Édition du 28 janvier 2025

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Asie/Proche-Orient

Comprendre la guerre coloniale au Liban. Entretien avec Karim Makdisi

Dès le 8 octobre 2023, Israël et le Hezbollah étaient engagés dans des affrontements de faible intensité lancés par le second en soutien à Gaza. Le 23 septembre 2024, après l’attentat des bipeurs et la série d’assassinats visant des cadres du Hezbollah, Israël a déclenché une guerre de grande ampleur contre le Liban. Plus de 4 000 Libanais, majoritairement des civils, ont péri, dont 316 enfants, et environ 1,2 million de personnes ont été déplacées.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Que l’on pense à la guerre de juillet 2006, à celles de 1996 et de 1993, ou encore au siège de Beyrouth et à son invasion en 1982, le conflit entre Israël et le Liban n’est pas nouveau. Il remonte à 1948, année de la création d’Israël lors de laquelle des bataillons libanais ont combattu les milices sionistes, lesquelles avaient commis des massacres en Palestine mais aussi au Liban.

Dans cet entretien conduit le 28 octobre 2024, Karim Makdisi revient sur les origines du conflit colonial qui oppose les peuples arabes du Machrek à Israël, il retrace ensuite la genèse du Hezbollah contre l’occupation israélienne ainsi que sa trajectoire avant de développer une analyse de la guerre du Liban de 2024.

Karim Makdisi est professeur de politique internationale à l’American University of Beirut. Il a notamment co-dirigé avec Vijay Prashad le livre collectif Land of Blue Helmets. The United Nations and the Arab World. Il co-anime le podcast Makdisi Street avec Ussama Makdisi et Saree Makdisi.

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Contretemps : Nous aimerions replacer la guerre actuelle au Liban et en Palestine dans son contexte. Rashid Khalidi parle d’une « guerre de cent ans ». Pourriez-vous situer cette guerre dans cette longue histoire de cent ans, et revenir également sur le projet sioniste en Palestine (et au Liban), en particulier ce qu’il contient en termes de violence coloniale et de nettoyage ethnique, voire de génocide, comme l’a souligné Ussama Makdisi dans l’un de ses récents articles ?

Karim Makdisi : Les guerres israéliennes actuelles en Palestine et au Liban font certainement partie de ce que Khalidi a appelé la « guerre de cent ans », une guerre coloniale menée dans l’ombre de l’empire britannique puis étatsunien, de Balfour à Trump et, maintenant, nous pouvons ajouter Biden. Différentes époques, différentes forces sur le terrain et différentes formes de résistance, mais avec les mêmes objectifs : la colonisation et la domination pour les uns, la résistance pour les autres.

Nous pouvons considérer le génocide de Gaza comme une extension de l’élan et de l’histoire sionistes visant à s’installer en expulsant les Palestiniens de leur terre, par tous les moyens nécessaires, y compris le génocide. Quant à l’invasion du Liban, elle découle des désirs historiques d’Israël d’un « grand Israël » imaginaire qui avalerait une partie du Machrek.

Rappelons que les sionistes ont tenté de convaincre les Britanniques, après la Première Guerre mondiale, d’inclure le Sud-Liban jusqu’au fleuve Litani dans la Palestine mandataire, mais ils ont échoué parce que les Français voulaient protéger la viabilité de ce qui allait être un Liban moderne dominé par les chrétiens maronites à partir de 1920. Aujourd’hui encore, cent ans plus tard, les Israéliens ont tenté d’occuper ou de dominer totalement le Sud-Liban, mais la résistance les en a empêchés à nouveau, à grands frais bien sûr pour le Liban, comme nous le voyons. Les Israéliens rêvent encore d’un grand Israël. Il y a quelques semaines, Bezalel Smotrich, le ministre israélien des finances, a donné une interview dans laquelle il déclarait : « Nous voulons annexer le Liban, la Syrie, l’Irak, l’Égypte et l’Arabie saoudite ».

Dans le contexte de cette guerre de cent ans, je pense qu’il est important de souligner d’emblée qu’Israël n’aurait pas existé sans les Britanniques et n’aurait pas survécu sous sa forme actuelle sans les Américains derrière eux. Leur projet a besoin d’un empire pour les soutenir à chaque étape. Rien de ce que nous voyons aujourd’hui à Gaza et au Liban ne serait possible sans les États-Unis, qui ont joué un rôle actif et total dans les deux guerres, tout comme les Britanniques l’ont fait pendant la période du mandat palestinien dans les années 1920 et 1930, non seulement en soutenant les milices sionistes, mais aussi en détruisant les institutions palestiniennes, en réprimant les soulèvements populaires et en divisant les gens. Cela est largement documenté par les historiens palestiniens. En ce sens, la situation n’a pas beaucoup changé.

Mais il y a aussi un autre contexte historique auquel nous devons penser, dans le monde arabe, celui qu’Ussama Makdisi appelle le « cadre œcuménique », qui est essentiellement la forme moderne et autochtone d’une culture politique fondée sur l’égalité et la coexistence, qui a émergé dans la région arabe du Machrek à la fin de la période ottomane du 19e siècle et s’est développée au 20e siècle, face à l’effondrement ottoman, aux intrusions coloniales, aux stratégies de division et de domination et aux nationalismes.

Cet arabisme œcuménique du Machrek s’opposait à ce qu’il appelle le « nationalisme ethno-religieux d’exclusion » qui a émergé à la même époque en Turquie et dans les Balkans, et qui a entraîné des violences massives et des génocides dans cette partie de la région post-ottomane. En outre, ce cadre œcuménique s’oppose également fortement au sionisme – avec son projet d’État, Israël – qui a émergé en tant que mouvement non autochtone d’Europe et s’est transformé en un projet de colonisation basé sur le « transfert » ou le nettoyage ethnique de la population palestinienne autochtone et sur l’expansionnisme, comme de nombreux historiens tels que Nur Masalha et Ilan Pappe l’ont documenté de manière très détaillée.

Sans vouloir idéaliser notre région, laquelle a ses propres formes de violence nationaliste et ses problèmes post-coloniaux, ses divisions, sa corruption et son instrumentalisation du confessionnalisme sous ses formes les plus élémentaires, nous pouvons constater que la région du Machrek comprenant ce qui est aujourd’hui la Palestine, le Liban et la Syrie, a produit des modèles de coexistence entre ses diverses communautés. Ce n’était pas le genre de modèle exclusiviste que le sionisme a apporté avec lui de l’Europe antisémite ou qui a été diffusé plus récemment de la région du Golfe, sous la forme du salafisme.

