11 février 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/rever-ensemble-patriotisme-internationaliste-houria-bouteldja/
Commençons par un constat froid.
Dans la période, le rêve est d’extrême droite. Seule l’extrême droite rêve. Seule l’extrême droite désire. Seule l’extrême droite a une libido.
La meilleure des gauches au mieux est matérialiste. Ce qui n’est pas un défaut en soi car dans ce monde dystopique où la vérité historique et le réel ont été abolis, l’analyse matérialiste est une condition essentielle de l’action politique. Mais cette gauche, aussi honnête soit-elle, peine à produire du rêve notamment à cause des défauts de ses qualités : elle n’est que matérialiste. Elle ne touche aucune corde sensible. Comme le faisait déjà remarquer le psychanalyste communiste Wilhelm Reich dans l’entre-deux guerres, « le mouvement socialiste ne défend pas l’affirmation de la vie en ce qui concerne les masses laborieuses mais seulement quelques revendications économiques essentielles ». Mais mieux que Reich, Otto Strasser (de la « gauche » du parti nazi) disait en s’adressant aux communistes : « Vous commettez l’erreur fondamentale de nier l’âme et l’esprit, de vous en moquer et de ne pas comprendre que ce sont eux qui animent toute chose ».
Avec cette gauche, on peut au mieux rêver de préserver ses acquis, sa retraite, le service public ou son pouvoir d’achat. Certes, il existe une autre gauche, minoritaire mais plus romantique. Celle qui est internationaliste et communiste. Sauf que son rêve n’est partagé que par une poignée d’idéalistes, tellement elle est utopiquement déconnectée, tellement le communisme a historiquement déçu, tellement il a été dévoyé d’un côté, diabolisé et ringardisé de l’autre, tellement il échoue à répondre aux besoins immédiats tant matériels que moraux des classes populaires. En d’autres termes, si cette gauche rêve, elle rêve seule. Or le thème de cette table ronde, c’est « rêver ensemble », et j’ajouterais rêver en masse. Par conséquent la question est la suivante : comment concurrencer les rêves l’extrême droite et comment rêver plus passionnément à gauche ?
J’ai eu l’occasion dans des débat récents d’être confrontée à cette question. Une première fois avec Bernard Friot, une seconde avec Frédéric Lordon. Tous deux m’ont dit, et à juste titre, que la proposition de Frexit décolonial que je propose dans Beaufs et Barbares, même si elle est nécessaire, n’est pas « kiffante ». Je le concède tout à fait. C’est pourquoi, ils, Friot et Lordon, persistent à rêver communistes. Mais en vérité, ni ce projet ni les moyens de le réaliser ne sont plus « kiffants » que le Frexit. On ne mobilise pas en effet les masses avec l’idée de salaire à vie. Et, je le crains, pas plus avec la proposition communiste de Lordon sur laquelle je vais revenir et qui se fonde sur un postulat avec lequel je suis en parfait accord et que je résume ici : il y a au coeur des classes populaires blanches des enjeux d’identification rattachés à des enjeux de survie. Le racisme, le nationalisme et le masculinisme sont toutes des solutions identificatoires de ce type quand toutes les autres ont été détruites. Il ajoute et là aussi je suis en total accord, qu’il faut inventer des solutions identificatoires de substitution si on veut aller vers un dénouement révolutionnaire, et à ce titre, ces solutions doivent être de qualité et procurer le même niveau, sinon un niveau supérieur, de satisfactions morales et psychiques que le nationalisme, le racisme et le masculinisme. Sa proposition peut se résumer comme suit : faire un détour par 1917 où selon lui trois ressources passionnelles ont été utilisées pour nourrir le souffle révolutionnaire : 1/ la colère et la haine, 2/ l’expérimentation des puissances collectives soviétiques et 3/ l’horizon positif du mot d’ordre (la terre, la paix, le pain). Je propose de les passer en revue.
