7 février 2025 | tiré du site reporterre.net
Avant, pour nous vendre du maquillage, on nous montrait la photo d’un top model. Aujourd’hui, on nous montre un avatar IA (intelligence artificielle). Une critique du New Yorker, Jia Tolentino, a appelé ça le « look cyborg », ou le « visage Instagram » : impeccablement lisse, yeux en amande, regard vide. Ce nouveau standard de beauté s’est imposé à force de voir des visages retouchés par IA (les « filtres beauté ») sur Instagram ou Tiktok.
À force aussi de voir des top models et des influenceuses qui, de plus en plus... sont des robots. La haine de soi que l’industrie de la beauté inculque aux femmes depuis des générations a atteint un nouveau stade : « Ton problème, ce n’est pas seulement que tu es grosse, ou vieille, c’est que tu es humaine. »

Le top model lilmiquela, créée par intelligence artificielle, se présente comme un « robot de 21 ans vivant à Los Angeles » sur son profil. Elle est suivie par 2,4 millions d’abonnés. Instagram / lilmiquela
Le déploiement de l’IA s’accompagne d’un imaginaire qui porte en lui une dévaluation profonde de l’humanité. Sam Altman, patron d’OpenAI [l’entreprise qui a lancé ChatGPT], promet que l’intelligence artificielle va « élever l’humanité ». Mais il prend soin de rappeler que nous, les humains, sommes des êtres « limités par notre vitesse de traitement de données ». La publicité de Cruise — la branche véhicules autonomes de General Motors — affirme que « les humains sont de très mauvais conducteurs », responsables de la mort de près de 50 000 Étasuniens chaque année.
On nous inculque désormais en masse la « honte prométhéenne », selon l’expression du philosophe Günther Anders. Réfugié dans les années 1940 en Californie, il s’inquiétait de la vénération des Occidentaux pour la technologie. Ils en étaient arrivés, disait-il, à avoir honte de leur infériorité d’humains, honte de ne pas avoir été produits, fabriqués, comme des machines.
Les géants de la tech se projettent vers une humanité toute-puissante, omnisciente, démiurgique, multiplanétaire ; mais ce projet implique d’abord de boxer notre estime de nous-mêmes. C’est, en quelque sorte, ce que le marché de la cosmétique a fait aux femmes : il a fallu, pendant des décennies, nous enseigner nos laideurs pour pouvoir nous vendre des produits de beauté. Comme le décrit Thibaut Prévost dans son essai, Les Prophètes de l’IA (Lux, 2024), ChatGPT n’est qu’une « machine à bullshit ». Il faut avoir profondément atomisé et humilié les individus pour qu’ils en viennent à le considérer comme un interlocuteur valable.
La technologie comme religion
Cette manière étrange de rabaisser l’humanité tout en lui prêtant un avenir grandiose est bien plus qu’une stratégie marketing. C’est un courant religieux qui irrigue la Silicon Valley depuis ses débuts, un millénarisme technologique que l’historien étasunien David Noble a décrit dans The Religion of Technology (paru en 1997, seul un extrait a été publié en français par la revue Agone). Dans le cyberespace, un monde de purs esprits, écrit-il, ces entrepreneurs se rêvent libérés de l’enveloppe corporelle et de la finitude humaines. Ils voient l’intelligence artificielle comme une délivrance à la malédiction du travail. Et ils prévoient de monter au ciel dans les fusées de la conquête spatiale. L’humanité est maudite par la Chute ; la post-humanité sera sauvée, rendue à sa perfection par le progrès technique.
Cette religion de la technologie s’inscrit dans une tradition chrétienne que l’on peut faire remonter à la culture monastique masculine du Moyen Âge. Pour la première fois, la technique y fut constituée comme un moyen pour les hommes (et non les femmes) d’accéder au salut de leur âme et de renouer avec leur nature divine, la perfection d’Adam au jardin d’Éden. Retracer cette histoire permet de comprendre le culte des machines dans le capitalisme industriel. C’est la religion dominante (avec le fétichisme de l’argent) d’une civilisation qui s’est crue affranchie par la raison tout en plaçant ses rêves d’abondance, d’omniscience, d’immortalité et d’ascension céleste dans la technologie.