Contretemps : Dans les médias occidentaux, le Hezbollah est décrit comme inféodé à l’Iran. Or, le Hezbollah est une organisation libanaise, composée de Libanais, dont l’objectif principal, lors de sa création, était de lutter contre l’occupation israélienne du Liban. Pourriez-vous revenir sur les différentes étapes de la genèse du Hezbollah ? Quelle est la nature de ses relations avec l’Iran ?

KM : La relation entre le Hezbollah et l’Iran est très complexe et je pense qu’elle a beaucoup évolué depuis la formation au début des années 1980 du Hezbollah – qui s’est inspiré religieusement de la révolution iranienne et a émergé politiquement et militairement en réaction à l’invasion israélienne en 1982 – jusqu’aux années 1990. Le Hezbollah est devenu une force de résistance de plus en plus efficace contre l’occupation israélienne du Sud-Liban qui a duré deux décennies, une force qui a accompli la libération [du Sud-Liban] en 2000. Enfin, après la guerre de 2006, il est devenu une force armée plus régionale, comme nous l’avons vu en Syrie, mais aussi, sous différentes formes, en Irak, dans la bande de Gaza et au Yémen.

Je pense que l’évolution au cours de cette période de 40 ans s’est clairement faite vers une organisation plus autonome, extrêmement proche de l’Iran à bien des égards, mais qui est devenue à la fois une organisation en quelque sorte plus libanaise au Liban et, en même temps, un élément clé et parfois un coordinateur principal de l’« axe de la résistance ».

Comme l’ont affirmé des universitaires tels qu’Amal Saad, il est tout simplement trop simpliste de qualifier le Hezbollah de « proxy » de l’Iran, un terme réducteur que les Israéliens, les Européens et les Américains utilisent pour déshistoriciser et décontextualiser la lutte plus profonde qu’ils représentent, et je pense qu’elle a raison de dire que la relation a évolué vers une direction plus « symbiotique », le Hezbollah ayant toujours besoin du soutien et des ressources de l’Iran, mais pas pour sa survie en tant que force de résistance.

Sayyed Hassan Nasrallah n’était certainement pas en train de simplement recevoir des ordres de l’Iran, il était très proche de ce pays et apprécié de lui en raison de son expérience et de son efficacité en tant que leader dans la lutte contre les Israéliens. Nous devons voir ce qui va se passer maintenant que Nasrallah a été tué, car il était une figure unique non seulement dans le contexte libanais, mais aussi dans le contexte anticolonial plus large, à l’échelle mondiale. La mort de Nasrallah clôt la période du Hezbollah qui a commencé dans les années 1990 jusqu’en 2006 et son énorme croissance jusqu’en 2024. Une nouvelle ère s’ouvrira, et il y aura beaucoup à reconstruire au Liban, ainsi que de nouvelles formes de relations au niveau régional et avec l’Iran.

Cependant, pour revenir à mon point précédent, je pense qu’il est crucial de réaffirmer l’histoire, le contexte et la nuance lorsque nous parlons du Hezbollah et du Sud-Liban, afin qu’ils ne soient pas simplement réduits et discutés dans les termes sur lesquels les analystes et les politiciens occidentaux veulent se concentrer, à savoir le « terrorisme » et le mandataire iranien.

Des chercheurs comme Amal Saad, Bashir Saade, Adham Saouli, Aurélie Daher, Joseph Daher et d’autres ont, je pense, apporté beaucoup de profondeur et de nuance, et se sont opposés aux simplistes récits axés sur le « terrorisme » véhiculés par les écrivains occidentaux et israéliens. Naim Qassam, devenu secrétaire général du Hezbollah après l’assassinat de Nasrallah, a même écrit un livre sur l’histoire du Hezbollah de l’intérieur ; et Nicholas Noe a produit, au lendemain de la guerre de 2006, une importante compilation des discours et des interviews de Nasrallah en anglais.

Le Hezbollah a été officiellement créé en 1985, bien qu’il ait émergé de manière informelle à la suite de l’invasion et de l’occupation israéliennes du Sud-Liban en 1982. Nous pourrions peut-être penser à deux facteurs au Liban qui se sont enchevêtrés à cette époque pour créer les conditions de la création du Hezbollah (en dehors de la révolution iranienne bien sûr). La dynamique chiite libanaise et la politisation collective accrue après les années 1960, d’une part, et l’occupation israélienne, d’autre part.

Si l’on considère la première dimension, en termes de contexte social plus large d’où le Hezbollah a émergé, je pense qu’il est important de noter, même brièvement, que les chiites ont été largement exclus politiquement, socialement et économiquement pendant le mandat français, puis après l’indépendance en 1943. Au fil du temps, les communautés chiites sont devenues de plus en plus politisées, car elles ont commencé à être davantage connectées aux réseaux politiques et économiques, y compris à Beyrouth, et beaucoup d’entre elles ont émigré en Afrique de l’Ouest, puis dans le Golfe, et se sont enrichies. De nombreux membres du Parti communiste libanais (PCL) étaient des chiites du Sud en particulier, parce qu’ils cherchaient à s’émanciper.

Le tournant s’est produit lorsque le très influent Musa Sadr (1928-1978) est venu d’Iran pour mieux organiser les chiites sur le plan social, religieux et politique au sein du système politique confessionnel libanais. Il a fondé, à la veille de la guerre civile libanaise qui a débuté en 1975, la milice et le parti politique Amal qui, depuis la disparition de Sadr en 1978, est contrôlé par Nabih Berri, lequel est également président du Parlement depuis 1992 et le représentant chiite au sein de l’État libanais. Berri a essentiellement joué le rôle de médiateur au cours des deux dernières décennies entre le Hezbollah et les États-Unis, et a dominé la part et les ressources de l’État allouées aux chiites.

Le Hezbollah n’a jamais vraiment voulu participer aux querelles et à la corruption de l’État libanais. Sous la direction de Nasrallah, il a accepté d’être une organisation libanaise opérant dans le cadre du modèle œcuménique libanais plutôt que dans son modèle initial, plus religieux et rigoureux. Il ne fait aucun doute que les chiites sont devenus beaucoup plus religieux et conservateurs, d’abord à l’époque de Musa Sadr, puis dans le giron du Hezbollah, mais ce dernier a accepté le modèle de coexistence du Liban avec sa logique et ses dynamiques confessionnelles qui ne permettent pas à une confession de dominer les autres sur une longue période.