1/ La colère et la haine sont effectivement des affects puissants et il faudrait selon lui les détourner de leur cible première, les noirs est les arabes, pour les orienter vers les riches. C’est évidemment dans cette direction qu’il faut aller mais là où le bât blesse c’est qu’on ne voit pas trop par quel miracle cette pulsion passionnelle, l’hostilité envers les arabes et les noirs, se retournerait spontanément contre les riches étant donné son ancrage dans la culture populaire dont je voudrais rappeler ici qu’elle tient à des conditions matérielles liées au contrat racial. Comment opérer ce détournement, c’est ce que Lordon ne nous dit pas car la conscience triangulaire des « petits blancs », qui détestent autant la France d’en haut que la France d’en dessous la France d’en bas, ne se téléguide pas, elle est trop consistante pour espérer la balayer à coup de sermons et de prêche sur l’ennemi principal que serait la bourgeoisie.
2/ Expérimenter les puissances collectives : à l’époque celle des soviets, aujourd’hui, celle des ronds-points. Pourquoi pas ? Mais cette expérimentation pour extraordinaire et créatrice qu’elle ait pu être, ne peut pas se généraliser ni se pérenniser dans le temps comme on a pu le constater. En d’autres termes comment expérimenter les puissances collectives quand le marché du travail est à ce point éclaté, morcelé, stratifié et où la classe ouvrière beaucoup plus hétérogène et concurrentielle qu’en 17 ne dispose plus de lieux comme l’usine où se mobiliser et où s’organiser ?
3/ L’horizon positif du mot d’ordre : la terre, la paix, le pain. Lordon ne dit pas qu’il faut revendiquer ces mots d’ordre précisément mais je considère pour ma part qu’ils restent valides. Sauf que pour revendiquer la terre encore faut-il une paysannerie puissante ou défendre celle qui reste, voire lui imaginer un avenir décent, mais elle a été sacrifiée par le néolibéralisme et continue de l’être. Pour revendiquer la paix encore faut-il se sentir concerné par la guerre. Sauf que pour l’instant, ce n’est pas nous qui mourrons en masse mais les peuples qui ne comptent pas et dont la destruction effroyable est banalisée. Reste le pain ? Il se trouve que ce ne sont pas forcément les plus pauvres qui votent extrême droite. Et ceux qui très pauvres auraient toutes les raisons de revendiquer le pain, sont plutôt la frange la plus résignée de la population, qu’elle soit blanche ou non blanche. Il faut donc d’autres mots d’ordre. Mais lesquels ? Telle est la question.
Ainsi, renouer avec la proposition identificatoire du premier communisme : le pour-soi de la condition ouvrière est aujourd’hui une impasse. Comment renouer avec cette identification quand les conditions sociales de la culture ouvrière ont été détruites et que la conscience ouvrière s’est progressivement dissoute dans l’individualisme, la culture libérale, l’abstention encore la dérive droitière et raciste… ?
Malgré tout, et il faut le reconnaitre, toutes ces propositions sont justes et dignes de participer de l’élaboration d’une politique révolutionnaire mais elles ont un énorme défaut. Ce qui me frappe dans cette solution, c’est qu’elles ne salissent pas. On sort de ces propositions aussi propres qu’on y est rentrés. A aucun moment on est mis en danger alors même que Lordon affirmait je cite « qu’il n’était pas de proposition politique qui aspire à quelque succès, qui ne soit doublée d’une proposition passionnelle identificatoire forte qui s’attaque aux pulsions négatives ». Il ajoutait : « quand on soulève le capot et qu’on regarde dans la psyché des gens, on ne voit que du dégueulasse. La gauche qui refuserait de regarder ça se condamnerait. » Je ferme les guillemets.
Il a mille fois raison. Sauf que comprendre le sale, ce n’est pas encore affronter le sale et encore moins se salir. Or, le sale, dans cette proposition, est contourné. La proposition reste d’une grande pureté. Les petits blancs sont racistes ? Qu’à cela ne tienne, offrons-leur la tête des bourgeois ! Ils sont masculinistes ? Détournons leur colère contre les patrons ! Ils sont nationalistes ? Offrons-leur les joies du communisme ! Je ne veux surtout pas faire ici de mauvais procès à Lordon avec lequel j’ai beaucoup de convergences de vue car il a été l’un des premiers et des rares à prôner le retrait de l’Union européenne et a subi pour cela des attaques en souverainisme. Je ne parle bien que de cette proposition telle qu’elle a été formulée.
