Édition du 28 janvier 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Israël, Netanyahou et la commémoration de la libération d’Auschwitz

Benjamin Netanyahou ne participera pas à la cérémonie de commémoration du 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz. Quelle en est la raison ?

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

Le journaliste Gideon Levy a été plus rapide que moi cette semaine. Dans un article intitulé « Auschwitz-La Haye-Netanyahou » dans le quotidien « Haaretz », il a traité d’un sujet que je voulais également aborder cette semaine dans ma chronique de blog. Il est donc juste de commencer par le citer. « Le Premier ministre Benjamin Netanyahu », écrit-il, « n’assistera pas cette année à la cérémonie de commémoration du 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz, car en raison du mandat d’arrêt lancé contre lui par la Cour internationale de justice de La Haye, il est à craindre qu’il ne soit arrêté. Cette ironie amère et quelque peu grossière de l’histoire crée un nœud surréaliste que jusqu’à présent, personne n’aurait pu envisager. Essayons d’imaginer Netanyahou atterrissant à Cracovie, arrivant à l’entrée principale d’Auschwitz et se faisant arrêter par des policiers polonais au-dessous de l’enseigne ’Arbeit macht frei’ ».

Plus loin, il ajoute : « Le fait que, de tous les endroits du monde, Auschwitz soit le premier lieu que la peur fasse éviter à Netanyahou a un caractère hautement symbolique et une charge de justice historique énorme ». Levy brosse un tableau qui donne à réfléchir : « Soit une cérémonie pour le 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz, les dirigeant.e.s de la planète défilent en silence, les dernier.e.s rescapé.e.s de la Shoah encore en vie marchent à leurs côtés, et le Premier ministre de l’Etat construit sur les cendres de la Shoah n’est pas là. Il est absent parce que son pays s’est transformé en un État pestiféré et parce qu’il est poursuivi par le tribunal le plus éminent en matière de crimes de guerre ». Levy conclut sa chronique par cette observation incroyable : « Netanyahou ne sera pas à Auschwitz parce qu’il est recherché pour crimes de guerre ».

Effectivement, cet « incident » a un caractère de paradigme. Mais malgré le fait qu’environ la moitié de la population israélienne souhaite la chute politique de Netanyahu, que beaucoup espèrent qu’il finira en prison à l’issue de son procès et qu’il se soit déjà rendu coupable de tellement d’actes répréhensibles (y compris à l’intérieur d’Israël) que l’on peut trop bien comprendre la haine dirigée contre lui (et sa famille), Netanyahou lui-même n’est qu’un personnage secondaire dans ce que Gideon Levy évoque. Très souvent, des personnes de rang inférieur sont tenues pour responsables de fautes et de délits qui ont été causés ou initiés « en haut » du système hiérarchique concerné. En Israël, en ironisant sur le fonctionnement de la hiérarchie militaire, il est devenu monnaie courante de parler de la culpabilité du « garde à la porte du camp militaire » C’est devenu courant.

Il en va autrement lorsque c’est une pratique sociale ou politique qui est condamnée, mais pour laquelle il n’est pas possible de sanctionner l’ensemble d’une collectivité (comme par exemple lors du boycott de l’Etat d’apartheid sud-africain, qui a pu être mis en œuvre dans le cadre d’une entente internationale). Dans ce dernier cas, le chef d’État concerné ou d’autres fonctionnaires de haut rang sont tenus pour responsables en tant que représentants symboliques de la collectivité. En condamnant Netanyahu, c’est « Israël » qui est condamné.

Cela doit être souligné, car la responsabilité ministérielle pour les crimes de guerre incombe certes à l’institution dirigeante, mais elle est habituellement de nature plutôt abstraite. La barbarie (physique) du crime se déroule en revanche « sur le terrain ». En tant que gouvernant, Netanyahu porte la responsabilité de la politique qu’il a tracée et ordonnée, et donc des directives militaires qui en découlent dans la guerre actuelle. Bien qu’il refuse sans cesse d’assumer toute responsabilité, et notamment celle du désastre du 7 octobre, ce ne sont pas forcément ses instructions qui ont généré les crimes de guerre concrets. C’est autre chose qui doit être pris en compte ici.

La barbarisation de l’armée israélienne

Car ce qui est apparu lors des opérations de l’IDF dans la bande de Gaza l’année dernière, c’est l’extrême brutalisation des troupes combattantes en action, dont les crimes de guerre se sont multipliés (et se multiplient encore) à un point tel que l’on a assez vite commencé à parler de génocide contre la population civile de Gaza. Le débat sur la question de savoir s’il s’agit effectivement d’un génocide n’est pas abordé ici ; la polémique ardente sur la question de la désignation ne fait que détourner l’attention de l’essentiel - de la barbarisation incontestable de l’armée israélienne et de son activité guerrière. Il suffit de se pencher sur l’accumulation des crimes de guerre pour comprendre que dans cette guerre, quelque chose a pris forme qui dépasse de loin la personne de Netanyahu. Une technique de combat est devenue la norme, avec laquelle la mort d’un nombre incroyable de civils, parmi lesquels surtout des femmes, des enfants et des personnes âgées, ainsi que la destruction monstrueuse d’infrastructures et des ressources de la vie civile sont devenues « des choses tout à fait naturelles ».