La seconde dimension [au principe de la genèse du Hezbollah] qui concerne les relations avec les Israéliens est évidemment la plus directe. Alors que la guerre civile libanaise faisait rage à Beyrouth, l’OLP et la résistance palestinienne étaient basées au Sud-Liban. Cette présence a généré à la fois de la solidarité et des liens avec de nombreux Libanais, mais aussi des problèmes et du ressentiment dans des zones du Sud-Liban, à mesure que l’OLP s’impliquait dans les affaires intérieures. La première grande invasion israélienne a eu lieu en 1978, lorsque les Israéliens se sont emparés de certaines parties du Sud-Liban. Le Conseil de sécurité des Nations unies a déployé la FINUL, la force de maintien de la paix de l’ONU, qui existe encore aujourd’hui. Leur principale mission à l’époque, par le biais des résolutions 425 et 426 de l’ONU, était d’assurer le retrait des Israéliens du Sud-Liban et le rétablissement de la paix et de la sécurité. L’OLP est restée et les Israéliens se sont retirés, mais ils ont mis en place une milice par procuration, appelée l’« Armée du Sud-Liban » (ASL) dirigée par Saad Haddad, pour contrôler la région. Pour le compte des Israéliens, l’ASL affrontait des groupes de résistance palestiniens et libanais, dont Amal et des combattants communistes.

En 1982, les Israéliens ont mené une invasion beaucoup plus importante du Liban et, en quelques jours seulement, ils sont allés jusqu’à Beyrouth, qu’ils ont assiégée au cours de l’été 1982, avec une forte résistance de la part des combattants palestiniens et libanais. Environ 20 000 personnes, pour la plupart des civils, ont été tuées et, lorsque les États-Unis ont négocié le retrait de l’OLP, les Israéliens, au lieu de se retirer comme convenu, ont renforcé leur occupation, ce qu’ils voulaient faire depuis des décennies, comme je l’ai déjà mentionné.

L’OLP disparue, les groupes de résistance libanais, dont le Front de la Résistance nationale libanaise, lancé par des groupes incluant le PCL et l’Organisation de l’action communiste au Liban, ainsi qu’Amal et les groupes chiites plus religieux qui allaient se regrouper au sein du Hezbollah, ont commencé à repousser les Israéliens hors de Beyrouth. En 1985, lorsque le Hezbollah a été officiellement créé avec le soutien de l’Iran, les Israéliens se sont retirés d’une partie du territoire qu’ils occupaient et ont créé une zone d’occupation, dans laquelle ils sont restés jusqu’en 2000. Pendant 18 ans, le Sud-Liban, au sud du fleuve Litani, a été occupé.

Peu à peu, le Hezbollah a gagné en popularité, notamment avec l’éclipse du PCL. Sayyed Hassan Nasrallah, qui est devenu secrétaire général en 1992, et nombre de ses camarades qui allaient former la direction militaire et politique du Hezbollah, étaient en fait issus d’Amal. Au cours de ces 18 années d’occupation, le Hezbollah s’est progressivement professionnalisé, discipliné et institutionnalisé. Il a également évincé les autres factions de la résistance, y compris le PCL, parfois de manière violente, et a dû mener une guerre très sanglante à la fin des années 1980 contre Amal, laquelle était sous l’influence de la Syrie.

La guerre civile libanaise, vous le savez, se termine en 1990 sur les bases de l’accord de Taëf conclu en Arabie saoudite une année auparavant. C’est une longue histoire, mais en gros, l’accord a été conclu en Arabie saoudite avec les Français, les Américains, les Syriens et les Saoudiens, entre autres. C’est aussi la fin de la Guerre froide, et bientôt le début des guerres du Golfe. C’est bientôt le moment de l’unipolarité américaine dans les années 1990, avec la montée en puissance du néolibéralisme. Tout cela se produit donc en même temps.

D’une part, l’accord de Taëf a, en quelque sorte, livré politiquement le Liban aux Syriens, en matière de sécurité et de politique étrangères, avec la résistance légitimée pour le Hezbollah au Sud-Liban, puisque l’occupation se poursuivra pendant une autre décennie. D’autre part, l’accord de Taëf a offert le Liban aux Saoudiens et aux pays du Golfe en ce qui concerne le développement économique et la finance.

Et cela a été incarné par Rafik Hariri qui, de représentant du roi saoudien, devint Premier ministre du Liban dans les années 1990. Hariri était une figure dominante, un milliardaire très lié à l’argent saoudien, disposant de pas mal de connexions avec la France et d’autres pays occidentaux, et fut en charge des politiques de privatisation de masse, du développement des infrastructures et de l’explosion non réglementée du secteur financier et bancaire qui a finalement conduit à l’effondrement en 2019.

L’assassinat de Hariri en février 2005, dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et en particulier de la guerre d’Irak de 2003, a provoqué une scission politique et même sociale au Liban entre deux blocs principaux, ce qui, en termes locaux, signifiait soutenir ou s’opposer à une Résistance armée au Liban.

Contretemps : Le Hezbollah est un sujet clivant dans un pays qui a toujours été divisé sur des questions d’identité nationale et de position géostratégique. Pouvez-vous nous dire quelle est la place du Hezbollah dans la société libanaise en général et dans son contexte plus récent qui nous amène à aujourd’hui ?

KM : Je pense que le rôle du Hezbollah dans la société a évolué au fil du temps. Dans les années 1990, alors que Beyrouth était en cours de reconstruction, le Sud-Liban était un monde différent : il y avait une occupation. Dès lors, de nombreux Libanais, en particulier la génération qui a grandi pendant la guerre civile et au-delà, ne connaissaient pas le Sud-Liban. Il n’y avait pas de nouvelles, pas de réseaux sociaux, etc. Même de nombreux habitants du Sud-Liban ne pouvaient pas se rendre dans leurs villages. Il y a eu une forte migration du Sud-Liban vers d’autres pays. Pour ceux qui ne résidaient pas ou qui n’avaient pas de familles dans le Sud, c’était un monde à part d’où l’on entendait parler de loin uniquement de l’occupation et des opérations de résistance.