Je pense pour ma part, qu’on ne peut pas prétendre avoir compris la matérialité du besoin de racisme, de masculinisme ou de nationalisme sans au minimum aller tremper un orteil dans le marais de ces passions tristes, comme on ne peut pas prétendre devenir sujet d’histoire avec les classes populaires telles qu’elles sont sans partager avec elles une part du laid et sans s’enlaidir un peu soi-même. La proposition intègre et vertueuse hélas n’existe pas. Ceux qui l’espère dans un projet d’union des beaufs et des barbares sont défaits par avance. Tout projet de transformation impliquant les masses populaires des pays du centre capitaliste très fortement impliquées dans l’exploitation et le saccage du monde et ayant un fort intérêt à défendre ce train de vie est nécessairement une entreprise compromettante, dangereuse et risquée. Les forces politiques à prétention révolutionnaire seront toujours sur une ligne de crête. Car me semble-t-il, nous devons payer le prix d’être la fraction privilégiée et corrompue du prolétariat international. C’est la nature même de ce prolétariat et la tentation de la sauvegarde de ses intérêts de race garantie par l’État-nation, dans toute son ambivalence, qui rend la tâche ardue et qui fera de nous des funambules.
Alors que faire ?
Si le communisme en 1917, l’islam politique dans le monde arabe ou la théologie de la libération en Amérique latine, pour ne prendre que ces trois exemples, ont mobilisé les corps et les esprits, c’est parce qu’ils ne se contentaient pas d’être à hauteur d’hommes. Ils étaient plus grands et d’une certaine manière obligeaient à lever la tête en direction d’une utopie, ou en direction de Dieu. Si j’évoque ces exemples, c’est pour d’abord souligner une absence, une vacance, un vide de transcendance. Car oui, il nous manque une transcendance. Cette transcendance ne peut plus être le communisme pour les raisons déjà évoquées, elle ne peut plus être le christianisme car Dieu a été chassé des cœurs et des esprits par un sécularisme forcené, cette transcendance ne peut pas être l’islam (et croyez bien que je le regrette) car c’est à la fois une religion persécutée mais surtout une religion minoritaire ici en France. Or comme vous le savez, nous devons rêver ensemble. Nous devons donc nous projeter sur une transcendance collective et largement reconnue. Je m’empresse de dire que celle-ci doit être raisonnable, j’insiste sur raisonnable, car c’est l’humeur générale et le contexte qui fixent le niveau d’exaltation qui doit nous habiter, or le contexte est désenchanté. L’humeur c’est la désillusion, le sentiment d‘échec. Nous sommes tous et collectivement revenus de tout. On a tout essayé, tout expérimenté mais rien ne marche. Même pas la simple préservation des acquis. La Macronie nous dépossède tous les jours de notre puissance collective et nous nargue. C’est pourquoi, même l’idée de transcendance, il faut l’aborder de manière pondérée, c’est à dire adaptée aux conditions historiques, sociales et psychologiques du moment, soit celles des illusions perdues. Le rêve que j’imagine ne peut-être qu’un compromis entre les rêves trop grands des avant-gardes romantiques et les rêves trop petits en faveur de la retraite à 60 ans.
Pour résumer, cette transcendance doit être capable de mobiliser les affects installés et durs donc à fort potentiel identificatoire ; elle doit être saisissable immédiatement car le fascisme est à nos portes ce qui nécessite d’utiliser les affects communs à grande échelle et disponibles instantanément ; elle ne peut pas prendre la forme d’une utopie hors-sol, trop généreuse si j’ose dire, qui fantasmerait d’abord le bonheur de toute l’humanité, la fraternité humaine, sans répondre aux besoins matériels et moraux des classes populaires dont l’adhésion massive est l’une des conditions essentielles de la transformation sociale. C’est-à-dire, et au risque d’en froisser certains, en finir avec la forme éthérée de la « révolution permanente » qui est une forme abstraitement « cosmopolite » et universaliste. Enfin, elle doit compromettre notre vertu non pas parce que la souillure serait une fin en soi mais parce qu’elle est un passage obligé compte tenu de ce que j’ai dit plus haut. Nous, peuples du Nord, ne sommes pas innocents qu’on soit Blancs ou non Blancs. Nous faisons partie du problème.
