10 février 2025 | tiré de reporterre.net | Photo : Le japonais milliardaire Masayoshi Son, ami de Trump, lors d’un sommet « Transformer le business corporate grâce à l’intelligence artificielle » en février 2025. - © The Yomiuri Shimbun via AFP
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La frénésie mondiale autour de l’intelligence artificielle (IA) générative n’est-elle qu’un vaste miroir aux alouettes ? Une hallucination collective autour d’une technologie largement surcotée, désastreuse écologiquement et qui ne profitera qu’à la Big Tech elle-même ? C’est la crainte soulevée par une partie des observateurs du secteur, au moment où la « course à l’IA » que se livrent les grandes puissances — au cœur des préoccupations du Sommet sur l’IA organisé les 10 et 11 février à Paris — atteint une intensité inédite.
Les IA génératives sont des algorithmes capables de générer des contenus, des images ou des textes notamment, à l’instar de ChatGPT. Avec des résultats certes impressionnants et inquiétants dans les domaines de l’éducation, militaire ou de la surveillance par exemple. Mais elles suscitent une surenchère d’annonces et d’investissements faramineux. À tel point que les alertes sur l’éclatement possible d’une bulle spéculative se sont multipliées en 2024, de la banque d’affaires Goldman Sachs à l’essayiste fin connaisseur du secteur Cory Doctorow.
« Beaucoup de gens se sont rués sur ces technologies sans les avoir évaluées, juste par peur de rater le coche dans un contexte de concurrence généralisée », commente Raja Chatila, professeur émérite d’intelligence artificielle, de robotique et d’éthique à Sorbonne Université.
L’IA, « planche de salut du capitalisme »
Ce qui nourrit cette spéculation, c’est d’abord la promesse que ces IA génératives sauvent une croissance économique en berne. Elles généreraient d’importants gains de productivité en libérant les salariés de tâches répétitives ou en traitant rapidement d’énormes quantités de données. Malgré quelques usages efficaces de cette technologie dans des secteurs bien spécifiques, les gains massifs peinent pourtant à se concrétiser et les annonces de croissance mirobolantes sont déjà relativisées et remises en question.
« Cette technologie apparaît comme une planche de salut du capitalisme, un peu comme le développement de l’informatique après le choc pétrolier dans les années 1970, dit Félix Tréguer, chercheur associé au Centre Internet et société du CNRS et membre de La Quadrature du Net. Pourtant, on retrouve le même paradoxe de Solow qu’à l’époque : les gains de productivité attendus ne sont pour l’instant pas observés en pratique. »
« Ces IA ont un intérêt économique pour optimiser certains mécanismes mais leur utilité est hautement exagérée. Elles peuvent rédiger des compte-rendus de réunion ou résumer des textes. Et encore, il faut vérifier derrière qu’il n’y a pas d’erreur », ajoute Raja Chatila.
« Leur utilité est hautement exagérée »
Le contraste colossal entre les sommes engagées et le peu de certitudes quant aux bénéfices attendus s’explique également par la puissance de conviction des multinationales du numérique. Pour développer ces IA particulièrement gourmandes en ressources, elles doivent lever des investissements toujours plus exorbitants. Et pour justifier cette fuite en avant, les géants de la Big Tech, Alphabet (Google), Microsoft, Meta (Facebook) ou Amazon en tête, possèdent une force de frappe inégalée pour déployer leur propagande.
« Ce sont eux qui fixent l’agenda. Eux que les gouvernements consultent pour comprendre ces sujets. Ils entretiennent la course dont ils sont les acteurs, ce qui leur permet de dominer encore davantage le marché », dit Raja Chatila.
Outil d’exploitation des travailleurs
La rationalité économique de ces acteurs peut aussi paraître plus évidente lorsque l’on élargit la focale. L’enjeu n’est peut-être pas tant la rentabilité immédiate des IA génératives que l’ancrage irréversible dans nos vies et dans le monde du travail d’outils numériques au service du capital.
« Cela correspond à un schéma ancien : la technologie se substitue au travail humain et transforme les rapports de force. L’informatisation des usines dans les années 1970 avait déjà entraîné une contestation sociale. Les travailleurs pointaient alors un sentiment de déqualification, de dépossession de l’outil de travail, par une technologie qui les pressurisait au lieu de les émanciper. On reproduit aujourd’hui les mêmes promesses technologiques », analyse Félix Tréguer. Sans compter les très nombreux travailleurs précaires exploités pour entraîner tous ces algorihmes « intelligents ».