Entretemps, le projet Hariri était en cours et se focalisait dans et autour de Beyrouth. L’argent, les projets, les fêtes, les restaurants, ce flux de personnes qui vont et viennent, les investissements et les banques, tout cela se passait dans cette partie, tandis que dans le Sud les choses étaient comme figées compte tenu de l’occupation. Dans les années 1990, le Hezbollah luttait contre l’occupation et, en devenant plus fort et plus professionnel, surtout après la guerre de 1996, il a été reconnu parce que les Français, les Américains et d’autres ont conclu un accord après l’incursion israélienne très sanglante de 1996. Cet accord stipulait, par exemple, qu’il était interdit d’attaquer les civils. En ce qui concerne le Hezbollah, cela était parfaitement convenable car il n’a jamais attaqué de civils, il attaquait les militaires israéliens et ses vassaux au Sud-Liban. De l’autre côté, l’armée israélienne et ses vassaux libanais étaient violents et ciblaient les civils.

Dans un sens, cet accord de 1996 était important pour le Hezbollah, car il était désormais reconnu comme un acteur autonome et légitime sur le terrain. Il existe désormais des règles d’engagement qui lui sont favorables, car il lutte contre une occupation militaire, ce qui est le droit classique de la résistance, reconnu par les Nations unies. Ils ont donc pu se développer, se professionnaliser et être davantage reconnus. Hassan Nasrallah a lui aussi pris de l’envergure. Il est devenu le Hassan Nasrallah que nous avons vu plus tard, une personnalité de premier plan, immense, extrêmement charismatique, qui a été capable de maintenir les choses ensemble et de devenir le symbole de cette résistance.

Durant les années 1990, le gouvernement libanais continuait à donner une légitimité à la résistance pour qu’elle poursuive son combat : une légitimité non pas au Hezbollah en tant que groupe politique, mais au Hezbollah en tant que résistance. Tout au long de cette période, le gouvernement libanais, influencé par la Syrie, n’a cessé de répéter que le Hezbollah n’était pas une « milice » comme les autres l’étaient pendant la guerre civile, et celles qui ont dû être désarmées suivant l’accord de Taëf, mais qu’il s’agissait d’une résistance habilitée à poursuivre la lutte contre l’occupation israélienne du Sud-Liban. La résistance était justifiée parce que l’armée libanaise n’était pas en mesure, et ne l’est toujours pas, comme on peut le voir aujourd’hui, de défendre ses frontières contre les Israéliens.

En même temps, il est important de souligner que le Hezbollah ne faisait pas partie du gouvernement. En 1992, il a décidé de participer aux élections législatives afin de protéger sa résistance et apporter un soutien aux communautés locales dans le Sud. Mais il ne faisait pas partie du gouvernement et il s’est tenu à l’écart de la politique intérieure libanaise autant qu’il le pouvait, jusqu’à ce qu’il n’ait plus le choix après la guerre de 2006. Cela ne les intéressait tout simplement pas, et je pense qu’ils ne s’y intéressent toujours pas, car c’est la Résistance qui est au cœur de leurs préoccupations, et non le parti, qui est là pour soutenir la Résistance. Ils ont laissé à Amal et à leurs autres alliés les diverses positions au sein du gouvernement dans le cadre des divisions confessionnelles.

Dans les années 1990, les accords d’Oslo sont conclus, l’Autorité palestinienne est formée, la Jordanie signe un traité de paix… Et des négociations ont lieu entre la Syrie et les Israéliens par l’intermédiaire des Américains dans les années 1990. Il y a eu le fameux moment où Hafez Al-Assad s’est rendu en 2000 pour signer un accord avec Ehud Barak et Bill Clinton. Al-Assad était disposé à signer [un accord avec Israël] sur la base de la restitution du Golan et d’une sorte de normalisation en retour. A la dernière minute, les Israéliens ont retiré le Golan de l’accord et Al-Assad a dit « si c’est ainsi, je ne signerai pas d’accord ». Il s’en est fallu de peu et la trajectoire du Liban aurait été très différente si cet accord avait été signé.

En 2000, les Israéliens ont décidé que le coût du maintien de l’occupation au Sud-Liban ne valait plus les avantages qu’ils en retiraient, parce qu’ils n’étaient pas autorisés à tirer profit de l’occupation et parce que la résistance devenait de plus en plus forte, que leur armée était attaquée, que les bases étaient attaquées, etc. En mai 2000, les Israéliens se sont retirés. Ils voulaient procéder à un retrait progressif sur quelques semaines, mais ils ont commencé à se retirer. Alors qu’ils se retiraient, le Hezbollah a intensifié ses attaques et les a chassés beaucoup plus rapidement que les Israéliens ne le voulaient. Ce fut un moment décisif.

La libération a été un grand moment pour tout le Liban pour être honnête, en particulier pour le Sud. Mais dans tout le Liban, ce fut un grand moment de libération. C’était la première fois dans le monde arabe que l’armée israélienne était vaincue et chassée par la force d’un territoire arabe occupé. Cela ne s’est pas produit en Égypte. Cela ne s’est pas produit en Syrie. Cela s’est passé au Liban, au Sud-Liban. Ce fut donc un grand moment, un grand moment pour la décolonisation, pour un mouvement anticolonial, pour le Sud global, etc. Un moment fantastique de libération contre un État colonial et occupant.

Le rôle du Hezbollah a alors commencé à être rediscuté parmi les Libanais après la libération, et cette discussion s’est intensifiée après l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Nombreux ont demandé : si les Israéliens se sont retirés du Liban, pourquoi y aurait-il encore une résistance formelle en dehors de l’État ?

J’ai mentionné la résolution 425 des Nations unies, qui prévoyait l’arrivée de ces forces de maintien de la paix et la première chose qu’elles étaient censées faire en 1978, c’était de certifier le retrait israélien du Liban. Ils n’ont jamais été en mesure de le faire jusqu’en 2000, lorsque finalement, 18 ans plus tard, les Nations unies sont venues et ont déclaré : « Nous certifions que les Israéliens se sont retirés des territoires libanais, à l’exception de certaines zones ».

Le gouvernement libanais a déclaré qu’il y avait des réserves. Il y avait certaines zones que le Liban revendiquait comme étant libanaises, et l’ONU a déclaré qu’il s’agissait de zones contestées devant faire l’objet de négociations. Ce qu’ils appellent la « Ligne bleue », qui existe encore aujourd’hui, est la ligne de retrait que les Israéliens ont acceptée en 2000 et qui a été certifiée par les Nations unies. On l’appelle la Ligne bleue, ce n’est pas la frontière. Par la suite, l’idée était que les Libanais et les Israéliens poursuivent les négociations, passent par la Ligne bleue et se mettent d’accord point par point. Une fois cet accord obtenu le long de la Ligne bleue, un traité serait conclu et la frontière serait établie. Bien entendu, cela ne s’est pas produit.

