Photo : Cette illustration de Donald Trump a été réalisée par Asier Sanz. Il s’agit d’un assemblage-collage qui joue sur la paréidolie, c’est-à-dire cette tendance instinctive qui existe chez l’humain et qui consiste à voir ou à reconnaître des formes familières dans des paysages, des nuages ou des images vagues. https://asiersanz.com. Consulté le 8 mars 20
Comment en sommes-nous arrivés à ce moment de la « tyrannie de la minorité » ?
Par un étrange paradoxe, les chialeuses et chialeurs de la gauche, ainsi caractériséEs par la frange trumpiste, sont repousséEs pour faire entendre celles et ceux de la droite, voire plutôt de l’ultradroite. Nous voilà donc maintenant au centre même de cette ère tant redoutée par Tocqueville : l’ère de la tyrannie de la minorité.
Marie-Paul Rouleau6 a excellemment bien synthétisé le cheminement par lequel les USA en sont arrivés là. Il faut démarrer le tout avec la déchéance qui a affligé le Parti républicain au lendemain du passage désastreux de l’inique Richard Nixon qui s’imaginait, parce que président, qu’il était au-dessus des lois. Il a fallu Ronald Reagan pour lancer le mouvement d’une contre-révolution néoconservatrice visant moins d’État (la dérèglementation tous azimuts), la multiplication des traités de libre-échange, la lutte prioritaire à l’inflation au détriment du chômage et, last but not least, l’affaiblissement du mouvement syndical. C’est dans ce cadre partisan et néolibéral qu’une autre figure de proue politique républicaine ambitieuse verra le jour : Newt Gingrich pour qui la vie politique est une arène partisane au sein de laquelle s’affrontent des forces politiques opposées et clivées à souhait. Comme l’écrit Marie-Paul Rouleau (2024, 26 octobre) :
« Pour Newt Gingrich, les républicains ne sont pas assez méchants, « nasty ». La prochaine génération doit comprendre que la politique est une guerre coupe-gorge. Pendant la campagne de 1990, un document encourage les candidats à « parler comme Newt » en utilisant des mots vindicatifs contre les démocrates : « anti-enfants », « malade », « détruire », « radical » ».
Cette manière de faire la politique va donner, lors des élections de mi-mandat en 1994, une majorité républicaine au Congrès. Une première depuis 40 ans. Suivra la création du Tea Party (Tax enough Already) qui fait bien entendu référence à la fameuse révolte du Tea Party de 1773. Un regroupement politique qui fédère principalement des hommes blancs qui possèdent une arme et qui étaient convaincus que Barak Obama mettait de l’avant des politiques socialistes. Ce mouvement attirait également de fervents évangélistes. Ce Tea Party sera le noyau à partir duquel Donald Trump constituera son mouvement MAGA (Make America Great Again) qui regroupe principalement des américaines et des américains qui :
« se sentent dépossédés de leur pays, de leur identité, de leurs valeurs traditionnelles qu’ils estiment menacées par l’immigration, le féminisme, la sexualité plurielle. Ils veulent retrouver « leur » Amérique. Ils souhaitent la fin de l’immigration illégale, sont contre l’avortement et la restriction des armes à feu. Ils estiment que les emplois des Américains ont été vendus à l’étranger. Ils voient en Donald Trump un président capable de détrôner l’établissement qui les a trahis. Ils applaudissent son effronterie, son instinct de confrontation. » (Rouleau, Marie-Paul, 2024, 26 octobre).
N’est-ce pas cela que Donald Trump leur a minimalement promis tout au long de la campagne présidentielle de 2024 et qu’il semble continuer à radoter, même devant le parterre du Congrès le mardi 4 mars 2025 ? Sans oublier les promesses d’une croissance économique inédite et encore plus : allez sur Mars et plus loin encore.
L’objectif que Trump II semble poursuivre dans le cadre de ce deuxième mandat vise probablement à identifier un réel qu’il ne faut pas voir, qu’il faut cacher. Bref, produire de l’ignorance dans toutes ses dimensions qui lèvent le voile sur l’existence d’inégalités sociales et circonscrivent l’ampleur de certains problèmes en vue de ne pas avoir à adopter des politiques susceptibles de régler ces problèmes. Rien ne doit limiter les affaires ici. Trump II dessine le paysage des thématiques ou des objets du réel qui n’ont aucune importance pour lui et ses oligarques ploutocrates. Arrive avec lui et son nouveau mandat la production et la généralisation de l’ignorance. L’argent du Trésor public doit servir à la réalisation des projets de développement économique qui vont maintenir l’économie américaine à la pole position. Ce qui devrait permettre, à Trump II, de présenter un jour un budget équilibré.
