15 du Capital consacrée aux lois sur la protection des travailleurs des deux sexes [14]. En sorte que les luttes sociales peuvent contribuer à améliorer le sort des salariés, mais « qu’au-delà d’un certain point, le système capitaliste est incompatible avec toute amélioration rationnelle ».

Le même raisonnement qui est proposé par Marx sur l’usage des machines dans les relations de production capitalistes doit s’appliquer à l’analyse de la relation de l’IA aux institutions étatiques puisque celles-ci constituent le socle politique de la reproduction des rapports sociaux. Les technologies de contrôle sont mises au service d’une politique sécuritaire car l’utilisation de l’IA à des fins militaires resserre également le filet du contrôle social intérieur au nom de la sécurité nationale.

Or, NP minimise ces changements lorsqu’il écrit que « le fait que l’IA facilite le fichage de la population ne représente pas en soi une rupture, car comme indiqué par Serfati, le fichage s’inscrit plus généralement dans la pratique courante des États vis-à-vis de leur population ». Cette remarque me parait inexacte. Des fiches anthropométriques du début du vingtième siècle introduites de façon pionnière par l’Etat français pour surveiller et punir les roms à la vidéosurveillance et les autres instruments de contrôle et de répression sociale systématisés en Chine et désormais en France grâce aux Jeux Olympiques, « le fichage » a acquis une efficacité périlleuse en l’espace d’un siècle. Ici, une fois encore, cela n’est pas dû à l’autonomisation de la technique qui submergerait les Etats, mais au contraire à sa pleine utilisation par leurs dirigeants. Se borner à constater que « le fichage est une pratique courante » minimise donc les bouleversements que l’IA provoque dans le contrôle exercé par l’Etat sur ses citoyens (en plus de ses effets dans le domaine militaire).

Le seul argument avancé par NP pour défendre l’hypothèse d’une autonomisation de la technique vis-à-vis de l’État est tiré des analyses d’experts mentionnées dans Un monde en guerres sur le degré d’imprévisibilité produit par l’incorporation de l’IA dans les équipements militaires : risque de déclenchement intempestif d’armes nucléaires, ‘surréaction’ à une attaque ennemie, etc. Or, même si ces risques existent, cela ne signifie pas que la technique dicte sa conduite aux Etats ! L’imprévisibilité et la contingence ont toujours été des leviers puissants de l’évolution historique, y compris du cataclysme planétaire produit par les deux guerres mondiales.

De même, l’équilibre de la terreur qui s’est instauré entre les grandes puissances après 1945 et qui a jusqu’à maintenant évité une nouvelle utilisation des armes nucléaires ne vaut pas garantie qu’un gouvernement – voire certains agents ‘non-étatiques’ qui bénéficient de la prolifération nucléaire – ne les utiliseront pas. L’idée qu’il aurait existé dans le passé des Etats rationnels et souverains qui maitrisaient leurs actions – dont la guerre fait partie – n’existe que dans la théorie ‘réaliste’ des relations internationales qui est adoptée par une partie des dirigeants états-uniens.

L’IA consolide les systèmes militaro-sécuritaires

L’affirmation de l’autonomisation de la technique qui échapperait aux acteurs (pour NP à l’Etat) fait partie d’une longue tradition de recherche. Max Weber utilisait l’image de la « cage de fer » qui risquait d’enfermer la société si le procès de rationalisation qui témoigne de la supériorité du capitalisme – et auquel la technique apporte une contribution essentielle-, allait trop loin.

Un monde en guerres en donne également une illustration en résumant la vision de Jacques Ellul, ce penseur original de la technique. On peut également citer Lewis Mumford, pionnier de l’analyse des effets désastreux du « capitalisme carbonifère » qui parle de « la « passive dépendance à la machine » qui a caractérisé une large partie du monde occidental [15].

En réalité, loin de l’hypothèse d’un processus technique qui leur échapperait, les détenteurs du pouvoir étatique ont toujours suscité les innovations technologiques afin de maintenir l’ordre intérieur mais surtout de préparer la guerre à l’extérieur. L’attraction des Etats européens pour la technique fut décuplée à partir du dix-neuvième siècle lorsque l’expansion capitaliste s’est préoccupée de l’innovation technologique à des fins de profit. Cette convergence des objectifs capitalistes et de ceux des Etats a assuré un fondement solide aux systèmes militaro-industriels (SMI) qui se sont créés après la seconde guerre mondiale. Les SMI constituent depuis déjà huit décennies la forme la plus aboutie de l’incorporation des technologies sophistiquées dans les institutions étatiques. Leur dimension structurelle rend un peu terne l’hypothèse d’un machinisme d’Etat » dont NP affirme l’apparition récente grâce à l’IA.