Entre 2000 et 2006, il s’est passé beaucoup de choses, mais pas tellement au Sud-Liban. Au niveau international, il y a eu le 11 septembre 2001. Cela a changé beaucoup de choses au niveau international. Toute l’Asie occidentale, de l’Afghanistan à la mer Rouge, est devenue la principale géographie de la guerre contre le terrorisme que les Américains ont annoncée à ce moment-là et qui s’est transformée en une série de guerres sans fin pour notre région. Pour notre région en particulier, ce tournant a commencé avec la guerre en Irak. L’année 2003 a manifestement été un moment décisif, avec le démantèlement de l’État irakien, du parti Baas et de l’armée, et la tentative des États-Unis de réorganiser l’État irakien en fonction de leurs intérêts (et de ceux d’Israël, bien entendu).

En 2003, les néoconservateurs américains ont clairement indiqué que leur plan était un changement de régime en Irak, ce qu’ils ont fait, et ce qu’ils ont commencé à appeler le Nouveau Moyen-Orient. L’Irak était le premier pays visé, puis l’idée était de passer à la Syrie via le Liban, le Hezbollah, et enfin l’Iran. L’idée était donc d’imposer un changement de régime et de remodeler les États et les sociétés depuis l’Irak jusqu’à l’Iran en passant par le Liban, la Syrie et la Palestine.

De l’Irak, cette guerre contre le terrorisme s’est déplacée donc vers le Liban par le biais d’une série de résolutions de l’ONU. En 2004, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 1559, dont les deux points principaux étaient que l’armée syrienne devait quitter le Liban et que « toutes les milices libanaises et non libanaises soient dissoutes et désarmées », par-là les États-Unis entendaient le Hezbollah et certaines factions palestiniennes.

Or pour rappel, le Hezbollah considérait qu’il n’était pas une milice, mais un mouvement de résistance légitimé par le gouvernement libanais. Ainsi, la résolution a été ignorée par le président du Liban de l’époque, Émile Lahoud, proche de la résistance et de la Syrie. Peu après, le 14 février 2005, Rafik Hariri, qui n’était alors plus premier ministre mais qui était encore une figure de premier plan, a été victime d’un attentat à la voiture piégée dans le centre de Beyrouth. Il a été tué avec ses gardes du corps et d’autres personnes présentes.

Puis il y a eu ces deux grandes manifestations, connues sous le nom de « 14 mars » et « 8 mars », qui ont fini par constituer la division politique du Liban pendant de nombreuses années. Le « 8 mars » a été appelé ainsi parce qu’il y avait beaucoup de pression sur la Syrie et le Hezbollah, alors le Hezbollah a organisé avec ses alliés une manifestation massive le 8 mars et c’est ainsi que l’alliance du « 8 mars » a vu le jour. Plus tard, le 14 mars, les opposants à la Syrie et au Hezbollah ont organisé une grande manifestation. Ils ont alors porté le nom de l’alliance du « 14 mars ». Sous la pression, les forces syriennes se sont retirées. Cette partie de la résolution 1559 a donc été réalisée. Depuis cette époque, la question du « désarmement » du Hezbollah est sur la table.

Les Israéliens ont utilisé le prétexte de juillet 2006, lorsque le Hezbollah a franchi la Ligne bleue et capturé des soldats israéliens afin d’échanger des prisonniers, pour mener une invasion massive. Israël a déclaré que son principal objectif était de détruire le Hezbollah et d’appliquer la résolution 1559 à cet égard. Ils ont été largement soutenus par les États-Unis, comme ils le sont encore aujourd’hui. Avec le temps, il était devenu évident que la situation humanitaire se détériorait, les Européens et la communauté internationale à l’ONU ont commencé à s’inquiéter, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité commence à se réunir. Ils ont examiné un projet de résolution qui a été poussé en particulier par les Américains, et qui était un peu fou. Il s’agissait d’une résolution d’application : ils prévoyaient d’envoyer une force de type OTAN au Sud-Liban pour désarmer le Hezbollah par la force.

Cela n’a pas fonctionné car, sur le terrain, le Hezbollah se renforçait. Les Israéliens n’ont pu atteindre aucun de leurs objectifs déclarés. Non seulement le Hezbollah combattait efficacement les Israéliens sur le terrain au Sud-Liban, mais il tirait pour la première fois des roquettes de l’autre côté de la frontière. Il était clair qu’il disposait d’un armement dont les Israéliens n’avaient aucune idée, pas plus que les Américains. Il est donc devenu évident que les Américains qui parrainaient ces résolutions devaient adopter une résolution plus efficace pour sauver les Israéliens, car ils avaient besoin qu’on leur demande d’arrêter, parce qu’ils étaient coincés et qu’ils se heurtaient à une résistance très efficace au Sud-Liban. C’est ainsi qu’est née la résolution 1701 des Nations unies.

Contretemps : Pourriez-vous nous en dire plus sur cette résolution 1701 des Nations unies ? Que recommande-t-elle ? Quels sont les enjeux de cette résolution ?

KM : J’ai beaucoup écrit sur le contexte et l’importance de la résolution 1701. Cette résolution a établi les termes de la cessation des hostilités qui, plus ou moins, a été respectée jusqu’à la guerre actuelle. Elle a augmenté la force et le nombre de soldats de la paix de l’ONU, la FINUL, déployés au Sud-Liban, du fleuve Litani à la Ligne bleue, de moins de 2000 soldats à la veille de la guerre de 2006, à 15 000 soldats, provenant de plus de 40 pays. L’Europe s’impliquera davantage, avec un nombre important de contingents italiens, espagnols, et français et, plus tard, une force d’intervention maritime dirigée par les Allemands.

La mission principale de la FINUL, suivant la résolution 425, était de superviser le retrait israélien de toutes les terres libanaises occupées et de soutenir le déploiement de l’armée libanaise au Sud-Liban, pour la première fois depuis l’invasion israélienne de 1978. Selon la résolution 1701, La FINUL est chargée de superviser, avec l’armée libanaise, « l’établissement d’une zone entre la Ligne bleue et le fleuve Litani, exempte de personnel armé, de matériel militaire et d’armes autres que ceux du gouvernement libanais et de la FINUL ».