Que reste-t-il de la démocratie aux USA ?
Trump II poursuit donc sa guerre contre ce qu’il nomme « l’État profond ». À grand renfort de décrets et de limogeages, le 47e président étend son emprise, quitte à entraver, à sa face même, le principe de séparation des pouvoirs. Un mois après le retour des républicains à la Maison-Blanche, ici et là, en ce moment, certaines personnes se posent la question suivante : que reste-t-il de la démocratie aux USA ? Ces personnes devraient plutôt se poser la question suivante : à quoi correspondait réellement, depuis sa fondation, la démocratie aux USA ? Cette démocratie qui a, tout au long de son existence, d’abord protégé les intérêts des nouveaux riches et a servi à réprimer les forces progressistes. Cette démocratie qui a inventé un Collège électoral pour éviter que le peuple élise une personne qui agirait à l’encontre de certains intérêts. Deviner lesquels ?
Des philosophes grecs de l’Antiquité nous avons oublié que l’histoire est faite de régimes politiques purs et corrompus et qu’elle est également un cycle. Chez Aristote la monarchie peut se transformer en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie et la république en démocratie (en dictature de la majorité votante). Chez Polybe, le cycle est un peu plus complexe. Qu’on en juge par ce qui suit :
« On doit donc dire qu’il y a six sortes de constitutions, les trois déjà mentionnées (la royauté, l’aristocratie, la démocratie G.B. et Y.P.), dont tout le monde parle, et trois autres qui leur sont liées par nature, à savoir la monarchie, l’oligarchie, l’ochlocratie (Gouvernement de la foule ou de la populace G.B. et Y.P.). La première à se former, par un processus spontané et naturel, est la monarchie ; elle est suivie par la royauté, qui naît d’elle par un processus d’aménagement et de perfectionnement. La royauté se change en la forme mauvaise qui lui est liée par nature, c’est-à-dire en tyrannie ; et la chute de ce régime engendre à son tour l’aristocratie. Puis quand la nature a fait dégénérer celle-ci en oligarchie, et que la masse en colère a puni les crimes des dirigeants, alors naît le régime populaire. Puis enfin les excès et les illégalités de ce régime produisent avec le temps, pour compléter la série, l’ochlocratie. On constatera de la façon la plus nette, pour cette question, qu’elle se présente vraiment comme je viens de le dire, si l’on s’intéresse à l’origine, au devenir et aux changements qui sont naturels dans chaque cas. Seul celui qui aura vu comment chacun des types est engendré naturellement sera capable de voir aussi quand, comment, où se produiront de nouveau le développement, la maturité, la transformation ainsi que la fin de chaque régime […]. Voilà le cycle complet des régimes, voilà l’ordre naturel, en fonction de quoi les systèmes politiques changent et se transforment jusqu’à revenir à leur état initial. Quand on a bien compris cela, il se pourra sans doute qu’on commette des erreurs de date en parlant de l’avenir d’un régime, mais on se trompera rarement sur le degré de développement ou de décadence qu’a atteint chaque régime ou sur son futur point de transformation, à condition d’émettre un jugement dépourvu d’animosité ou de jalousie7 ».
Terminons la présente partie avec une citation de Thucydide qui écrit ceci au sujet de la démocratie : « Ce gouvernement portait le nom de démocratie, en réalité c’était le gouvernement d’un seul homme8 ». N’est-ce pas ce que nous pouvons tristement constater aux USA depuis janvier dernier ?