Comment expliquer l’enracinement des systèmes militaro-industriels après la seconde guerre mondiale dans les grands pays impérialistes ? Quels sont les mécanismes qui ont facilité leur auto-reproduction et selon quelles modalités nationales ? La réponse à ces questions exige de combiner d’une part les transformations de l’espace économique mondial depuis la Seconde guerre mondiale et la course technologique sans fin entre « l’épée et le bouclier » et d’autre part les stratégies du « bloc social » qui, dans les grands pays, est aux commandes des systèmes militaro-industriels. à ces transformations « objectives ».

En bref, il est nécessaire d’associer dans l’analyse les facteurs ‘objectifs’ et l’action transformatrice des forces sociales. Ainsi que Marx et Engels le rappellent, «  L’histoire ne fait rien, […] elle ‘ne livre pas de combats’. C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats » [16].

Cette méthode d’analyse ne se contente pas d’explorer le passé, elle permet également de répondre à la question : Comment expliquer la prospérité contemporaine des SMI ? Dans ce cadre théorique, Un monde en guerres consacre une place importante à la régénération du SMI étatsunien qui est produite par les géants du numérique (les GAFAM) qui contrôlent les trajectoires de l’IA. L’insertion de grands groupes civils au sein du « complexe militaro-industriel » augmente la porosité entre les fonctions militaires extérieures et sécuritaires intérieures de l’Etat. En résumé, ces transformations du SMI et sa métamorphose en système militaro-sécuritaire reflètent et confortent au plan organisationnel l’agenda de sécurité nationale qui, depuis trois décennies, rapproche la lutte contre les ennemis extérieurs et intérieurs.

Ce n’est donc pas l’IA qui s’autonomise vis-à-vis de l’Etat, ce sont au contraire les potentialités de l’IA qui sont accaparées et améliorées par les institutions étatiques afin de servir leurs objectifs. Ceci se traduit par une reconfiguration du SMI états-unien et de nouvelles relations entre institutions publiques et groupes privés. L’IA décuple les capacités des technologies biométriques [17] et renforce les fonctions « autoritaristes » de l’Etat, pour reprendre le terme utilisé par Poulantzas.

Pour conclure

En conclusion de sa note, NP, écrit que « le machinisme d’État pourrait néanmoins représenter une brèche sur laquelle le mouvement social pourrait s’appuyer pour rendre techniquement possible la bifurcation écologique par le biais de la planification ». Pour cela, il est « nécessaire de répondre à cette question [l’imprévisibilité intrinsèque produite par le machinisme d’Etat, C.S.] pour rendre politiquement possible la bifurcation écologique ».

J’ai expliqué dans cette note que l’hypothèse d’« imprévisibilité intrinsèque » faite par les experts militaires a peu à voir avec un dessaisissement des Etats de leur pouvoir de décision. Elle s’inscrit au contraire dans des processus d’utilisation de l’IA à des fins militaires et sécuritaires dont les décideurs acceptent – et en partie créent – une imprévisibilité des résultats.

Un dirigeant de l’armée d’un pays qui se nomme lui-même « start-up nation » (Israël) a bien résumé l’état d’esprit des gouvernements lorsqu’il a mentionné l’utilisation de l’IA à Gaza en déclarant que les objectifs des bombardements, « ne sont pas leur précision, mais l’ampleur du dommage créé ». En somme, l’objectif est une « intensification algorithmique des destructions » [18] qui accepte une dose d’ « imprévisibilité », c’est-à-dire des « dommages collatéraux » dans le jargon des militaires.

Je suis favorable à la « bifurcation écologique » envisagée par NP mais je ne suis donc pas convaincu par le fait qu’elle viendra d’une récupération du « machinisme d’Etat ». Selon NP, cette récupération pourrait en effet être réalisée grâce au « rôle important [de] l’administration étatique comme partie exécutive des décisions politiques prises en amont », une idée qu’il déclare emprunter à l’ouvrage récent de Cédric Durand et Razmig Kecheuyan [19].

