Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Monde

Guerres, militarisation et résistances

Édito en accès libre de Monde en guerre. Militarisation, brutalisation et résistances, le dernier volume de la collection Alternatives Sud.

Frédéric Thomas est chargé d’étude au CETRI - Centre tricontinental. Le Centre tricontinental est un centre d’étude, de publication et de formation sur le développement, les rapports Nord-Sud, les enjeux de la mondialisation et les mouvements sociaux en Afrique, Asie et Amérique latine.

10 décembre 2024 |Billet de blog du CETRI | Photo : Isan (Flickr) - Militarización México. © Isan (Flickr) - Militarización México.

À l’heure où les conflits armés revêtent de plus en plus une forme hybride et les États recourent à la stratégie de la militarisation, il convient de repenser les violences et la sécurité. À rebours d’une lecture qui essentialise les conflits, il faut nommer les dynamiques, les causes et les responsables, redonner la primauté au politique sur le militaire et enrayer la normalisation de la violence.

S’il n’y a pas, pour l’instant, de guerre mondiale, nous faisons bien face à un monde en guerre. L’Ukraine et Gaza (et bientôt tout le Proche-Orient ?) en portent le plus violent et dévastateur témoignage. Mais les deux conflits sont, dans le même temps, le marqueur du regard biaisé porté sur la dynamique des affrontements armés et du double discours du Nord. L’ONU, s’appuyant sur les données et les critères de l’Uppsala Conflict Data Program – UCDP, définit la guerre comme un conflit armé étatique faisant annuellement au moins un millier de morts au cours de batailles. En fonction de ces critères, neuf guerres étaient en cours en 2023.

L’UCDP distingue par ailleurs deux autres catégories de conflits : les conflits « non étatiques » et la « violence unilatérale ». Les premiers résultent de l’affrontement entre des groupes armés organisés, tandis que la seconde renvoie à l’utilisation de la force armée par un État ou un groupe armé formalisé à l’encontre de la population civile. À l’instar des conflits interétatiques, leur nombre suit une courbe ascendante depuis une dizaine d’années – en particulier les violences non étatiques, qui explosent –, mais ils sont nettement moins meurtriers : ils représentent ensemble un peu moins d’un quart de toutes les victimes de conflits sur la dernière décennie. Entre 2019 et 2023, le Mexique a concentré à lui seul près des deux-tiers des personnes tuées au cours de conflits non étatiques, tandis que 20% des mort·es de la violence unilatérale ont succombé dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC).

Le monde n’avait plus connu autant de conflits depuis la Seconde guerre mondiale. Certes, le nombre de victimes est bien inférieur à celui de la période 1946-1999. De la fin de la Guerre froide à 2020, il est resté relativement bas ; à l’exception notable cependant du génocide au Rwanda en 1994 et de la guerre en Syrie, surtout en 2013-2014. Cette tendance générale recouvre néanmoins des moments et des foyers particulièrement meurtriers : ainsi, la RDC, en 1996, et l’affrontement entre l’Éthiopie et l’Érythrée (1998-2000), en 1999, concentrent respectivement près de 40 et de 50% des personnes tuées au cours de ces deux années. Mais, la guerre civile qui a éclaté en Éthiopie en 2021 a fait près de 300000 morts en deux ans, soit plus de la moitié de toutes les victimes de conflits armés sur cette période. C’est finalement moins la recrudescence des conflits qui doit nous préoccuper que leur transformation, imparfaitement appréhendée par les définitions « classiques » de la guerre.

Tendances actuelles

On ne s’attardera pas ici sur l’emploi dans les guerres actuelles de nouvelles technologies – armes autonomes, cyberattaques, etc. –, dont le drone est à la fois l’outil le plus connu et le plus massivement employé, notamment dans la guerre russo-ukrainienne où des spécialistes estiment qu’en 2023, l’Ukraine a perdu 10000 drones par mois (IEP, 2024). Ces quelques pages entendent plutôt se centrer sur les tendances récentes des dynamiques conflictuelles en matière de géopolitique, d’acteurs, d’enjeux et de stratégies, dans une perspective Nord-Sud.