La résolution ne mentionne pas spécifiquement le Hezbollah, qui, pour rappel, était alors officiellement considéré par le gouvernement libanais comme une force de résistance légitime, et non comme une « milice ». Le Hezbollah s’est conformé à la résolution, du moins en apparence, en ce sens que toutes ses armes dans le Sud ont en quelque sorte disparu, soit qu’elles ont été retirées au nord du fleuve Litani, soit qu’elles ont été cachées.

Il est important de noter que les Américains ont essayé, mais sans succès, de faire en sorte qu’il y ait un mécanisme d’application de la résolution en vertu du chapitre 7 de la Charte des Nations unies. Pourtant, les États-Unis et les Israéliens ont insisté sur le fait que la résolution 1701 était une résolution à sens unique visant à désarmer le Hezbollah et à favoriser Israël, et ils n’ont cessé de réitérer leurs frustrations à ce sujet pendant de nombreuses années, mais la réalité est qu’en l’absence d’une victoire militaire israélienne en 2006, le texte de la résolution permet de multiples interprétations, y compris celle du Hezbollah qui l’interprète comme rendant « invisibles » ses armes et coopérant avec l’armée libanaise, ce qu’il a fait dans les deux cas.

En fait, le Hezbollah a renforcé sa présence au sein de l’État et des gouvernements libanais successifs après 2006 pour s’assurer que le « droit de résistance » soit un élément essentiel de la politique officielle du Liban. Cela a suscité de nombreuses controverses avec ceux qui s’opposent au Hezbollah et à sa prise de décision unilatérale sur le moment d’utiliser ses armes en dehors du contrôle de l’État.

Pour revenir à la résolution 1701, ce que l’Occident a ignoré pendant toutes ces années, c’est qu’Israël violait constamment la souveraineté du Liban, en violant quotidiennement l’espace aérien libanais et en continuant d’occuper des parties du Liban proches de la « Ligne bleue » désignée par les Nations unies, la ligne de retrait qui, espérait l’ONU, finirait par former une frontière formelle entre les deux pays. Ce qui était clair pendant ces années relativement calmes qui ont suivi la fin de la guerre de 2006, c’est qu’une autre guerre, plus importante, était inévitable. Personne ne savait quand ni comment, mais le statu quo ne pouvait pas durer éternellement.

Contretemps : Parlons de la guerre actuelle. Le 8 octobre 2023, le Hezbollah a ouvert un front au Sud-Liban. Quels étaient les objectifs de ce front ? Comment l’a-t-il maintenu pendant des mois ? Quelle a été la nature des affrontements ?

KM : Je pense que nous pourrions probablement parler à ce stade de deux phases dans cette guerre. La première phase commence le 8 octobre 2023. Je l’ai appelée la guerre du 8 octobre. D’après ce que nous savons, le Hezbollah, l’Iran et les autres n’étaient pas au courant de ce que le Hamas allait faire le 7 octobre, et je pense qu’ils ont compris qu’il n’était pas du tout dans leur intérêt de déclencher une guerre à ce stade.

Le lendemain, le 8 octobre, le Hezbollah a compris qu’il devait ouvrir ce qu’il appelle un front de soutien, mais en essayant de le limiter. Ses objectifs étaient clairs, ils les ont énoncés à maintes reprises, à savoir manifester la solidarité avec les Palestiniens de Gaza. C’est le premier objectif. Deuxièmement, en termes militaires, il s’agissait d’inciter une partie des forces israéliennes à maintenir leur attention sur le Liban plutôt que d’envoyer toutes les forces à Gaza uniquement, afin de les distraire et de leur donner d’autres raisons de s’inquiéter, au lieu de se concentrer uniquement sur Gaza. Troisièmement, il y a l’idée de rendre opérationnelle ce qu’ils appellent l’ « unité des fronts » de l’« axe de la résistance ».

À partir du 8 octobre, la théorie de l’« unité des fronts » est testée pour la première fois sur le plan militaire : si une partie de cet axe est attaquée, les autres parties formeront des fronts de soutien, de sorte qu’elles agiront dans le cadre d’un axe plus large plutôt que de simples parties individuelles. L’idée est d’essayer de rendre opérationnelle cette « unité de fronts », d’exercer une pression sur les Israéliens, tout en sachant que si l’on essaie d’engager les Israéliens militairement un contre un, ils seraient évidemment beaucoup plus avancés, mais que si on le fait en tant que front, on a une chance de créer un meilleur équilibre des forces de cette manière.

Le principal objectif déclaré était donc de soutenir les Palestiniens jusqu’à obtenir un cessez-le-feu à Gaza, condition pour que ce front du soutien cesse. Lorsque les Houthis ont ouvert un front au Yémen, ils ont également déclaré que dès qu’il y aurait un cessez-le-feu à Gaza, ils cesseraient également. Tout cela dépendait d’une demande collective de cessez-le-feu immédiat à Gaza.

Cette première phase s’est poursuivie jusqu’à l’été 2024, avec l’attaque massive des bipeurs le 17 septembre, puis ensuite les séries d’assassinats, et en particulier lorsque Hassan Nasrallah a été tué le 27 septembre. Jusque-là, pendant plusieurs mois, il y avait plus ou moins des règles du jeu : les Israéliens poussaient et le Hezbollah restait à la frontière, puis la situation s’est un peu élargie. Ensuite, les Israéliens ont commencé à dépasser les lignes rouges, en quelque sorte.

En janvier, lorsqu’ils ont tué Fouad Shukr à Beyrouth, une figure du Hamas, ils ont franchi une ligne rouge, car Nasrallah avait déclaré que si Beyrouth était touchée, la riposte serait importante. Mais ils n’ont pas répondu. Ils ont laissé les Israéliens franchir une ligne rouge à Beyrouth, tuer des civils et cibler une zone civile, sans réagir comme ils l’avaient promis dans leur stratégie de dissuasion « Beyrouth = Tel-Aviv ». Ils n’ont pas réagi parce qu’ils avaient compris, à l’époque, que l’objectif israélien était en partie d’essayer d’étendre la guerre, de la rendre plus régionale, d’impliquer les Iraniens, etc. Nasrallah tenait beaucoup à ce que la guerre reste limitée et il a clairement sous-estimé l’engagement d’Israël dans une telle guerre et le niveau de pénétration d’Israël au sein du Hezbollah.

