Tiré de Alternatives économiques.
En septembre 2018, Google fêtera son vingtième anniversaire. On célébrera l’aventure extraordinaire des deux petits gars de 22 ans, Larry Page et Sergey Brin, qui, selon la légende, ont bricolé un moteur de recherche révolutionnaire dans leur garage californien. Anecdote à moitié vraie, puisque les deux compères bénéficièrent en fait de l’appui du département informatique de leur prestigieuse et richissime université de Stanford.
Depuis ces temps héroïques, la firme américaine s’est hissée au deuxième rang mondial en matière de capitalisation boursière (760 milliards de dollars environ), derrière Apple. Et les citoyens ont découvert le revers de la médaille de cette réussite : les positions de monopole de Google, sa propension à éviter l’impôt et sa place centrale dans l’intelligence artificielle, acquise grâce à la montagne de données personnelles amassées et gérées par ses algorithmes.
Dans un rapport consacré à la stratégie française face à l’intelligence artificielle, qui devrait être rendu public ce mois-ci, le mathématicien et député LREM de l’Essonne, Cédric Villani, dégagera des pistes d’action. Il abordera aussi la situation de Google et des firmes qui, comme elle, ont acquis une position dominante dans le secteur clé des données : Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (les Gafam), auxquelles il faudrait sans doute ajouter IBM, mais aussi leurs cousines chinoises Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi. Pour le député, une chose est claire : la question du démantèlement de Google (et éventuellement d’autres) se pose bel et bien.
Jusqu’à présent, le débat public s’était focalisé sur la capacité des Gafam à échapper à l’impôt sur les sociétés et leurs pratiques anticoncurrentielles. Depuis 2012, les états cherchent à mettre fin à l’évaporation de leurs bases fiscales, notamment à travers le projet Beps (pour Base Erosion and Profit Shifting). Tandis que la Commission européenne multiplie les enquêtes sectorielles sur les abus de position dominante de Google dans l’e-commerce (voir encadré), dans la publicité en ligne (la firme capte 41 % de parts de marché aux Etats-Unis, contre 20 % à Facebook), ou encore dans les systèmes d’exploitation pour téléphone mobile (Android équipe 80 % des smartphones dans le monde). Il ne s’agirait pas toutefois d’être en retard d’une guerre : pendant ce temps, Google a mué en acteur multiple de l’intelligence artificielle, une « plate-forme multi-faces ».
« Google is watching you »
Ce dieu Vishnou moderne à plusieurs bras s’appelle désormais Alphabet Inc. Cette holding qui possède Google utilise les données que ne cesse d’accumuler le moteur de recherche (plus de 3 milliards de requêtes par jour) dans de multiples domaines. « Le moteur n’invente rien, ne nous "vole" rien, il se contente de collecter et de donner du sens à tout ce qu’il a récolté sur toutes les sources à sa disposition : le contenu de nos mails pour ceux qui ont une boîte Gmail (Google assure ne plus lire ces contenus), nos recherches sur le moteur, notre historique de navigation (Google Chrome), les images (Google Photos), notre goût pour certains types de vidéos, l’heure de notre réveil ou l’actualisation de notre profil Facebook (avec Android sur le smartphone), nos déplacements (Google Maps), notre emploi du temps (Google Now), le contenu des fichiers partagés (Google Docs), nos notes (Google Drive), nos achats (Android Pay). Chaque nouveau service accroît sa connaissance intime qu’il a de chacun de nous puisque sa mémoire est infinie », relève ainsi la journaliste Christine Kerdellant1. Ce qu’en 2010, Eric Schmidt, alors président de Google, résumait lors d’un discours à Berlin : « Nous savons où vous êtes, nous savons où vous étiez, nous savons plus ou moins ce que vous pensez. »
Alphabet Inc : chiffre d’affaires en 2017 (en milliards de dollars) et croissance par rapport à 2016 (en %)
Alphabet Inc : chiffre d’affaires en 2017 (en milliards de dollars) et croissance par rapport à 2016 (en %)
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Alphabet Inc peut donc faire tourner ses algorithmes sur des bases de données massives et acquérir une taille systémique. « En bénéficiant de rendements d’échelle importants et d’externalités de réseau2, les acteurs dominants raflent tout », explique l’économiste vedette Jean Tirole3.