Il convient tout d’abord de remarquer que la criminalité fait bien plus de victimes que les conflits armés. Ainsi, le nombre annuel d’homicides en 2019-2021 tournait autour de 440000, soit trois fois plus que les personnes tuées lors de conflits au cours de ces trois années. Mais la distinction entre organisation criminelle et groupe armé tend à se brouiller (voir plus loin). Par ailleurs, le principal champ de bataille, le lieu le plus violent pour les filles et les femmes continue d’être le domicile et la famille : en 2017, 58% des homicides de femmes avaient été commis par un conjoint ou un parent (ONU, 2020).

Opérations de maintien de la paix : entre frustration et transformation

Il existe une double concentration, géographique et meurtrière, des conflits violents. La plupart des guerres se concentrent en Afrique et au Moyen-Orient, tandis que la moitié des personnes tuées étaient éthiopiennes en 2021 et 2022 ; palestiniennes et ukrainiennes en 2023. Autre caractéristique, ces violences ont des racines historiques profondes, qui plongent souvent dans la période coloniale, dessinant de la sorte une conflictualité à longue portée sous la forme de conflits dormants ou de basse intensité, voire de « guerres sans fin », explosant à la faveur d’un événement particulier.

En outre, nombre de ces conflits sont internationalisés, au sens où l’une des parties ou les deux reçoivent le soutien de troupes d’un État extérieur, impliquant souvent, directement ou indirectement, l’une ou l’autre puissance régionale, voire mondiale, en fonction d’enjeux stratégiques. Ainsi en est-il de la situation en Lybie, au Soudan et dans la Corne de l’Afrique ; ces deux dernières régions faisant d’ailleurs l’objet d’articles de cet Alternatives Sud. À cet interventionnisme, il faut ajouter le trafic d’armes, dont les États-Unis sont – et de loin – le principal protagoniste, alimentant les conflits (Thomas, 2024a). Or, cette connexion nationale-internationale et la multiplication des acteurs s’affrontant sur le terrain rendent d’autant plus difficile la recherche d’une résolution pacifique.

Enfin, la majorité des conflits violents actuels ne relève pas (ou pas seulement) d’un affrontement entre États. Ils impliquent des acteurs non étatiques tels que des organisations terroristes (y compris transnationales), des sociétés ou entreprises militaires et de sécurité privées (EMSP), des milices, des organisations criminelles et des groupes armés hybrides ou aux frontières poreuses avec la criminalité. D’où une fragmentation des réseaux et des acteurs, ainsi que des attaques qui ciblent le plus souvent les civils. D’où, également, au niveau de la recherche académique, une difficulté à appréhender la dynamique actuelle des conflits armés avec les outils d’analyse du vingtième siècle.

La globalisation néolibérale, la stratégie sécuritaire américaine, l’émergence d’un monde multipolaire avec la montée en puissance de la Chine et de pouvoirs régionaux, l’intensification des flux financiers et d’armes, ainsi que l’extension de la criminalité organisée comptent parmi les principaux phénomènes dont les effets travaillent la configuration des souverainetés étatiques et, corrélativement, la nature des conflits, toutes deux marquées par des formes de privatisation.

La « guerre contre la terreur » déclarée par la Maison blanche à la suite des attentats du 11 septembre 2001 constitue un jalon important de cette transformation. Par son caractère global et la plasticité de ses cibles et objectifs, elle consacre une stratégie offensive qui légitime la militarisation de la politique. De plus, elle catalyse une double érosion de la souveraineté étatique ; en amont, en qualifiant certains États de « voyou », appartenant à un « axe du mal » et, en aval, en normalisant le recours massif aux EMSP, ces entreprises qui vendent sur la scène internationale des services sécuritaires et militaires. Ainsi, l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak s’est accompagnée d’un usage massif d’EMSP (Bilmes, 2021), au point de constituer la première force de travail dans les deux pays.