Aussi, la seule transcendance que je connaisse et qui réunisse toutes ces qualités, tout le monde dans cette salle la connait intimement. Mais beaucoup la méprisent parce qu’à gauche, et dans le mouvement décolonial, pour des raisons souvent nobles, elle a été jetée avec l’eau du bain. C’est donc l’occasion pour nous, moi y compris, de faire notre auto-critique, et mener la bataille contre nous-mêmes.
Cette transcendance a un nom. Elle s’appelle France.
La France. Notre pays. Le pays dans lequel nous vivons, dans lequel nous élevons nos enfants, dans lequel nous nous projetons, auquel nous sommes plus ou moins attachés, que nous pouvons parfois aimer, parfois détester, qui nous fait et que nous faisons.
La France, qu’est-ce que c’est ? Je mets au défi quiconque dans cette salle de me donner une définition claire et précise de ce que c’est. On peut définir un État-nation, on peut définir la république, mais la France ? C’est déjà plus compliqué.
Parce que la France, c’est une idée. Une simple idée. Et d’une idée, on en fait ce qu’on veut. Notamment un devenir. Ce que je veux appeler ici le devenir France.
Dans son livre « Théorie du sujet », Alain Badiou commence avec cette phrase : « J’aime mon pays la France ». Plus tard, dans un débat contre Alain Finkielkraut avec qui il dit partager une forme de mélancolie dans son rapport à la France, il ajoute : « Il est difficile de trouver plus profondément français que moi ». Ce qui est intéressant dans cette déclaration, c’est d’abord qu’un communiste non repenti exprime son amour pour son pays, ensuite qu’il le fasse en compagnie d’un ennemi qui, lui, en sa qualité de prétendant à la blanchité (je rappelle que Finkielkraut est un juif et qu’à ce titre il est une victime historique du nationalisme européen), a sur-investi l’idée de France comme le font la plupart des non blancs au point d’être devenu au fil du temps l’une des figures majeures de la réaction. Nous avons donc ici deux figures : l’une fidèle au projet communiste et l’autre réactionnaire, toutes deux amoureuses de la France. Il n’y a là qu’une contradiction d’apparence, car comme je l’ai dit plus haut, la France c’est d’abord une idée. Mais c’est aussi une histoire. Et de France, il y en a au moins deux. Celle de la révolution et celle de la contre-révolution, celle des Communards et celle des Versaillais, celle de la résistance et celle des collabos[1], celle du mouvement ouvrier qui accouche des droits sociaux et politiques et celle de la bourgeoisie qui accouche de l’Union européenne.
Je postule ici que si la gauche est plutôt l’héritière de la première et la droite de la deuxième, le peuple blanc est lui une synthèse des deux France. Il est dans ses grands traits patriote pour de très bonnes et de très mauvaises raisons. Il sort le drapeau pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il chante la marseillaise pour de bonnes et de mauvaises raisons. En d’autres termes, les deux France cohabitent en lui. C’est donc au creux de cette contradiction profonde que la bataille doit être menée. Notre objectif ultime étant que l’une des deux France l’emporte sur l’autre.