Il a déjà été expliqué ici la semaine dernière (dans un article sur les recherches du docteur Lee Mordechai de l’université hébraïque de Jérusalem ndt) que l’accusation de crimes de guerre commis est établie depuis longtemps et que personne ne pourra prétendre plus tard ne pas avoir été au courant. Le fait que les médias établis d’Israël privent la population du pays de comptes-rendus sur les actes de barbarie commis en son nom, qu’ils les cachent même carrément, ne peut être accepté comme explication du silence général sur ces crimes - celui qui veut savoir peut tout savoir. Il faut certes vouloir savoir.

De la même manière, la « justification » des crimes de guerre à partir du pogrom perpétré contre des Israéliens juifs le 7 octobre n’a pas de fondement recevable dès lors que l’on récuse le bien-fondé de la mobilisation de l’armée pour assouvir des désirs collectifs de vengeance et de représailles. Le meurtre d’enfants par une armée (considéré comme un « dommage collatéral ») ne peut pas constituer une « réparation » de sa propre souffrance. Et encore moins lorsque ses conséquences s’accroissent pour atteindre une disproportion aussi éclatante.

Ce qui frappe avant tout, c’est le plaisir, le sadisme et la joie de nuire manifestés par les soldats au cours de ce massacre qui n’en finit pas. Le 7 octobre a dégénéré en permis de détruire à outrance et d’anéantir sans scrupule des vies humaines. Jamais dans aucune guerre, les soldats sur le champ de bataille n’ont été des apôtres de l’humanité - « les soldats habitent sur les canons » et généralement ils font de leurs ennemis des « steaks tartare ». Pour la population civile ennemie, la situation devient particulièrement difficile lorsque des avions de combat modernes sont massivement utilisés. Mais ce qui peut s’expliquer sur le champ de bataille par la logique interne de ce que la guerre a toujours été dans son essence - l’absence d’inhibition légitimée dans le meurtre d’êtres humains et la dévastation des conditions de vie matérielles - fait frémir lorsqu’il s’avère qu’une collectivité entière se range derrière les crimes de son armée nationale.

Le peu que la population israélienne a pu apprendre de l’horreur de la réalité de Gaza a été (et est encore aujourd’hui) rejeté avec une indifférence effrayante comme étant une contre-vérité, une exagération, une propagande perfide de l’autre camp ou, par facilité, rationalisé en attribuant la responsabilité des crimes de guerre aux habitant.e.s de Gaza eux-mêmes (« ce sont eux qui ont commencé ») ou en déclarant ouvertement ne pas pouvoir éprouver de compassion pour eux.

Aussi bien le comportement plus brutal des soldats que l’indifférence de la population civile israélienne découlent d’un long et constant processus de déshumanisation des Palestiniens. 57 ans d’occupation barbare et l’effacement déjà ancien du conflit israélo-palestinien de l’ordre du jour politique d’Israël et du reste du monde ( mené délibérément en particulier par Netanyahou) ont fini par produire des résultats inévitables. La vie humaine palestinienne ne compte pas beaucoup pour la grande majorité des Juifs israéliens, surtout après le 7 octobre, et encore moins lorsqu’il s’agit des habitant.e.s de Gaza, qui sont presque tous et toutes désigné.e.s par le gouvernement israélien actuel comme des terroristes du Hamas.

Trahison de la mémoire d’Auschwitz

La mise sur le même plan de la catastrophe de Gaza et d’Auschwitz n’est pas justifiable - elle est d’ailleurs contestée par Gideon Levy dans sa chronique. Mais il est inutile de revenir là-dessus. Cela fait trop longtemps que la politique israélienne instrumentalise la singularité d’Auschwitz à des fins politiciennes qui n’ont rien à voir avec elle. On ne peut tirer aucune leçon de la Shoah, ni même le postulat idéologique de la nécessité d’un « refuge pour le peuple juif », comme cela devrait être clairement démontré aujourd’hui avec une évidence très frappante.

Tout au plus pourrait-on dégager de la Shoah l’idée directrice d’une société qui s’efforcerait de minimiser, voire de rendre impossible, que des êtres humains soient sacrifiés, et ce en tant que message abstrait. C’est peut-être ce qu’a voulu dire Walter Benjamin en évoquant la « faible force messianique » qui est transmise à chaque génération existante par rapport aux générations passées. Et c’est précisément en cela que se manifeste l’effroyable trahison qu’Israël a commise (pas seulement actuellement, mais maintenant avec une démesure qu’il a lui-même choisie) à l’égard de la mémoire d’Auschwitz. Et c’est en cela, précisément, que réside l’horreur du symbole : le Premier ministre israélien ne participera pas à la cérémonie de commémoration du 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz, de peur d’être arrêté comme criminel de guerre, ce qu’il est en tant que représentant d’Israël.

Moshe Zuckermann

• Traduit de l’allemand pour ESSF par pierre Vandevoorde

Publication originale 28 décembre 2024 :
https://overton-magazin.de/top-story/israel-netanjahu-und-der-auschwitz-gedenktag/

• Repris dans le quotidien Il Manifesto le 8 janvier 2025 :
https://ilmanifesto.it/israele-e-il-tradimento-della-memoria-di-auschwitz

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