Au-delà de la question purement économique, Aphabet Inc s’annonce comme un potentiel big brother. Car non seulement la firme, grâce à son intégration verticale (70 services différents communiquent entre eux), renforce constamment sa position de monopole, mais encore, comme l’observe l’économiste Jean-Hervé Lorenzi4, elle véhicule avec d’autres géants du Net une « idéologie de la prééminence de la technologie sur l’homme ». Alliée à la conscience d’avoir désormais des moyens supérieurs à ceux des États, elle les conduit « à penser que les firmes dominent le monde et sont légitimés à le transformer avec leurs outils ». D’où la dérive observable de certains leaders de Google vers le transhumanisme. En 2004, Larry Page prédisait : « Google sera inclus dans le cerveau des gens. Ils auront un implant, et quand ils penseront à quelque chose, Google leur donnera automatiquement la réponse. »
Alphabet prétend recaser les chômeurs, guérir les cancers, voire carrément abolir la mort par vieillissement
Alphabet prétend aussi recaser les chômeurs (Google for Jobs), guérir les cancers (programme Baseline et Verily Life Sciences), voire... carrément abolir la mort par vieillissement, grâce à sa filiale de biotechnologie Calico. Depuis 2013, « l’inventeur » Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez la firme de Mountain View, travaille sur la « singularité », autrement dit, des machines capables de penser, agir et réfléchir, de se reprogrammer de façon autonome, prédisant leur prise de pouvoir sur l’humanité « commune » d’ici à 2045…
Grâce à la profitabilité élevée de ses activités dans la publicité en ligne, le géant peut se permettre de financer à perte ces « autres paris », comme il les appelle. Ceux-ci ont en effet affiché un résultat opérationnel négatif de 3,4 milliards de dollars en 2017... pour 1,2 milliard de chiffre d’affaires.
Un démantèlement hypothétique
En novembre 2014, le Parlement européen avait adopté à une très large majorité une résolution non contraignante appelant à « séparer les moteurs de recherche des autres services commerciaux », afin d’aiguillonner une Commission européenne dont l’enquête sur la situation de monopole de Google traînait depuis quatre ans. Cela n’a eu pour résultat que de donner plus de poids à Margrethe Vestager au sein d’un collège de commissaires dominé par des libéraux hostiles à toute idée de réduire l’influence d’un groupe privé.
A l’automne dernier, le président de l’Arcep, Sébastien Soriano, dénonçait d’ailleurs « une forme de capitulation dans le débat public face à la domination sans partage des géants du Net (...) vécue comme une évidence ». Pour le régulateur français du Net, « l’attention politique s’est ainsi concentrée sur les symptômes de cette domination (vie privée, fake news, concurrence), au lieu d’agir sur leurs causes »5.
Un démantèlement de l’hydre Google est-il cependant réaliste ? Jean-Hervé Lorenzi avance un précédent célèbre : « Au tournant du XXe siècle, les autorités américaines ont divisé la Standard Oil of New Jersey en pas moins de 34 entreprises différentes », donnant naissance à la législation antitrust. Et de rappeler que personne n’aurait parié un cent sur Harold Greene, juge de la Cour fédérale de Columbia, qui obligea pourtant le géant des télécoms ATT à négocier son propre démantèlement en 1984. ATT, comme aujourd’hui Google, était un monopole populaire auprès du public et doté d’un puissant et prolifique secteur de recherche, les Bell Labs. Hier comme aujourd’hui, une telle décision appartient cependant au gouvernement ou à la justice des Etats-Unis... A condition qu’ils le veuillent, bien sûr, ce qui est encore loin d’être le cas.