Wagner, l’EMSP la plus connue et la plus dénoncée en Occident, participe en réalité d’une économie mondialisée où les principales entreprises sont américaines, et dont le marché en 2020 était évalué à quelque 224 milliards de dollars (Transparency International, 2022). L’action de ces entreprises pose pas mal de problèmes, notamment en termes de droit et d’éthique, car elles ne rendent de comptes à personne et jouissent d’une quasi-impunité. Se pose également, dans un contexte de grande opacité, la question de leur indépendance réelle par rapport aux politiques des États où elles sont implantées et leur potentielle utilisation dans des guerres par procuration. Dans cet ouvrage, Tek Raj Koirala questionne les dynamiques du secteur de la sécurité et sa division du travail, qui redouble largement les rapports Nord-Sud, à partir du cas d’ex-soldats népalais impliqués dans les EMSP en Afghanistan.

De façon plus générale, c’est la notion wébérienne de l’État comme détenteur du monopole de la violence légitime qui doit être interrogée. L’érosion étatique et la privatisation du pouvoir public sont souvent, partiellement au moins, des stratégies mises en place par les États eux-mêmes. Les rapports que ces derniers entretiennent avec les EMSP ne sont donc pas univoques, relevant davantage et tout à la fois de la compétition et de la collaboration que d’une subordination directe ou, au contraire, d’une indépendance totale.

Outre les États et les entreprises militaires, les guerres actuelles impliquent souvent d’autres catégories d’acteurs armés, ce qui complique le scénario conflictuel. La Colombie est un cas emblématique. L’accord de paix signé en 2016 avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) devait mettre fin au plus long conflit armé du continent latino-américain. Force est de reconnaître, huit ans plus tard, qu’on est loin du compte. Entre 2016 et 2024, 1559 leaders sociaux·ales ont été assassiné·es. Une centaine de massacres ont eu lieu au cours de ces trois dernières années, faisant près de 1000 victimes, et la Colombie est le pays le plus dangereux au monde pour les défenseurs et défenseuses de la terre et de l’environnement (Indepaz, 2024 ; Global Witness, 2024).

Si la guerre n’a pas disparu, elle s’est néanmoins transformée, rendant d’autant plus ardue la politique de « paix totale » du gouvernement de gauche de Gustavo Petro. Ainsi, le conflit armé s’est mué en « un scénario extrêmement hybride au sein duquel les frontières entre la politique et la criminalité sont toujours plus diffuses » et où les acteurs armés transitent de l’une à l’autre (Llorente, 2023). Cette hybridation varie en fonction des territoires – de leurs richesses en ressources naturelles, de la culture ou non de coca et de leur importance stratégique – et des organisations, mais elle est occultée par la rhétorique politique que ces dernières utilisent afin d’avoir accès aux négociations avec l’État colombien et d’en tirer parti. Cependant, le dénominateur commun de tous ces groupes est leur immersion dans une économie illicite et l’affrontement pour le contrôle d’un territoire afin d’accaparer tout type de rentes.

Politique et militarisation

Les dépenses militaires mondiales n’ont cessé d’augmenter au cours de la dernière décennie. Les États-Unis, qui représentent plus du tiers de ces dépenses – soit trois fois plus que la Chine, en deuxième position –, sont aussi, et de loin, le principal exportateur d’armes, concentrant, entre 2019 et 2023, 42% des exportations mondiales (Spiri, 2024). L’Inde, l’Arabie saoudite et le Qatar sont, de leur côté, les principaux importateurs, totalisant ensemble, pour la même période, plus d’un quart des importations mondiales. Loin d’être seulement la conséquence d’un contexte marqué par la (menace de) guerre, les dépenses militaires et la circulation d’armes participent d’une logique de militarisation.

