Édition du 25 février 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Éditorial

« Nous sommes en face du surgissement de l’inconcevable »

Internationalisme et démocr@tie n°9

Donald Trump est redevenu président ou plutôt il vient d’être investi 47e président des États-Unis d’Amérique. Trois mois ont suffi, les répliques de la secousse ne sont pas stabilisées, mais rien ne sera plus comme avant.

20 février 2025 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/02/20/nous-sommes-en-face-du-surgissement-de-linconcevable/#more-90879

Et le monde a basculé…

Des signes avaient précédé l’événement. Mais, c’était davantage la faiblesse, les erreurs de la campagne démocrate qui étaient soulignés. L’arrivée de Trump était souvent minorée, voire moquée : « C’est un clown », « Ce sera comme la dernière fois »… L’attaque du Capitole par la horde de ses partisans était relativisée, voire oubliée [1].

Les débats lexicologiques ne sont pas sans intérêt pour la compréhension fine de l’époque. Nous publions deux textes de Gaspar Miklos Tamás sur l’apparition du post-fascisme en Hongrie [2]. La vague vient de loin…

« L’histoire ne repasse pas les plats », remarquait Hegel, au début du 19e siècle. La politique de Trump n’est pas identique à celle menée en Europe par Mussolini, Hitler ou le colonel de La Roque [3] ; l’oligarque de la tech, Elon Musk, n’est pas Henry Ford.

Pourtant ce n’est pas une comédie qui se déroule sous nos yeux malgré les gesticulations, les saluts et les grimaces des protagonistes [4].

Trump, depuis son investiture, déroule ce qu’il faut bien appeler une politique fasciste. Pour s’en convaincre, il suffit de récapituler quelques-uns des nombreux décrets qu’il a théâtralement signés.

* Amnistie des assaillants du Capitole en 2021… Milices armées.

* Aide aux entreprises amies, suppression des règlements et organismes anticorruption… Mafia.

* Expulsions des immigré·es, réaffectation de Guantanamo… Racisme.

* État d’urgence à la frontière avec le Mexique… Menaces contre les pays ­voisins.

* « Dégraissage de l’État », fermeture de services à la population… Libertarisme.

* Suspension de l’aide internationale (USAID) et nationales… Isolationnisme.

* Hausse des tarifs douaniers… Guerre commerciale.

* Organisation de l’espace d’influence (Canada, Panama, golfe du Mexique, Groenland)… Doctrine Monroe élargie.

* Attaques contre le droit international et ses instances : CPI et CIJ, protection du criminel Netanyahou… Impunité renforcée des criminels et destruction du droit et des droits.

* Suppression du « droit du sol »… Nativisme.

* Fin des programmes d’égalité, de diversité et d’inclusion… Remise en cause des acquis de la lutte pour les droits civiques.

* Retrait des organismes internationaux où ils siégeaient encore, en particulier, l’OMS… Laisser faire, conspirationniste, eugénisme.

* Attaques contre les femmes (droit à la contraception et à l’avortement) laissées au bon vouloir des États avec la bénédiction d’une Cour suprême à majorité réactionnaire, en attente de possibles nouveaux décrets… Masculinisme et destruction des droits.

* Restauration de « la réalité biologique naturelle ». Essentialisme.

* Exclusion des personnes « trans » de l’armée et du sport… Homophobie et sexisme.

La liste est longue et s’allonge [5]…

Un exemple troublant et lourd de sens : Trump a publié un décret sur l’architecture des établissements publics et s’est nommé président de la Fondation J. F. Kennedy Center of Performing Arts. À quand l’interdiction de l’art « dégénéré », c’est-à-dire celui qui ne reçoit pas l’agrément de ses amis, comme Bernard Arnaud, qui font et contrôlent le marché de l’art ?

Pour appliquer cette rafale de décrets, le président s’est entouré de collaborateurs issus du mouvement MAGA [6], créé sur la base du mot d’ordre initial de campagne, dans et hors du vieux Parti républicain.

Aujourd’hui, Trump dicte sa politique et les républicains approuvent ou se taisent [7]. D’autre part, ses collaborateurs n’ont pas suivi le cursus traditionnel qui menait à l’exercice du pouvoir ; ce sont des businessmen pour la plupart. La réussite en affaires, encore faut-il distinguer les investisseurs industriels et les aventuriers des échanges transactionnels [8], semble être le viatique pour gouverner. Le néolibéralisme dans son idéologie et par son soft power magnifiait depuis longtemps ces « héros » aux États-Unis, mais aussi en Europe. La vague vient de loin…

MAGA accoucha de MEGA (Make Europe Great Again) le 8 février 2025 à Madrid où se sont réunis les soutiens européens de Trump [9]. Une force politique réelle et dangereuse au pouvoir ou à ses portes dans beaucoup de pays mais aussi à Bruxelles.