Comme je le disais, il faut apprendre à se salir les mains. C’est ici que ça commence. Le premier pas dans cette direction si on veut cheminer avec les petits blancs serait de se ré-approprier la France et plus exactement l’idée de patrie. C’est dans ce geste précisément qu’on va commencer non pas à rêver ensemble mais à être ensemble. J’insiste sur être. Car si les classes populaires sont attachées à la patrie, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont mues par des sentiments primaires et chauvins mais aussi parce que la patrie sous sa forme nationale est un bien du peuple et qu’elle est comme le souligne Poulantzas un produit de la lutte des classes. Les affects blancs patriotes sont aussi liés à des intérêts de classe comme nous le montre le mouvement dialectique de la formation nationale. Le mot patrie est polysémique. Sous l’influence de la Révolution française (puis d’autres évènements fondateurs comme la Commune ou le programme de la Résistance à la Libération), la perception populaire de la patrie est d’abord rattachée à l’affirmation de principes politiques émancipateurs, universels, étrangers à toute idée de nationalité ou de nationalisme. Ici, la patrie est indissolublement liée à la souveraineté et donc à la nation.
Mais la notion bourgeoise de nationalité de l’État-nation va évidemment contrecarrer cette conception émancipatrice de la nation : le national se définit alors comme le ressortissant de l’État, tandis que l’étranger se définit comme non-national et non-citoyen, n’appartenant pas à la communauté politique constituée en État. La nationalité moderne ne définit donc pas réellement l’appartenance à une nation, mais le rattachement à un État. Comme le dit Lochak, « le lien de nationalité est devenu un lien unilatéral et non plus contractuel, dont l’État est à peu près seul maître ». C’est ainsi que sont progressivement liquidés et la volonté générale(à la source de la souveraineté et de la Nation) et le contrat social. Ainsi, le mot « patrie » qui oscille toujours entre fraternité universelle d’une part et exclusion et racisme d’autre part est tout sauf pur mais aussi tout sauf totalement condamnable.
Si sous sa part lumineuse, la Patrie-Nation est avant tout la souveraineté nationale et populaire, il devient évident que la corrosion des services publics et du principe d’égalité et de justice est immédiatement perçue comme une perte de souveraineté. C’est ce qui pousse les dépossédés, les véritables nationaux, le corps légitime de la nation, les petits blancs au chauvinisme et donc à la défense de la frontière raciale qui devient poreuse à mesure qu’ils dégringolent dans l’échelle sociale. Leur effroi est justement qu’ils refusent de devenir des indigènes. Leur salut c’est une version exclusiviste de la patrie.
C’est pourquoi, pour rétablir une version non exclusiviste de la patrie, il faut rétablir l’État social et le service public auxquelles les classes populaires blanches sont très attachées. Il faut prouver que la justice sociale (qui passe par déposséder le bloc bourgeois) est plus profitable que récupérer les miettes des noirs et des arabes, prouver que la lutte des classes est plus profitable que le racisme. Mais pour cela, il faut rétablir la souveraineté populaire. Le thème de la souveraineté nationale telle que la définit Gramsci est aujourd’hui, plus que jamais d’actualité. Mais cela implique une réforme intellectuelle et morale. Cela implique aussi de construire un rapport sentimental, affectif et idéologique avec les sacrifiés du néo-libéralisme et cela ne peut se faire que par la médiation du sentiment patriotique. C’est en tant que peuple nation que nous devons redevenir les protagonistes de l’histoire car c’est à l’échelle nationale, comme l’a dit hier Stathis Kouvelakis – l’échelle qui mobilise les affects les plus puissants – que doit s’organiser l’hégémonie et plus exactement une volonté politique collective et nationale, ce que recouvre le concept gramscien de « national-populaire ». C’est dans ce cadre que le Frexit prend toute sa dimension stratégique puisqu’il propose la reconquête de la patrie et donc du bien commun et donc de la souveraineté populaire. Et là où il y a reconquête de la souveraineté populaire, il y a rapport de force. Et là où il y a rapport de force favorable, il y a le pouvoir, il y a l’existence politique, il y a la dignité retrouvée. Ajoutons ici qu’il y a une opportunité historique qui se présente à nous et qu’il serait bête de ne pas saisir. L’extrême droite soit-disant patriote n’a la confiance des classes dirigeantes qu’à la condition de se soumettre à l’européisme et par conséquent de trahir la nation. Plus elle donnera des gages comme l’a déjà fait Meloni plus elle a des chances d’accéder au pouvoir. Or, les classes populaires blanches sont plutôt anti-européennes comme l’a montré le « non » au traité constitutionnel de 2005. C’est le moment où jamais de prouver qui est véritablement avec le peuple et qui ne l’est pas.