« La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens », selon la formule canonique de Clausewitz. À l’heure actuelle, les interactions entre la politique et la guerre se sont intensifiées au point de constituer une forme politico-militaire. Sa manifestation peut-être la plus évidente réside dans la vague de coups d’États qui a secoué l’Afrique (Mali, Burkina Faso, Niger, Guinée et Gabon) depuis 2020. Ces irruptions violentes de militaires au sommet du pouvoir côtoient cependant, d’Alger à Bangkok, en passant par San Salvador, des modes de collaboration plus occultes ou paradoxaux entre gouvernements et forces armées.

En Amérique latine, selon Hoecker (lire son article dans cet Alternatives Sud), ce phénomène traduit « l’émergence du militarisme civil ». Ce retour des forces armées au-devant de la scène, sur un continent qui a connu la longue nuit des dictatures militaires, soulève nombre de questions et d’inquiétudes. Il ne s’agit pas pour autant d’un retour au passé, mais bien d’une reconfiguration. Ce sont en effet les partis politiques au pouvoir qui se tournent vers les forces armées, non sans opportunisme bien souvent, afin de les faire participer à la lutte contre l’insécurité. Ce faisant, ces dernières acquièrent un rôle de police particulièrement étendu, allant du contrôle des frontières à la répression de manifestations, en passant par la lutte contre la criminalité.

Les guerres aux gangs et au narcotrafic, encouragées par Washington, sont les vecteurs privilégiés de cette militarisation. En Amérique latine surtout, mais également en Asie. Marc Batac analyse ainsi dans cet Alternatives Sud la confluence d’intérêts entre acteurs internationaux et locaux, ainsi que les interactions entre le gouvernement et les forces armées, dans la mise en place d’une stratégie antiterroriste aux Philippines. À quelques encablures de là, en Indonésie, l’actuel président et ancien ministre de la défense Prabowo Subianto est accusé de crimes de guerre sous le régime de Suharto (fin des années 1990), notamment de torture et de disparition d’activistes (Muhtadi, 2022).

Cette sorte de passage de témoin du politique aux militaires renforce l’impopularité des premiers et le crédit accordé aux seconds. Il s’inscrit par ailleurs dans une dynamique spécifique. La popularité des militaires dans le Sud doit aussi se lire au revers du désenchantement démocratique, du clientélisme et de la corruption de la classe politique, des inégalités et de l’incapacité des gouvernements successifs à assurer l’accès aux services sociaux (emploi, éducation, santé, etc.) qui consacrent et concrétisent, en quelque sorte, la démocratie. Les baromètres d’opinion en Afrique et en Amérique latine montrent cette désaffection démocratique (Jeune Afrique, 2024 ; Latino Barometro repris par Hoecker dans cet ouvrage). En contrepoint, les forces armées sont investies de valeurs – probité, professionnalisme, sérieux, etc. –, d’une efficacité dans la lutte contre l’insécurité et d’une soumission à l’intérêt général, qui font justement défaut à la classe politique aux yeux d’une grande partie de la population, et particulièrement de la jeunesse.

La confiance envers l’institution militaire et les valeurs qui lui sont attribuées sont bien entendu largement idéologiques, basées sur des croyances et non sur l’épreuve des faits. Ainsi, l’emploi des forces armées dans la guerre contre le narcotrafic, dans les cas emblématiques de la Colombie et du Mexique, a été un échec. De même, la lutte contre les terroristes islamistes au Sahel, qui constitue l’une des principales justifications données par les putschistes aux coups d’État menés au Mali, au Burkina Faso et au Niger, n’engrange guère de résultat jusqu’à présent. Quant à la prétendue incorruptibilité des forces armées, l’histoire et l’actualité de nombreux pays, du Mexique au Népal en passant par le Pakistan et la RDC, montrent plutôt une institution militaire gangrénée par les affaires, le clientélisme et le népotisme.