Vendredi 14 février, le vice-président des États-Unis s’est adressé aux chefs d’États européens à Munich. Il a reproché à l’Europe son renoncement à « certaines valeurs fondamentales », comme le liberté d’expression. Pour lui, comme sur X, celle-ci doit être sans limite et laisser libre cours au complotisme et aux « vérités alternatives ». L’Europe a également, selon lui, renoncé à la démocratie. Il prend pour exemple le président roumain qui, sans campagne aucune, a été élu grâce à des malversations informatiques venues de l’étranger (Russie très certainement). C’était la démocratie selon Vance et jamais il n’aurait dû être obligé de démissionner.

Vance est en phase et soutient les MEGA dans leur lutte orwellienne contre « L’Europe des Lumières » et, contre l’avis de tous les dirigeants allemands, il a rencontré personnellement Alice Weidel, la responsable de l’AfD.

Au début du siècle, les études sur le « post-humanisme » s’attardait sur le côté dangereux mais folklorique des pionniers de la réalité augmentée, du dépassement du vivant, etc. Aujourd’hui, Musk, a rallié la Silicon Valley – une illustration du basculement de secteurs capitalistes vers des solutions très autoritaires et illibérales [10] – à la cause de Trump et ce qui, il y a peu, semblait encore un cauchemar de science-fiction, est devenu un marché juteux. Sous couvert de recherches médicales réelles, le champ des applications de l’augmentation machiniste du « potentiel humain » s’est extraordinairement étendu.

De même, se retrouvent au pouvoir des propriétaires de plateforme d’échanges de bitcoins, à commencer par Trump et Musk. Ce marché financier parallèle et obscur enrichit les riches d’autant plus qu’ils sont au pouvoir. La vague vient de loin…

Notre revue a un an

Née en réaction au 7 octobre en Israël-Palestine – crimes du Hamas et politique de Netanyahou – et à l’invasion poutinienne de l’Ukraine, soutien à la résistance du peuple ukrainien contre l’impérialisme russe, Adresses s’est intéressée à la transformation du monde en multipolarités impérialistes [11]. Les divers pôles, issus le plus souvent des BRICS, cumulaient des politiques autoritaires pour le moins. Mais il restait des aspects de la mondialisation capitaliste (adhésion de la Chine à l’OMC en 2001) qui faisait que les économies se trouvaient en concurrence certes mais incroyablement interpénétrées.

Restait encore, une domination évidente de la puissance étasunienne qui semblait maintenir un équilibre précaire et renvoyer un reflet de la démocratie dite occidentale.

C’était même l’unique grille de lecture de bien des analystes qui prônent un campisme primaire ou une hiérarchisation des combats au nom d’une conception étriquée de la colonialité [12].

L’élection de Trump vient de chambouler bien des analyses. Le basculement fasciste du gouvernement des États-Unis rentre en résonance avec les pratiques des autres pôles impérialistes.

Il ne s’agit pas simplement de recréer de nouvelles narrations mais d’ouvrir les yeux sur la profondeur du changement.

L’instauration d’un dialogue entre Trump et Poutine excluant de fait les dirigeants ukrainiens, la place des accords économiques (la volonté d’accaparement des terres rares) primant sur le droit international sont des exemples de ce qu’il convient d’appeler la « diplomatie transactionnelle ». La loi du plus fort, la primauté des intérêts financiers.

Cette nouvelle pratique s’applique à bien des aspects de la politique internationale. Tous les acteurs majeurs de la politique mondiale prennent langue avec Trump et se préparent à ce grand casino. Les règlements internationaux n’interfèrent plus avec la volonté du plus fort, la tentative d’organiser un développement « éthique » et concerté de l’« Intelligence artificielle » a échoué cruellement pour son organisateur lors du sommet de Paris des 10 et 11 février.

Ces rapports directs de subordinations et de transactions sont lourds de confrontations à venir. Le néolibéralisme mondialisé a vu les conflits se multiplier, le trumpisme, ses avatars et ses dérivés mènent aux guerres et aux affrontements contre les collectifs de travailleurs et travailleuses [13].