Mais moi qui vous parle aujourd’hui, et après avoir fait cette balade dans l’univers révolutionnaire français, je n’oublie pas un instant qui je suis ou plutôt ce que je suis : une indigène de la république. Un sujet colonial. L’objet de la discorde. La variable d’ajustement. Je n’oublie pas l’autre France. Je n’oublie pas que les « fachés pas fachos » sont organiquement liés à l’autre France. Je n’oublie pas un instant le mal qu’a semé l’autre France, dans le monde, je n’oublie pas le code noir, le code de l’indigénat, je n’oublie pas les massacres de masse, l’exploitation et la spoliation de masse, je n’oublie pas la Françafrique, la Kanaky, l’abandon de Mayotte, le soutien aux génocidaires israéliens. Bref, je n’oublie pas, comme le dit Césaire que la France est indéfendable. Je n’oublie pas le constat de Césaire :
« Le fait est que la civilisation dite » européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins de chance de tromper. »
Sauf qu’il se trouve que même les indigènes ont un besoin de patrie. D’ailleurs, la plupart du temps, ils aiment plus la France qu’elle ne les aime. Et ces manifestations d’amour, en fait, elles sont nombreuses. Et ils ne sont pas rares à brandir le drapeau bleu blanc rouge lors de victoires de coupes du monde, ou lors de manifestations contre le racisme où il leur sert d’alibi. Voyez à quel point nous sommes Français clament-ils. Car les indigènes sont privés de patrie. Ils ont perdu la leur et n’en ont retrouvée aucune. Et s’ils aspirent à cette adoption par la patrie France, c’est aussi pour des questions de survie, de protection, de sécurité. Avoir une patrie, c’est l’une des dimensions de la dignité humaine et en être privé est une blessure sinon comment expliquer le rapport névrotique au drapeau algérien ?
Les beaufs et les barbares, situés du même côté de la barrière de classe mais séparés par la division raciale, partagent donc le même rêve. Les uns revendiquent une patrie qui leur échappe (à cause de ce qu’ils appellent le mondialisme) ou qui les trahis (l’Union européenne), les autres revendiquent une patrie qui les exclut et les méprise. Mais à chacune de ces manifestations de désir patriotiques, les avant-gardes politiques, qu’elles soient d’extrême gauche ou décoloniales se bouchent le nez. La gauche parce qu’elle n’y voit que du chauvinisme, les décoloniaux parce qu’ils n’y voient que de l’intégrationisme. Je prétends pourtant ici que les avant-gardes qui se bouchent le nez dans les moments de liesses populaires comme les matchs de foot, ou devant les drapeaux de gilets jaunes, ou encore les manifestations comme celle contre l’islamophobie de 2019 dans lesquelles les indigènes ont brandi le drapeau bleu blanc rouge se transforment par ce geste en arrière-garde. Je sais que s’attribuer le qualificatif d’avant-garde est mal perçu dans certains milieux de gauche. J’assume malgré tout et sans fausse pudeur ce titre. Car je crois à l’importance et à la nécessité de directions politiques qui assument ce rôle d’impulser, de diriger, d’encadrer, d’organiser et de tracer des lignes stratégiques fondées sur une théorie, une pratique et une vision du monde. En revanche, je pense que si parfois nous sommes légitimes à prétendre guider les masses, en tant qu’avant-garde, nous rechignons à être guidés par elles. Pourtant nous devons apprendre à distinguer les moments où nous devons guider comme les moments où nous devons nous laisser guider. Se boucher le nez devant certaines manifestations de patriotisme ou devant l’intégrationisme spontané des indigènes c’est passer à côté de la finesse et de la subtilité des affects populaires. Ils savent très bien pourquoi ils ont besoin de ce drapeau, ils savent très bien ce qu’ils en attendent. Ils savent très bien que la France, c’est comme l’or, une valeur refuge. Et contrairement à nous, ils savent rêver à la mesure de leurs moyens. Et si la France incarne leur rêve, c’est que la France est à leur portée. Ni trop grande ni trop petite.