Le succès de la lutte contre les bandes armées au Salvador constitue-t-il un contre-exemple ? L’article que nous publions dans cet ouvrage invite plutôt à questionner ce « succès » devenu « modèle », qui relèvent tous deux d’une stratégie de communication, au centre du processus de militarisation, et qui emprunte, au Salvador et ailleurs, principalement une triple voie : celle de l’information, celle du droit et celle du visuel (Thomas, 2024b). En effet, dans un contexte où l’information est plus que jamais un enjeu de pouvoir, le président salvadorien Bukele n’a de cesse de mettre en scène sur les réseaux sociaux sa réussite et de chercher à court-circuiter ou censurer tout contre-récit critique.

La dimension la plus visuelle de la militarisation est celle du « Kaki washing » : soit l’utilisation des forces armées comme stratégie de communication politique, afin de projeter sur le gouvernement l’image associée aux vertus et valeurs que les militaires inspirent et qui manquent aux politiques (Verdes-Montenegro, 2021). Enfin, la militarisation emprunte également une voie juridique, consistant à multiplier et à accroître les peines d’incarcération – et à leur donner une grande publicité – à des fins électorales et populistes. Le Salvador est ainsi devenu le pays avec le plus haut taux d’emprisonnement au monde. Cette politisation du droit pénal peut-être qualifiée de « populisme punitif » (López et Avila, 2022).

Les appels des gouvernements aux militaires afin de capter une part de leur popularité et (re)gagner une certaine légitimité ne sont cependant pas seulement des calculs opportunistes d’une classe politique en mal de crédibilité. Ils témoignent aussi du fait que les problèmes politiques sont de plus en plus identifiés et traités comme des questions sécuritaires. Ce processus, qualifié de « sécuritisation » (ENAAT, Rosa Luxembourg Stiftung, 2021), revient à donner la priorité au militaire sur la politique dans l’analyse et dans l’action, en occultant les enjeux sociaux sous le paradigme (socialement construit) de l’insécurité. Or, si cette dynamique correspond à la vague mondiale des droites illibérales et réactionnaires, elle ne s’y réduit pas, comme en témoigne notamment le cas mexicain où un président de centre gauche a fait un recours abondant aux forces armées (Coste, 2024).

Ordre, État et instrumentalisation

Le regard néocolonial tend, d’un côté, à accorder une sorte de « droit à la guerre » à certains États (du Nord) et à entériner leurs prétentions à mener des actions « chirurgicales », « morales », bref « civilisées », et, de l’autre, à décréter implicitement ou explicitement des régions et des peuples violents par nature, condamnés par-là à une violence chaotique sans issue. À l’encontre d’une telle vision, Terefe et Tesfaye montrent dans leur contribution à cet Alternatives Sud l’imbrication de facteurs sociohistoriques complexes – les mouvements sécessionnistes, les attaques terroristes, les ressources naturelles, les pouvoirs prédateurs, les interventions armées internationales – qui explique pourquoi la Corne de l’Afrique est en butte à une série de conflits violents depuis des décennies.

Ils mettent de plus en avant l’instrumentalisation des tensions et de l’instabilité de la région par les puissances mondiales et régionales (Égypte, Arabie saoudite, Iran, Turquie, États du Golfe), afin de faire prévaloir leurs propres intérêts. Engagés dans une « course aux bases militaires », ces États tendent à reproduire des rapports de domination hérités du colonialisme, en renforçant des régimes autoritaires clients, vecteurs de conflits civils armés, au détriment des aspirations populaires.

C’est à une autre sorte d’instrumentalisation que s’intéresse Naing Lin dans son article sur le conflit armé en cours dans la région de l’Arakan, au Myanmar : celle des tensions ethniques. La mobilisation par la junte militaire des groupes rohingyas vise ainsi à affaiblir et à diviser la résistance armée, tout en fomentant des exactions racistes. Alors qu’il s’agit ici d’entraîner un pourrissement du conflit et de miner l’avenir, Azadeh Moaveni analyse brillamment, à partir du conflit israélo-palestinien, un autre cas de figure : l’instrumentalisation des violences sexuelles pour justifier la poursuite de la guerre.