Selon une révélation récente de l’agence Bloomberg, Google aurait réussi à exfiltrer 15,9 milliards d’euros de bénéfices depuis l’Union européenne vers les Bermudes durant l’année 2016. Ils ont rejoint le trésor "fiscal" accumulé par Google-Alphabet dans des paradis fiscaux qui atteindrait ainsi 60,7 milliards de dollars. De quoi relativiser les sanctions financières que les Etats infligent, ou tentent d’infliger, au mastodonte du numérique. Y compris l’amende record de 2,4 milliards d’euros que la commissaire européenne Margrethe Vestager lui a imposée en juillet 2017 pour abus de position dominante, au motif qu’il favorisait son comparateur de prix Google Shopping.
Pour solder leur contentieux fiscal, le Royaume-Uni s’est contenté de 130 millions de livres sterling et l’Italie de 306 millions d’euros. De son côté, le fisc français a vu l’amende de 1,15 milliard d’euros qu’il entendait appliquer au géant désavouée par le tribunal administratif en juillet 2017.
La réforme fiscale menée par l’administration Trump1 pourrait cependant inciter Google à rapatrier une partie de son trésor de guerre et de sa base fiscale sur le sol américain. Tandis que la Commission et l’OCDE devraient chacun avancer dans les prochaines semaines de nouvelles propositions pour lutter contre l’optimisation fiscale.
Concrètement, Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi préconisent de couper les ponts entre le moteur de recherche, c’est-à-dire les données, et les dizaines de filiales qui travaillent sur ces données. Aux Etats-Unis, l’ex-conseiller stratégique de Donald Trump, le libertarien d’extrême droite Steve Bannon, avait envisagé en 2016 d’attribuer à Google et consorts des missions de service public et de faire réguler leurs activités par une agence gouvernementale. Face à une Silicon Valley hostile à la candidature Trump, ce projet avait l’allure d’une revanche. Tout comme l’abolition de la neutralité du Net6 par le régulateur américain des télécoms en décembre dernier, aux dépens des Gafam et au profit des câblo-opérateurs. De ce côté-ci de l’Atlantique, on tient évidemment à la neutralité du Net, mais « en complément, il semble particulièrement intéressant de réfléchir à la neutralité des services et des algorithmes », avance Hervé Debar, responsable du département Réseaux et services de télécommunications à Télécom SudParis7.
Certains, tel Evgeny Morozov, chercheur d’origine biélorusse établi aux Etats-Unis8, imaginent une solution plus radicale : regrouper « toutes les données d’un pays dans un fonds de données national dont tous les citoyens seraient copropriétaires. Quiconque voudrait lancer de nouveaux services verserait une part de ses profits contre le droit de les utiliser »9.
En attendant un hypothétique démantèlement, les Européens doivent se retrousser les manches : « Il faut que nous travaillions sur notre souveraineté, affirme le député Cédric Villani. C’est-à-dire, sans forcément rechercher le Google européen, avoir des entreprises qui nous fournissent la technologie de meilleur niveau : dans le cloud, les puces, le calcul haute performance, les intégrateurs algorithmiques, une industrie de sécurité. Qu’on puisse dire : vous avez le choix de travailler avec une entreprise américaine ou européenne. Cela demandera des investissements considérables au niveau européen. » Bref, une véritable politique industrielle européenne. Ce serait une révolution... dans la révolution numérique !
Notes
1. Voir Dans la Google du loup, Plon, 2017.
2. Externalité de réseau (ou effet de réseau) : phénomène par lequel l’utilité réelle d’une technique ou d’un produit dépend de la quantité de ses utilisateurs.
3. Lors du colloque de l’Arcep le 22 février 2017.
4. Auteur avec Mickaël Berrebi de L’avenir de notre liberté. Faut-il démanteler Google... et quelques autres ?, Eyrolles, 2017.
5. Revue Acteurs publics, novembre 2017.
6. Neutralité du Net : principe qui garantit l’égalité de traitement de tous les flux de données qui circulent sur Internet.
7. The Conversation, 3 janvier 2018.
8. Auteur de Le mirage numérique. Pour une politique des big data, Les Prairies ordinaires, 2015.
9. Dans The Guardian, repris par Le Monde diplomatique, 7 janvier 2017.
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