Conclusion
Tout au long du siècle dernier et du premier quart du présent siècle, il y a des personnes qui ont rédigé l’histoire avec des lunettes roses. Des épisodes répressifs entiers ont été occultés ou passés sous silence dans divers manuels d’histoire. L’élimination de la présence autochtone sur de vastes terres allant d’est en ouest du pays ; l’intervention répressive dramatique des militants ouvriers qui revendiquaient la journée de travail de 8 heures à Haymarket Square à Chicago en 1886 ; des agents de la police privée qui ont pourchassé, réprimé et éliminé les leaders Wobbies (l’organisation syndicale Industrial Workers of the World) ; des agents du FBI qui ont également traqué et combattu des communistes ainsi que des militantes et des militants du mouvement Black Panther Party. Il y a également eu les lynchages organisés par le Ku Klux Klan — lynchages tolérés par les autorités policières et de certains membres de la classe dirigeante. N’oublions pas, dans cette douloureuse énumération, les effets de la Loi Taft-Hartley et du Mc Cartisme, à savoir cette chasse aux sorcières frénétique qui avait pour principal objectif, dans le contexte des premières années de la guerre froide, la neutralisation, l’expulsion du pays, la perte du gagne-pain, la condamnation à mort des communistes ou de personnes présumées communistes, etc..
Nous avons lu des versions épurées de l’histoire. Versions rédigées dans un cadre manichéen où le monde se divisait en deux : les bons occidentaux des pays du bloc de l’Ouest et les méchants communistes des pays du bloc de l’Est. Rien sur la haine de l’adversaire et de l’élimination de l’ennemi de l’intérieur. Ces tristes histoires d’extinction et d’exclusion ont été gommées, passées sous silence. Mais la politique, c’est aussi une lutte pour la conquête et l’exercice du pouvoir. Une lutte parfois sans merci contre celles et ceux qui s’opposent et qui veulent jeter les bases d’un monde un peu plus égalitaire, plus juste, accueillant, tolérant et inclusif. Un monde qui accepte la diversité et qui met en place des mesures d’équité. Un monde respectueux de l’autre, dans sa différence — assumée et affichée — et qui se montre également tolérant à l’égard des multiples identités.
Dans notre énumération au sujet de Trump II nous avons délibérément évité, à ce moment-ci, d’y inclure le mot « fasciste ». Nous n’en sommes pas là. Sauf que certains faits et gestes de Trump II et de l’agence DOGE correspondent incontestablement à du néofascisme, c’est-à-dire à une sorte d’autoritarisme tyrannique d’une oligarchie constituée de ploutocrates complètement déjantés et décomplexés. Les sbires d’Elon Musk agissent violemment. Ils intimident des chercheuses et chercheurs. Ils mettent la clef dans la porte de centres de recherche et réduisent à la tronçonneuse les effectifs de plusieurs agences et départements gouvernementaux. Les coupes qu’ils effectuent sont bêtes et aveugles. Des scientifiques vivent maintenant dans la crainte et ne jouissent plus de leur liberté de pensée et de parole.
Dans certains pays, c’est donc maintenant la droite radicale qui mène le bal et impose son nouvel agenda qui a pour effet de tourner la page sur le néolibéralisme. Nous sommes incontestablement dans l’ère que certaines et certains qualifient d’illébérale. Une démocratie élective sans libéralisme constitutionnel et où le pouvoir politique s’avère hautement centralisé et concentré dans les mains d’une ou d’un leader. Autrement dit, un néoconservatisme a pris le dessus sur le libéralisme renouvelé, afin de le verser dans l’ultra-libéralité. Ses exécutantes et exécutants commencent à mettre en place un dispositif qui aura pour effet de restreindre le droit de vote dans le but avoué d’éviter et d’empêcher l’alternance gouvernementale9. Un gouvernement qui applique des politiques illébérales s’affiche comme étant anti-wokisme, anti-immigration, anti-liberté de pensée et de parole et anti-scientifique. Ce type de gouvernement veut aller plus loin que de ramener l’État à ses strictes fonctions régaliennes. Il se propose d’effectuer un « grand bond en arrière » en mettant de l’avant des coupes drastiques dans certaines fonctions essentielles de l’État (comme la fiscalité et la perception de la taxation), la recherche scientifique et de nombreux programmes sociaux et mesures culturelles. C’est ainsi que les membres de l’ultradroite radicale veulent imposer aux USA, sous la férule de Trump II, un nouveau mode de vie qui correspond à du néodarwinisme économique et du sadisme social, à un néoconservatisme comme jamais vu. Bref, en trois mots : un temps déraisonnable.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
7 et 8 mars 2025
20h30
Notes
6. Rouleau, Marie-Paul. 2024. « Comment le « Make America Great Again » est devenu le MAGA » Le Devoir, 26 octobre 2024.
https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/822470/comment-make-america-great-again-est-devenu-maga?. Consulté le 7 mars 2025.