La militarisation est imprégnée de la rhétorique machiste et viriliste des « hommes forts », de la mano dura, inscrite dans une scénographie dont les femmes sont absentes. Celles-ci sont cependant au centre de la guerre, dont elles sont devenues à la fois le trophée, la cible et l’un des enjeux principaux. Le viol est conçu comme arme de guerre, mais aussi, plus cruellement encore, comme une manière de faire la guerre. Les travaux de Rita Segato (2021) sur les féminicides et les guerres contre les femmes éclairent l’attitude de gangs armés au Mexique et en Haïti, empreints d’une « masculinité prédatrice », luttant pour conquérir des territoires. Des conquêtes qui passent par l’appropriation violente du corps des femmes.

Stimulante est par ailleurs la thèse de Segato, selon laquelle les féminicides ne sont pas la conséquence de l’impunité, mais fonctionnent plutôt comme producteurs et reproducteurs de l’impunité. Elle met de la sorte en lumière la connivence entre l’État et les acteurs criminels, obligeant à repenser les processus de négociation et de sortie de conflit. Le risque est grand, en effet, de sacrifier la justice, et plus encore la réparation, au nom de la realpolitik, en enfermant les sociétés dans un cercle vicieux de violences et d’impunité.

Les différents articles de cet Alternatives Sud invitent dès lors à penser la militarisation au croisement d’un entrelac d’acteurs et de rapports sociaux qui traversent la sphère étatique sans s’y réduire. Les militaires viennent moins combler un vide de l’État que manifester sa présence sous une forme spécifique : celle de la coercition étatique. Entre deux modalités de l’action publique – la force armée ou les services sociaux –, le choix a été fait. La militarisation représente dès lors moins un recul du gouvernement face à l’armée qu’une révision de la division des pouvoirs et une reconfiguration de la puissance publique.

Dans une situation de crise, perçue ou présentée comme hors de contrôle, l’armée est appelée à intervenir (ou intervient directement) pour, justement, reprendre le contrôle et remettre de l’ordre. De même, une situation où la souveraineté nationale – dont les militaires seraient les garants – est mise à mal par une menace (parfois imaginaire), toujours qualifiée d’« extérieure » à la société et à la nation – attaques impérialistes, groupes terroristes, organisations subversives, gangs, narcotrafiquants –, facilite l’entrée des forces armées sur la scène politique.

Mais l’ordre est autant un fantasme qu’un dispositif de pouvoir. Il permet d’opérer un quadrillage de l’espace public, d’intensifier le contrôle social et de recourir à des mesures extraordinaires, tout en limitant les contre-pouvoirs. Le désordre justifie la militarisation qui, en retour, définit l’ordre, ce qu’il est, ce qu’il doit être. Et les moyens pour y parvenir. L’attribution de fonctions de police à l’armée se double ainsi d’une militarisation de la police (au Sud comme au Nord ?), tandis que l’état d’exception ou d’urgence tend à se poursuivre, se reproduire et s’autolégitimer, comme en témoigne le cas salvadorien.

Résistance

Évoquant l’Allemagne au cours et après la Première guerre mondiale, George Mosse a mis en avant le concept de « brutalisation » pour rendre compte de la banalisation et de l’intériorisation de la violence, ainsi que de la façon dont celle-ci a servi de catalyseur à une résurgence nationaliste et totalitaire. Le concept, qui ne fait pas consensus parmi les historien·nes, peut-il être utile à l’analyse des sociétés du Sud confrontées à de longues vagues de violences ? La militarisation serait-elle une forme renouvelée de réveil nationaliste et le recours aux forces armées le signe d’une « brutalisation » acceptée, institutionnalisée ? La mise en spectacle de la violence tend, en tous cas, à la normaliser.