Certes la vague vient de loin mais aujourd’hui c’est une déferlante. Bien des interrogations se posent : quel sera le rôle de la Chine ? Quel sort réserve-t-on aux Gazaoui·es ? Que deviennent les résistant·es ukrainien·nes ? Dans cette nouvelle forme de domination du monde que deviennent les populations qui ne participent pas aux razzias, celles et ceux qui n’ont que leur force de travail ?

En conclusion que peut faire la « gauche d’émancipation » dans ce nouveau « casino » ?

Certes les analyses doivent sortir de la peinture à gros traits de la situation. Ce travail doit être poursuivi et approfondi rapidement. Il faut aussi apprendre des erreurs. La faiblesse de cette gauche, son inconséquence, sa rapidité à transformer les mobilisations émancipatrices en regroupements conformistes font partie du problème global.

Mais sans tarder, face à cette déferlante c’est bien d’un barrage uni contre le fascisme [14] pour la défense implacable de la démocratie, du droit des femmes à disposer de leur corps [15], du droit des peuples à l’autodétermination, de la solidarité internationale sans laisser quiconque dans l’ombre (Afghan·nes, Congolais·es, Géorgien·nes, Haïtien·nes, Soudanais·es, Iranien·nes, Kurdes, Ouïgour·es, Palestinien·nes, Rohingyas, Tutsi·es, Syrien·nes, Tamoul·es, Tibétain·nes, Ukrainien·nes, etc. – tous et toutes aussi dignes que les autres –, sans oublier les peuples-nations effacés de l’outremer français).

Sans tarder, ensemble, en respectant les choix de chacun·e, par-delà les divergences, nous pouvons populariser les résistances fragmentaires, ressouder des liens distendus, participer à revivifier toutes ces formes sociales et politiques qui se construisent par en bas, etc.

Faire front commun contre la déferlante fasciste. Il y a urgence  !

Didier Epsztajn, Michel Lanson, Patrick Silberstein, 15 février 2025

Nous avons emprunté le titre de cet édito à Patrick Chamoiseau que nous remercions chaleureusement pour son autorisation.

Télécharger le n°9 : Adresses n°9

Notes

[1] Deux romans, à la fois dystopiques et uchroniques, auraient pu attirer notre attention sur la survenue possible de l’inconcevable. Impossible ici, de Sinclair Lewis date de 1935 et Complot contre l’Amérique de Philip Roth est paru en 2004.
[2] Voir Gaspar Miklos Tamás, « Naissance du post-fascisme dans la Hongrie de Orban », p.27 et « Sur le post-fascisme », p.36.
[3] Voir Didier Leschi, « Les Croix-de-feu et la tentation autoritaire à la française », Adresse n° 09/88, p.72 ; Patrick Le Tréhondat, Robi Morder et Patrick Silberstein, « Dernière station avant l’abattoir », Adresse n° 09/89, p. 84.
[4] Voir Bart Cammaerts, « Le salut nazi d’Elon Musk, George Orwell et cinq leçons », Adresse n° 09/89, p. 49.
[5] Voir Frieda Afary, « Fascism or not fascism », Adresse n° 09/82, p.18.
[6] Make America Great Again : Rendre l’Amérique à nouveau grande.
[7] Voir Sam Farber, « Comprendre la réélection de Trump », Adresse n° 09/87, p.63.
[8] Voir Samuel Farber, « Trump Lumpen Capitalist », Jacobin, octobre 2018.
[9] Voir Gilbert Achcar, « L’ère du néofascisme et ses particularités », Adresse n° 09/86, p. 61.
[10] Voir Taki Manolakos, « La fin du néolibéralisme préfigure la montée du fascisme », Adresse n° 07/63, p. 23.
[11] Voir Kavita Krishna, « Multipolarité une doctrine au service des autoritarismes », Adresses, n° 0, 23 janvier 2024.
[12] Voir Michel Cahen, « Violences en colonialité : “Angola 1961. Gaza-Israël 2023” », Adresses, n°4, 1er septembre 2024 ; « Intégrer l’ethnicité à la démocratie politique », à paraître dans Adresses, n°10.
[13] Voir Ilya Budraitskis, « Le poutinisme, c’est le fascisme », Adresse n° 09/85, p.52
[14] Voir, Carl Davidson et Bill Fletcher Jr., « Combattre l’abolition de la démocratie », Adresse n° 09/81, p. 9.
[15] Voir Un appel unitaire, « 8 Mars : grève féminist ! », Adresse n° 09/90, p. 100.

Toutes les introductions et les numéros à télécharger gratuitement sont disponibles sur une page dédiée :
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/adresses-internationalisme-et-democrtie/

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