« Ces entrepreneurs se rêvent libérés de l’enveloppe corporelle »
Mais si le capitalisme industriel, depuis la fin du XVIIIe siècle, est dominé par la religion de la technologie, ce culte a toujours été pondéré, aux XIXe et XXe siècles, par d’autres forces et d’autres courants intellectuels. Les grèves et les mutuelles ont créé des rapports de force qui ont permis la redistribution et diminué les profits privés du capitalisme sauvage. Le mouvement romantique a critiqué le désenchantement et l’enlaidissement d’un monde régi par l’industrie. Le féminisme et l’écologie ont défendu le vivant face aux rêves virilistes de gratte-ciel et de missiles.
Les patrons de la tech : des gourous de sectes dangereuses
Dans la Silicon Valley, au contraire, tout se passe comme si cette religion n’avait pas connu de contre-pouvoir. Année après année, elle s’est développée sous une forme plus fanatique. Le transhumanisme, la singularité, le cosmisme — ces mystiques californiennes ne sont autres que le fondamentalisme de la religion de la technologie.
Avec la Silicon Valley et ses héritiers, le culte de la machine, dopé aux milliards de dollars, s’est radicalisé. Sam Altman veut télécharger son cerveau dans le cloud. Elon Musk (Tesla) veut coloniser Mars. Sergei Brin (Alphabet) veut nous « guérir de la mort ». Ces hommes devraient être mis hors d’état de nuire et surveillés de près, comme les gourous de sectes dangereuses.
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C’est bien le contraire qui se produit. Depuis le début de ce XXIe siècle, la Silicon Valley ne cesse de renforcer son hégémonie culturelle. Les géants de la tech sont les grands gagnants de cinquante ans de réformes néolibérales, cinquante ans de spoliation des peuples qui leur ont permis d’amasser une puissance et des fortunes colossales. Si les économies occidentales sont de plus en plus concurrencées par la Chine, l’Inde ou la Russie, le fanatisme technologique californien, lui, a été adopté par les élites de la quasi-totalité du globe. Ces délires technofanatiques dictent les agendas politiques de la plupart des pays.
Pourquoi essayer de nous adapter à cette folie criminelle ?
L’IA, par exemple. Déployée à grande échelle, elle sert à automatiser les tâches créatives, et n’est-ce pas la dernière chose que l’on souhaite ? Elle renforce l’arsenal des technologies de police totalitaires. C’est une machine à produire du chômage, à détruire les capacités cognitives, à manipuler les foules, à traquer les anomalies.
Quant à ses « utilisations positives », la consommation d’énergie, d’eau et de métaux de ses data centers devrait obliger quiconque à les considérer comme nulles et non avenues. L’IA est un pur délire. Alors pourquoi essayons-nous de nous adapter à cette folie criminelle, qui ne peut qu’accélérer le réchauffement climatique et les dominations ? Pourquoi les esprits critiques se contentent-ils d’imaginer une déclinaison égalitariste, ou subversive de l’IA ?
« Ne donnons aucune légitimité à ce que produit un Chatbot »
Nous devons combattre le fanatisme technologique en tant quel, et pas juste ses saluts nazis. Commençons par suivre les conseils de Thibaut Prévost, auteur des Prophètes de l’IA : « Ne donnons aucune légitimité à ce que produit un Chatbot. » Rappelons-nous que « nous sommes collectivement cette superentité intelligente et autonome ». Que « nous avons toujours été là, sous les yeux des prophètes de la superintelligence ». Et que « s’ils avaient le moindre respect pour la multitude, ils l’auraient remarqué depuis longtemps ».
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