Et pourtant, malgré tout ce que je viens de dire, je ne fais confiance ni aux indigènes ni aux petits blancs. Parce que je sais que je ne peux pas me laisser entrainer par la pente nationaliste et intégrationniste. Parce qu’au fond je sais que j’ai raison de n’être ni nationaliste ni intégrationniste. Je sais qu’ils savent quelque chose, et je sais aussi que je sais quelque chose. Je sais que la solution « patriote » ne saurait se suffire à elle-même. L’indigène décoloniale que je suis se sentirait à l’étroit. Mais plus qu’à l’étroit, se sentirait incomplète, limitée dans son être. Mais pire encore, se sentirait traitre. Car il y a les autres du grand Sud. Non pas les autres comme simple altérité mais les autres comme prolongement de notre humanité. Or ces autres, nous les malmenons, nous les torturons. S’il est un impératif à devenir pragmatiques, donc patriotes, cet impératif ne peut pas constituer une fin en soi. La défense de la patrie-nation ne sera acceptable que fraternisant avec les peuples écrasés. Aussi, ce patriotisme sera internationaliste ou ne sera pas. C’est la seule manière d’échapper à l’emprise de l’État bourgeois, que je veux appeler ici État racial intégral. La communion populaire et la communion avec les peuples opprimés par les appétits impérialistes passeront nécessairement par la rupture de la collaboration de race donc par la rupture du lien organique qui lie les classes populaires blanches à l’État bourgeois et qui lie les indigènes à ce même État bourgeois par le mirage intégrationniste. Aussi la tâche des avant-gardes politiques qui auront pris le chemin de la défense de la patrie et qui auront repris langue avec les classes populaires, qui apprendront à parler la langue des petits, ne doit en aucun cas céder à la démagogie. Car les affects des petits sont aussi dangereux qu’ils sont émancipateurs. Il faut les manipuler avec une grande prudence. Notre boussole internationaliste doit donc rester intacte. Aussi de la même manière que dans le mouvement décolonial nous disons « pas de lutte de classe sans anti-impérialisme », « pas de féminisme sans anti-impérialisme », « pas de 6eme république sans anti-impérialisme », nous disons bien évidemment pas de patriotisme sans anti-impérialisme. Et pour ceux qui douteraient de la possible résolution de cet antagonisme apparent, je renvoie à cet épisode de la Révolution française où est venue à l’ordre du jour la question de l’abolition de l’esclavage. Les colons défendaient l’idée que l’intérêt national dépendait de la production coloniale, elle-même dépendante du travail forcé et gratuit. La fameuse réplique de Robespierre : « périssent les colonies plutôt qu’un principe » est l’expression d’une rationalité. Si la révolution édicte des principes, elle doit en assumer les conséquences. Il est impossible de réduire un homme en esclavage sans être un criminel. Il faut donc en assumer les conséquences, et si les conséquences, c’est la ruine des colonies, alors c’est la ruine des colonies et c’est tout. C’est pourquoi, le vote de l’abolition de l’esclavage s’est fait sans débat, ce qui était contraire aux mœurs démocratiques. Mais c’est, comme le rappelle Badiou, que les révolutionnaires ont considéré que soumettre la question du vote au débat c’était déjà en entamer la valeur. Or on ne débat pas de savoir si un humain doit être esclave ou non. On vote contre et c’est tout. C’est ainsi que l’abolition de l’esclavage a été entérinée sans débat, car en débattre était déshonorant. Ce geste fondateur, d’une esthétique et d’une beauté sublime, doit redevenir le geste des avant-gardes politiques et doit s’étendre à la conscience collective. Ce n’est pas tout à fait un hasard, si contrairement à de nombreux pays européens, nous avons encore une gauche de rupture forte. Si nous ne sommes pas complètement défaits, c’est qu’il y a des héritages historiques forts qui innervent le mouvement social au-delà de la France insoumise. Face à la transcendance, il y a l’immanence de la volonté populaire historique. Mais attention, la tâche des avant-gardes ne s’arrête pas là, elle doit aussi proposer une vision de la totalité, une explicitation du monde. Une vision qui expliciterait les mystères de notre impuissance collective dont les classes populaires ont soif et qui les poussent dans les bras du confusionnisme et du conspirationnisme. C’est pourquoi à un phénomène total, il faut opposer une vision matérialiste de la totalité.
Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur les soubassements de cette proposition de « patriotisme internationaliste ». Je disais plus haut que le communisme ne faisait pas rêver. Certes. Mais je n’ai jamais dit qu’il fallait y renoncer. Je vais même faire un aveu. Je pense que le communisme est la seule et unique planche de salut pour l’humanité. Quel que soit son habillage. D’abord parce qu’il est la seule alternative rationnelle à l’ensauvagement capitaliste mais aussi parce que nous n’avons aucun autre choix devant l’impératif écologique et climatique. L’option communiste est la seule option vitale. Je le dis sans la moindre ambiguïté. C’est pourquoi, il faut rendre grâce à ceux comme Friot et Lordon qui poursuivent ce rêve, c’est pourquoi je ne l’ai jamais écarté. Si vous dépliez la proposition de patriotisme internationaliste, vous constaterez que le retour à l’échelle nationale (Frexit décolonial), la reconquête de la souveraineté nationale-populaire, le combat pour l’hégémonisation d’un bloc social accompagné d’un véritable programme de rupture avec le néo-libéralisme additionné d’un internationalisme sous sa forme anti-impérialisme – je rappelle que selon Lénine l’impérialisme et le stade suprême du capitalisme et qu’à ce titre être anti-impérialiste c’est être automatiquement anticapitaliste – constituent une proposition résolument et implacablement communiste. La différence entre un communisme qui se présente devant un peuple réfractaire à visage découvert et un communisme à visage patriote c’est que le premier rate sa cible et que le deuxième a quelques chances de l’atteindre. Mais ce communisme devra être le communisme de son temps. Il devra être décolonial. Pas seulement anti-impérialiste. Il pourra être chrétien, il pourra être islamique, il pourra être kurde, palestinien, chinois, il pourra même être régionaliste. Car pour devenir une véritable transcendance, Il doit accueillir en son sein la diversité humaine, la diversité des situations, la diversité culturelle mais aussi tous les besoins de l’âme.
Comme vous pouvez le voir, ce rêve que je promettais modeste et raisonnable est tout sauf raisonnable et modeste. Il est même un peu fou. Mais comme vous le savez, heureux soient les fêlés, ils laissent passer la lumière.
Note
[1] La Résistance n’était pas qu’affaire de lutte armée contre l’occupant, mais également de réfléchir à quelle France construire à la Libération (d’où le fait que De Gaulle a méprisé la résistance intérieure de la France – dans laquelle les communistes ont joué un rôle important). Grégoire Madjarian écrit notamment : « ce qui se joue directement en France, ce n’est pas seulement la libération du territoire, mais aussi l’existence d’un régime, la nature du pouvoir politique et la direction de ce pouvoir. L’insurrection de l’été 1944 n’a pas simplement un caractère national : elle provoque l’effondrement de « l’État français » et elle est l’instrument d’une prise de pouvoir. ». D’où le fait que les Américains étaient très méfiants vis-à-vis de la Résistance intérieure. Bref : plusieurs conceptions de la France s’affrontent. En visite à Marseille à la Libération, où des maquisards défilaient la chemise ouverte, en tirant un véhicule allemand sur lequel se trouvait des filles en robes (il faisait chaud) qui criaient en agitant des drapeaux, De Gaulle aurait grommelé (selon Lucie Aubrac) « Quelle mascarade ». A Toulouse, la situation a failli dégénérer après que De Gaulle a ouvertement méprisé des maquisards. D’ailleurs, il est intéressant que l’une des premières demandes faites par De Gaulle aux alliés ait été la livraison d’uniformes militaires afin de distinguer les « réguliers » des irréguliers et faire disparaitre des forces armées auxquels ils étaient hostiles.
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