Or, mes recherches sur les systèmes militaro-industriels ont mis en évidence l’épaisseur institutionnelle de l’Etat – en termes moins convenables : elles cernent une des dimensions de l’hypertrophie bureaucratique des Etats – , elles s’opposent donc aux conceptions instrumentales de l’Etat. De plus, mes travaux sur le rôle de l’Etat dans les politiques économiques menées en France depuis la seconde guerre mondiale – en particulier depuis l’élection de Mitterrand en 1981 – m’ont tout autant éloigné de l’hypothèse illusoire d’une « neutralité instrumentale » de la Haute Administration (Conseil d’Etat, Cour des Comptes, cabinets ministériels, etc.) qui serait suffisamment flexible pour mettre les institutions de la Ve République au service des politiques d’alternance post-capitaliste.

Notes

[1] Je remercie Stathis Kouvelakis pour ses remarques formulées lors de l’édition de ce texte.

[2] Séminaire « Appropriation étatique et développement », MSH Paris-Nord, 26 avril 2024.

[3] Voir par exemple les différentes classifications faites par Lénine dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (et dans ses notes préparatoires appelées ‘Cahiers sur l’impérialisme’) ainsi que par Trotski qui écrit dans son Histoire de la révolution russeque « La Russie payait ainsi (par sa participation à la guerre du côté franco-anglais, C.S.) le droit d’être l’alliée de pays avancés, d’importer des capitaux et d’en verser les intérêts, c’est-à-dire, en somme, le droit d’être une colonie privilégiée de ses alliées ; mais, en même temps, elle acquérait le droit d’opprimer et de spolier la Turquie, la Perse, la Galicie, et en général des pays plus faibles, plus arriérés qu’elle-même » (souligné par moi) .

[4] Je développe ce point dans la conclusion d’Un monde en guerres.

[5] La coopération des pays dominants dans la mise en œuvre des mesures antiouvrières est un des rôles assigné aux institutions internationales, financières (FMI, Banque mondiale) et commerciales (OMC).

[6] Claude Serfati (2022), L’Etat radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée, La fabrique, Paris.

[7] Voir par exemple le rapport de Pierre-Yves Collombat, « Commission d’enquête sur les mutations de la Haute fonction publique et leurs conséquences sur le fonctionnement des institutions de la République », Sénat, 4 octobre 2018.

[8] Ellen Meiksins-Wood (1995), Democracy Against Capitalism, Verso, Londres et New York.

[9] Chez les marxistes, ce débat fut relancé dans les années 1960 par les hypothèses d’Althusser. Celui-ci, selon Jean-Marie Vincent conçoit « un procès de production sans sujets, ni fins, c’est-à-dire un ensemble de structures en interaction » alors qu’au contraire pour Marx, « la structure sans les rapports sociaux et sans les supports (humains et matériels) de ces rapports n’a pas de sens », voir Jean-Marie Vincent « Le théoricisme et sa rectification » dans Contre Althusser, 10/18, 1974, disponible en ligne. http://jeanmarievincent.free.fr/spi...

[10] J’ai critiqué ces points de vue dans Claude Serfati, « The new configuration of the capitalist class », in Leo Panitch, Gregory Albo et Vivek Chibber (dir.), Registering Class, Socialist Register 2013.

[11] Voir par exemple « 2022 France Spencer Stuart Board Index ».

[12] Pour un accès en ligne, voir la version anglaise.

[13] Dans le même texte, Marx réfute avec la même vigueur l’hypothèse faite par certains économistes que la machine serait devenue « une source de valeur indépendante du temps de travail ».

[14] Marx y décrit en particulier la situation des femmes et des enfants et les effets provoqués par la législation du travail.

[15] Lewis Mumford (1934) , Technics and Civilisation, New York, Harcourt, p.426.

[16] Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte-famille, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900r.htm

[17] Défenseure des droits, « Technologies biométriques : l’impératif respect des droits fondamentaux », 2021

[18] Voir mon article « L’alliance périlleuse de l’IA et du militaire » La vie de la recherche scientifique, (revue du Syndicat national des chercheurs scientifiques et du SNEsup), 2024, 437 (juin-juillet-août).

[19] Cédric Durand et Razmig Keucheyan (2024), Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique, La Découverte, Zones.

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