Je pense qu’au départ, les Américains ne voulaient pas qu’Israël étende la guerre au Liban et à l’Iran. Ils s’y opposaient. Quelque chose a ensuite changé. La deuxième phase commence là, en juillet 2024, lorsque Netanyahou se rend aux États-Unis, et que des ovations obscènes lui sont faites au Congrès. Il a rencontré tout le monde : non seulement les politiciens et le Congrès, soit des choses habituelles, mais aussi tous les médias, les milliardaires, les donateurs, toutes ces personnes qui sont tout aussi importantes pour la cause israélienne au sens large que les politiciens. Il n’a pas eu besoin d’aller au Congrès pour obtenir ce qu’il voulait. Ils le font déjà. Mais rencontrer les milliardaires, les donateurs et les médias, c’était important.

Je pense que Netanyahu est revenu des États-Unis avec l’idée très claire que, d’une part, Biden perdait le contrôle de son esprit et était, de toute façon, inébranlable dans son soutien à Israël, et que Harris était une candidate faible qui avait besoin de donateurs pro-israéliens. Ceux qui voulaient faire preuve d’un peu de retenue n’avaient plus beaucoup d’influence, si tant est qu’ils en aient jamais eu. Netanyahou est revenu et s’est dit que le moment était venu pour lui de faire ce qu’il voulait et que les États-Unis le soutiendraient quoi qu’il fasse.

C’est ce qui s’est passé à son retour. En fait, lorsqu’il était encore à Washington, si vous vous souvenez bien, c’est à ce moment-là que des enfants ont été tués sur un terrain de football du Golan et qu’ils ont très vite accusé le Hezbollah. Bien sûr, cela n’avait aucun sens, mais il s’en est servi comme prétexte pour lancer l’opération des bipeurs, puis les assassinats. Il s’est rendu aux États-Unis, puis l’affaire du Golan s’est produite, puis les bipeurs, puis les assassinats.

Ensuite, Hassan Nasrallah lui-même a été tué. Je pense qu’il est clair qu’il y a eu une conspiration. N’oubliez pas qu’il a été tué le jour où les États-Unis ont déclaré qu’ils annonceraient une trêve de 21 jours entre les Israéliens et le Hezbollah, et que l’envoyé américain au Liban, Amos Hochstein, avait également donné cette assurance à Nabih Berri et au Premier ministre libanais Najib Miqati. Le Premier ministre israélien Netanyahou arrivait à New York pour prononcer un discours à l’ONU et, au lieu d’annoncer un accord, il s’est montré très belliqueux et a ordonné l’assassinat de Nasrallah à partir de là. Ils ont fait croire à Nasrallah que la trêve allait commencer, et au lieu de cela, ils ont envoyé une série de missiles dévastateurs pour détruire complètement la salle d’opération souterraine dans laquelle se trouvait Nasrallah.

Ce fut un moment catastrophique pour le Hezbollah et, je dirais aussi, pour une grande partie de la population libanaise, bien sûr pour la grande majorité des chiites et ceux du Sud, de la Bekaa et de Beyrouth, mais aussi pour beaucoup d’autres qui soutiennent la Résistance. Vous savez, Nasrallah était cette sorte de figure paternelle, beaucoup l’aiment, beaucoup d’anti-Hezbollah le détestent, mais il était toujours cette figure paternelle qui était là pour plus d’une génération. Et soudain, il n’est plus là. Ce fut un moment important, je pense, pour le Liban dans son ensemble, que les gens l’apprécient ou non, pour les opposants et les partisans, et aussi, bien sûr, au-delà du Liban.

Pendant ce temps, la petite opposition au sein de l’administration étatsunienne qui voulait éviter de pousser cette guerre plus loin, s’est dit « ok, c’est maintenant l’occasion » d’affaiblir l’Iran, et également la Russie, sur le plan régional. Pour eux, il semble que les Israéliens aient mieux réussi qu’ils ne le pensaient à réduire la capacité militaire du Hezbollah. Ils ont suivi ce qu’ils ont commencé à appeler l’approche « escalate to de-escalate », qui non seulement semble stupide, mais implique quelque chose de relativement modeste.

En fait, cette approche est bien plus radicale que cela : ils pensaient, comme l’a dit Netanyahu, qu’ils pouvaient remodeler le Moyen-Orient de manière à se débarrasser enfin de tous leurs principaux ennemis. Le Hezbollah a subi des pertes catastrophiques à la suite de l’explosion des bipeurs, de la décapitation d’un grand nombre de ses principaux commandants militaires et de ses dirigeants, et maintenant de l’assassinat de Nasrallah. Ses communications étaient clairement compromises et son moral au plus bas.

Ils ont pensé que c’était l’occasion d’en finir avec le Hezbollah en tant que force de combat efficace, tout en affaiblissant considérablement l’Iran. Les Israéliens ont commencé le 23 septembre les bombardements puis l’invasion terrestre officielle. Ils ont tué plus de 500 civils rien que le premier jour et ont continué à anéantir et à détruire de nombreux villages et villes dans la zone frontalière, à cinq ou sept kilomètres de la Ligne bleue. Ils ont frappé également de grandes villes comme Tyr, Saïda, la banlieue sud de Beyrouth, Baalbek. Ils ont donc frappé pratiquement toutes les zones chiites, que ce soit dans les villes, dans des parties de villes ou dans des villes et villages entiers.

Bien sûr, beaucoup d’autres personnes ont été tuées, mais les cibles principales sont les chiites. Leur objectif secondaire est de créer des déplacés. Il y a 1,2 million de personnes officiellement déplacées à l’intérieur du pays, dont beaucoup sont allées à Beyrouth, d’autres dans le nord, d’autres encore dans d’autres endroits. Une partie de leur objectif, et ils l’ont toujours fait, mais maintenant l’ampleur est beaucoup plus grande, est d’essayer de créer ce flot de déplacements de chiites dans d’autres parties du Liban et de provoquer une sorte de conflit civil, des problèmes confessionnels, rendant la vie très difficile socialement, politiquement, économiquement, tout en détruisant militairement les villes et les régions, de sorte que les déplacés ne puissent pas revenir en arrière.

Ce qui est clair, c’est que la tentative de créer une guerre civile, comme le voulait Netanyahou, n’a pas fonctionné, il y a eu beaucoup de solidarité pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays. Mais ce qui est également clair, c’est que les chiites ont collectivement énormément souffert à tous les niveaux.