La guerre n’est ni une fatalité ni un accident qui surviendrait dans un ciel serein. Elle est le plus souvent un moyen pour des acteurs de prendre ou de conserver le pouvoir, d’accaparer des ressources et de réprimer les mouvements sociaux. La dépolitisation et l’essentialisation des conflits armés occultent les causes et les responsabilités, ainsi que les résistances à ces guerres. Et elles hypothèquent ou compliquent davantage la sortie de crise.

Il est illusoire de croire qu’une solution militaire puisse être apportée à des problèmes qui ont, presque toujours, des racines socioéconomiques, historiques et politiques. Mais, tout aussi illusoire est l’idée qu’un accord entre les parties en conflit suffise à lui seul à ouvrir une voie pacifique. Par exemple, la violence qui déchire aujourd’hui le Soudan est une guerre contre la population, menée par deux groupes non représentatifs et sans projet national si ce n’est celui d’accaparer les ressources et les pouvoirs et d’exploiter les Soudanais et Soudanaises. Une lecture biaisée des conflits entraîne des mécanismes boiteux pour les prévenir et les résoudre.

Rim Mugahed décrit dans cet Alternatives Sud les attentes contradictoires et irréalistes auxquelles sont confrontées les militantes yéménites, ainsi que les dynamiques nationales et internationales croisées qui ont abouti à leur exclusion de la table de négociation, malgré la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies (votée en 2000) qui reconnaît le rôle central des femmes et impose aux différentes parties d’un conflit de soutenir leur participation aux négociations et à la reconstruction post-conflit. Malheureusement, au Yémen comme ailleurs, le modèle libéral de la paix, qui reste dominant, tend à réduire les négociations à un accord entre les élites locales qui s’affrontent, méconnaissant la violence structurelle dont elles font preuve et leur assurant l’impunité. Sans compter que, dans bien des cas, elles n’ont pas intérêt à ce que le conflit cesse (Mansour, Eaton et Khatib, 2023).

Lutter contre la guerre, c’est d’abord nommer les dynamiques, les causes et les responsables, arracher la violence à sa naturalisation et la militarisation à son récit fonctionnel. Démontrer et dénoncer les dépenses et profits considérables du complexe militaro-industriel mondial dont le Pentagone est l’un des principaux centres. Remettre la question de l’égalité et des pouvoirs au centre du questionnement et penser toute sortie de crise avec et à partir des organisations sociales en général, et des organisations de femmes en particulier, qui sont en première ligne. Sous la stratégie de la militarisation, les cibles – trafiquants de drogue, gangs, guérillas, etc. – tendent à devenir perméables et permutables, au point, très vite, d’englober les mouvements sociaux, les ONG de droits humains, les journalistes, etc., soit tous ceux et toutes celles qui, par leurs critiques et leurs actions, refusent de s’aligner sur la logique guerrière du pouvoir.

Celles et ceux, naïfs·ves ou complaisant·es, qui ne voient là que des « écarts » ou des « excès » qu’ils et elles s’empressent de justifier, se condamnent à ne rien comprendre et à céder à la discipline autoritaire et à la tolérance envers la violence de l’État que le populisme punitif prépare et entretient. Il nous faut, tout au contraire, repolitiser la question de la sécurité, du conflit et de la paix, dégager l’action d’une perspective uniquement étatique, afin de se donner les moyens politiques de ne pas continuer la guerre, mais bien de l’arrêter.

Bibliographie

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López C. et Avila R. (2022), « Populismo punitivo : manifestación política vs. Derecho penal. La cadena perpetua en Colombia », Revista de Derecho, juillet-décembre, http://www.scielo.org.co/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0121-86972022000200218.
Mansour R., Eaton T. et Khatib L. (2023), Rethinking political settlements in the Middle East and North Africa. How trading accountability for stability benefits elites and fails populations, Chatam House, https://www.chathamhouse.org/2023/09/rethinking-political-settlements-middle-east-and-north-africa/05-addressing-structural.
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Frédéric Thomas

auteur pour le site Mémoire des luttes.

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