Dans ce rapport de force social, l’IA servirait également à faire diversion en portant l’attention sur le futur, censé être amélioré par le progrès technique, assimilé au progrès tout court : « Toutes les promesses liées à l’IA sont une manière pour les élites de promettre des lendemains qui chantent, et donc de différer les concessions sociales et les réformes économiques », dit encore Félix Tréguer.
En matière de fantasmes sur l’avenir, la Big Tech va même très loin : l’IA générative est mobilisée pour annoncer l’advenue prochaine d’une « intelligence artificielle générale » (IAG). Autrement dit, le mythe d’une IA égalant le cerveau humain, puis le surpassant en devenant une « super intelligence » dont les capacités dépasseraient notre entendement.
Nouvelle religion technoféodale
Sam Altman, PDG d’OpenAI, le concepteur de ChatGPT, prédit rien de moins que l’avènement de l’IAG dès cette année. D’autres prophètes, comme Elon Musk, apparaissent presque timorés en annonçant sa survenue pour 2026. Or, la plausibilité même qu’une IAG puisse exister un jour est hautement débattue dans la communauté des chercheurs (cela supposerait pour commencer de définir « l’intelligence » humaine). Beaucoup sont surtout extrêmement sceptiques quant à la pertinence du modèle actuel des IA génératives pour avancer sur cette voie.
« Par construction, ces systèmes ne sont pas capables de raisonner, et n’ont aucune connexion avec la réalité du monde. Les IA génératives progressent mais ont des limitations inhérentes à leur structure », estime Raja Chatila.
« Ces systèmes ne sont pas capables de raisonner »
Véhiculer le mythe de l’IAG présente toutefois plusieurs intérêts bien compris par la Big Tech. En entretenant l’imaginaire des machines « intelligentes », déjà bien ancré dans l’inconscient collectif par les œuvres de science-fiction, ils imposent l’idée que le développement de ces technologies serait inéluctable, dévitalisant toute critique éventuelle. Les thuriféraires de l’IA se comportent de surcroît en pompiers pyromanes : agitant d’un côté la menace existentielle que ferait peser sur l’humanité une IAG hors de contrôle, façon Terminator, ils soulignent l’importance de rapidement développer de « bonnes » IA ; les leurs.
Projet élitiste et libertarien
« Beaucoup d’acteurs phares du secteur croient vraiment, sincèrement, à l’arrivée de l’IA générale. C’est une croyance presque religieuse dans la Silicon Valley », note Nicolas Rougier, chercheur en neurosciences computationnelles à l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique). « Cela participe du courant de pensée qui, depuis les années 1970 rêve de fusionner l’homme et la machine, et d’atteindre l’immortalité, ajoute-t-il. Pour eux et quelques élus uniquement évidemment. C’est un courant très élitiste. »
C’est un dernier moteur important qui permet de comprendre la dynamique actuelle : ces IA génératives sont la dernière incarnation du projet politique, technosolutionniste et libertarien, que rêvent d’imposer au monde les milliardaires de la tech.
« Avec l’IA et leurs capitalisations boursières impressionnantes, ces acteurs acquièrent un pouvoir considérable, économique mais aussi politique », dit Jean-Gabriel Ganascia, professeur à Sorbonne Université, à Paris, et chercheur en intelligence artificielle. « Ils ont l’ambition de démanteler l’État pour y substituer une nouvelle féodalité via leur pouvoir technologique et cette promesse que tous les problèmes seront solubles dans l’IA. »
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Cette menace d’une prise du pouvoir par un nouveau technoféodalisme, pointée de plus en plus vivement dans le débat public, trouve sa meilleure allégorie en la personne d’Elon Musk. L’homme le plus riche du monde, égérie planétaire de l’extrême droite, a rejoint le gouvernement étasunien sous la houlette de Donald Trump et mène une sidérante politique de démantèlement accéléré de l’État fédéral.
Il y a quelques années, le multimilliardaire promettait la voiture 100 % autonome pour 2020 et des humains sur la planète Mars en 2021. Aucun de ces fantasmes ne s’est réalisé, mais Tesla et SpaceX, ses entreprises dans chacun de ces secteurs, ont magistralement prospéré. Lorsqu’il annonce l’avènement de l’IA générale pour 2026, rien n’oblige à le croire. La prophétie grandiloquente en dit en revanche beaucoup sur ses ambitions, et celle de ses pairs, pour l’avenir du monde.
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