Contretemps : Vous avez parlé de la position des États-Unis dans cette guerre. Pourriez-vous développer le rôle et l’implication des États-Unis ?

KM : Je pense qu’il est clair que les États-Unis sont très impliqués politiquement, diplomatiquement et militairement. Ils ont apporté leur soutien total au génocide israélien à Gaza, mais aussi à l’invasion du Liban. D’après mon analyse, je pense qu’avant juillet il y a eu des tentatives pour essayer de restreindre la guerre du 8 octobre le long de la frontière, pour ne pas lui faire prendre de l’ampleur parce qu’ils n’avaient pas intérêt à étendre la guerre et à avoir une guerre régionale.

Depuis septembre, il est clair que les Américains ont non seulement soutenu et continuent de soutenir le génocide à Gaza, mais qu’ils ont également soutenu l’invasion du Liban. Je veux dire qu’ils l’ont dit clairement. Ils pensent que c’est important pour créer ce qu’ils considèrent comme une stabilité à long terme. En d’autres termes, [leur logique est] on ne peut pas revenir à la situation d’avant et le moyen de ne pas revenir à la situation d’avant est d’affaiblir le Hezbollah et de s’assurer qu’il n’ait plus la capacité militaire et l’organisation nécessaires pour représenter une menace pour les Israéliens. Ainsi, le Sud pourra être correctement démilitarisé et contrôlé.

Les Américains soutiennent pleinement cela, ils ont fourni une grande partie de la surveillance, comme ils l’ont fait à Gaza, une grande partie de la collecte de renseignements, une grande partie du ravitaillement, une grande partie de la logistique, des armes, de la planification et de la protection diplomatique. Sans les livraisons d’armes étatsuniennes, il ne fait aucun doute que les Israéliens auraient dû s’arrêter après deux, trois ou quatre semaines à Gaza, sans parler du Liban. Ils ne pourraient pas poursuivre leur guerre au Liban, à Gaza ou ailleurs sans les livraisons d’armes américaines, la logistique, la surveillance, la collecte de renseignements, la dissuasion.

Sans les Américains, les Israéliens ne pourraient rien faire. Vous pouvez constater que lorsque les forces terrestres israéliennes entrent seules en guerre, à Gaza et au Liban, la résistance leur inflige de lourdes pertes et, en fin de compte, les Israéliens ne parviennent pas à atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés. Mais depuis les airs, et avec le soutien des États-Unis, c’est une autre affaire…

Contretemps : Dernière question. Si aucune instance internationale, si aucun pays ne peut faire pression sur Israël pour qu’il arrête la guerre en Palestine et au Liban, qu’est-ce qui peut l’arrêter ?

KM : Bonne question. Je pense que ce qui pourrait arrêter les Israéliens dans une certaine mesure, c’est une défaite militaire ou un échec à réaliser leurs objectifs affirmés au Sud-Liban Ils ont déjà beaucoup de pertes là-bas. C’est comme en 2006. Les Israéliens pensaient qu’après les attaques par bipeurs et l’assassinat des hauts dirigeants et des commandants, le Hezbollah était vaincu. Pourtant, l’armée israélienne est incapable de parcourir 2 ou 3 km dans le Sud-Liban et le Hezbollah tire des roquettes sur elle tous les jours.

Cela signifie que le Hezbollah s’est clairement reconstitué sur le terrain. La plupart de ses dirigeants ont été tués, mais les hommes qui opèrent sur le terrain au Sud-Liban n’ont pas besoin de ces dirigeants pour la résistance armée. Ils ont leurs instructions et leur expérience. Ils s’entraînent et attendent cette guerre depuis de nombreuses années et ils savent ce qu’ils font. Ils ont aussi la colère et le sentiment de vouloir venger Nasrallah, qui est une figure vénérée par tous les combattants. Une bataille se déroule dans la ville stratégique de Khiam, qui pourrait déterminer l’issue de la guerre.

Il est très clair que l’armée israélienne subit des pertes militaires au Sud-Liban, qu’elle ne peut plus avancer et que les réservistes de l’armée ne veulent plus rejoindre ce front. A part cela, renoncer à l’invasion du Sud-Liban, je ne vois pas d’autre moyen de pression pour Netanyahou. Il se nourrit du chaos, de la guerre et de la manipulation des politiciens américains. Les Américains ne lui mettent pas la pression, pas plus que leurs principaux alliés européens, le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui ont tous deux été complices à Gaza.

Les gouvernements arabes ont, au mieux, détourné le regard. Pour autant que je sache, aucun des pays arabes ayant conclu des accords ou signé des traités avec les Israéliens n’a même renvoyé son ambassadeur israélien. Les Émirats ont encore quelque 70 vols par semaine à destination de Tel-Aviv. Les Azerbaïdjanais fournissent une grande partie du pétrole par l’intermédiaire de la Turquie. Les Européens sont les principaux partenaires commerciaux et de sécurité. L’Occident réprime toute dissidence pro-palestinienne et libanaise dans ses pays et laisse mourir le droit international, tout cela pour permettre aux Israéliens de commettre un génocide et d’envahir leurs voisins.

Je pense que soit les Israéliens subissent une défaite militaire au Sud-Liban, soit les États-Unis ordonnent l’arrêt de la guerre. Cela pourrait prendre des jours, des semaines, des mois. Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que Netanyahou ne s’arrêtera pas de lui-même et que les plans israéliens de nettoyage ethnique et d’expansionnisme sont bien réels. Si on ne les arrête pas, ils saisiront l’occasion et pousseront à la guerre autant qu’ils le pourront pour étendre les batailles à l’Iran, mais aussi à la Cisjordanie.

Pour revenir à l’idée de la guerre de cent ans, la résistance à différents niveaux – y compris les boycotts, les protestations, etc. – est fondamentale pour contrer le colonialisme et l’expansionnisme israéliens, sans quoi cela pourrait encore durer cent ans.

*

Illustration : Naji Al-Ali, caricaturiste palestinien.

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Karim Makdisi

Karim Makdisi est professeur de politique internationale à l’American University of Beirut. Il a notamment co-dirigé avec Vijay Prashad le livre collectif Land of Blue Helmets. The United Nations and the Arab World. Il co-anime le podcast Makdisi Street avec Ussama Makdisi et Saree Makdisi.

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