7.Polybe. 1977. Histoires. Paris : Les Belles lettres, p. 71-80.
8.Thucydide. 1966. Histoire de la guerre du Péloponnèse. Tome I. Paris : GF-Flammarion, p. 151 (II : chap. LXVI).
9. Voir à ce sujet l’article de Élisabeth Vallet. 2025. « Le grand bond en arrière ». Le Devoir. 1er et 2 mars 2025, p. A6.
Références
Achcar, Gilbert. 2025. « « America First » et le grand chambardement des relations internationales ». ESSF Europe Solidaire Sans Frontières. https://europe-solidaire.org/spip.php?article73859&fbclid=IwY2xjawI3AhpleHRuA2FlbQIxMAABHWrkG5807VRoX5kNz0-8rM0r6cYoQNKWn4OUTShCmypuDNSPvVe1cmLhmw_aem_mvbCeROoNYlVqrNMiW8GXA. Consulté le 7 mars 2025.
Agence France-Presse. 2025. « La Cour suprême rétablit l’ordre à l’administration Trump de payer 2 G$ d’aides gelés ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2145679/cour-supreme-ordre-administration-trump-payer-aide-gelee. Consulté le 7 mars 2025.
Agence France-Presse. 2025. « Donald Trump menace les écoles « qui permettent des manifestations illégales » ». La Presse. https://www.lapresse.ca/international/etats-unis/2025-03-04/fin-du-financement-federal/donald-trump-menace-les-ecoles-qui-permettent-des-manifestations-illegales.php. Consulté le 7 mars 2025.
Allmendinger, Philip. 2002. Planning Theory. Houdmills and New York : Palgrave, 346 p.
Bustinduy, Pablo. 2025. « La démocratie contre les ultra-riches ». Le Grand Continent. https://legrandcontinent.eu/fr/2025/02/27/la-democratie-contre-les-ultra-riches/. Consulté le 7 mars 2025.
Deglise, Fabien. 2024. « Le projet 2025 au cœur du prochain gouvernement de Donald Trump ». Le Devoir, 22 novembre 2024. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/824218/analyse-projet-2025-coeur-prochain-gouvernement-donald-trump?. Consulté le 7 mars 2025.
Levasseur, Carol. 2006. Incertitude, pouvoir et résistances : les enjeux du politique dans la modernité. Québec : PUL, 433 p.
Michels, Robert. 2009. Les partis politiques. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 271 p.
Monod, Jean-Claude. 2021. « Avatars de l’autoritarisme ». https://shs.cairn.info/revue-critique-2021-6-page-512?lang=fr. Cairn – Info : Sciences humaines & sociales. https://shs.cairn.info/revue-critique-2021-6-page-512?lang=fr. Consulté le 7 mars 2025.
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Sans auteur. 2024. « Les États-Unis seront-ils contrôlés par une clique de milliardaires ? Le risque de glissement vers une oligarchie est réel ». Université Laval : Salle de presse.
https://salledepresse.ulaval.ca/2024/12/16/les-etats-unis-seront-ils-controles-par-une-clique-de-milliardaires-le-risque-de-glissement-vers-une-oligarchie-est-reel-498fb51c-2448-422d-8472-ef8777697b2c. Consulté le 7 mars 2025.
Schwartzenberg, Roger-Gérard. 1992. L’État spectacle. Paris : Garnier-Flammarion, 318 p.
Thucydide. 1966. Histoire de la guerre du Péloponnèse. Tome I. Paris : GF-Flammarion, p. 151 (II : chap. LXVI).
Tocqueville, Alexis. 2010. De la démocratie en Amérique. Tomes 1 et 2. Paris : Flammarion, 413 p. et 414 p.
Vallet, Élisabeth. 2025. « Le grand bond en arrière ». Le Devoir. 1er et 2 mars 2025, p. A6.
Zinn, Howard. 2006. Une histoire populaire des États-Unis : De 1492 à nos jours. Montréal : Lux éditeur, 812 p.
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