Aussi tranquille fût-elle, la Révolution n’a que très peu transformé les positions des acteurs dans le débat sur la hausse des droits de scolarité. Le rapport dirigé par Mgr Alphonse-Marie Parent, vice-recteur de l’Université Laval, volumineux ouvrage en cinq tomes d’une commission royale d’enquête sur l’état de l’éducation dans les années 60, en témoigne. Hier comme aujourd’hui, les universités, toujours en quête de revenus, réclament que les frais de scolarité, qui « n’ont pas subi la même hausse que le coût général de la vie », représentent une plus grande part du budget des universités.
Quant aux étudiants, ils ripostent que « les frais de scolarité constituent une entrave à la démocratisation de l’enseignement supérieur ». Entre les deux, un État qui, reconnaissant l’importance des études supérieures, tentait d’en « favoriser l’accès » par un régime de prêts et bourses très semblable à l’actuel. Cela vous rappelle quelque chose ?
Certes, rien n’a vraiment changé, à une exception près : le principe de la gratuité, qui avait le vent en poupe, s’est muté en concept moribond, rarement évoqué dans le débat sur le financement des universités, absent totalement du discours des gens d’affaires et du gouvernement. La gratuité serait reléguée aux oubliettes avec un bon nombre d’utopies si elle n’était pas revendiquée depuis 2001 par l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSE) et, avant elle, par leurs prédécesseurs, le Mouvement pour le droit à l’éducation (MDE) et l’Association nationale des étudiantes et des étudiants du Québec (ANNEQ). Là encore, l’idée a été momentanément mise au rancart par la Coalition large de l’ASSE (CLASSE), le temps de la grève, au profit d’un discours prônant le gel.
Le respecté sociologue Guy Rocher, qui a été membre de la commission Parent, confiait cette semaine au Devoir que la gratuité n’a rien d’une utopie. « Il s’agit d’un choix de société qui coûterait 1 % du budget du Québec », a-t-il rappelé. Selon la commission Parent, la gratuité était « souhaitable à long terme », même s’il a été recommandé que les frais exigés pour fréquenter l’université demeurent en raison des trop grands coûts de la réforme complète du système d’éducation qui s’opérait.
L’émergence du principe de gratuité
Ainsi, il y a 50 ans, alors que le Québec entreprenait son plus gros chantier à ce jour en éducation, la gratuité scolaire et des études supérieures s’est érigée comme pilier de la société. Il était même question d’un salaire étudiant « pour les plus nécessiteux ». Par ce principe, on désirait notamment « démocratiser le savoir, éliminer toute barrière psychologique et financière à l’accessibilité et former des cadres scientifiques et professionnels dont le Québec [avait] un urgent besoin ». Politiquement et économiquement, c’était l’éveil tranquille d’une province en pleine émancipation.
Ailleurs au Canada, sauf à Terre-Neuve où on envisageait d’introduire graduellement la gratuité universitaire, les universités, qu’elles fussent publiques ou privées, exigeaient des droits de scolarité semblables à ceux du Québec, soit environ 500 $ (3700 $ aujourd’hui). Aux États-Unis, où cohabitent les universités privées et les universités d’État, les droits variaient de la gratuité complète à des montants allant jusqu’à 1700 $ (12 400 $ aujourd’hui). Le portrait européen ressemblait en tous points à celui d’aujourd’hui : c’était la gratuité totale en Suède, en Union soviétique et en France (sauf pour le coût d’inscription) et des droits de scolarité dérisoires en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas et en Belgique. Bien que les droits exigés y étaient très peu élevés à l’époque comparativement à aujourd’hui, c’était en Angleterre que les études supérieures coûtaient le plus cher, soit entre 180 et 225 $ (entre 1300 et 1650 $ aujourd’hui).
Ainsi, à l’international, la conjoncture était favorable à la gratuité. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies a été adopté et ouvert à la ratification dès 1966, mais n’est entré en vigueur que dix ans plus tard. Le Canada en fait partie. Il stipule que « l’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et notamment par l’instauration progressive de la gratuité », peut-on lire à l’article 13, alinéa 2c).
Jean-Pierre Proulx, journaliste et professeur retraité de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, constate que le mot « notamment » du pacte onusien a pu laisser place à l’interprétation. « On peut s’appesantir sur ce mot, le Canada [et le Québec à la suite d’un décret] est toujours lié à cette déclaration qui prône la gratuité comme idéal », note-t-il. Des munitions pour miner le concept ?
Un changement économique...
Le philosophe et spécialiste des questions d’éducation Normand Baillargeon résume éloquemment le chemin parcouru de l’idée de gratuité, des années soixante à nos jours. « On est passés d’un moment historique au Québec, où un monseigneur de l’Église défend un projet pour moderniser l’éducation à une époque, une cinquantaine d’années plus tard, où ce projet nous est devenu complètement étranger. »
Pour Yvan Perrier, professeur de sciences politiques au cégep du Vieux-Montréal, le rôle et la mission des universités ont été carrément perdus de vue. « Les gens se sont mis à faire des appréciations très subjectives et ont perdu de vue le rôle du système scolaire. On parlait davantage du contexte nord-américain en nous positionnant sur le même front, sous prétexte que les droits étaient moins élevés au Québec. Mais on ne s’est pas demandé à quoi devait servir le système d’éducation universitaire », avance celui qui est cosignataire, avec Guy Rocher, de la lettre rendue publique par Le Devoir cette semaine.
Se répercutant sur les finances publiques, les crises économiques du début des années 80 et des années 90 ont desservi le rôle des universités, croit-il. « C’est à ce moment-là qu’on a vu le gouvernement prendre le virage de l’utilisateur payeur. S’est ensuivi un discours axé sur l’égoïsme social, une compétition entre les individus. Il y a des mesures de durcissement à l’égard des assistés sociaux. On commence à faire des distinctions entre les aptes et les inaptes au travail, et les aptes au travail doivent repenser à se requalifier pour retourner sur le marché du travail. C’est une vision marchande du système d’éducation qui apparaît, celle qui dit que c’est à l’individu d’assumer son investissement », explique M. Perrier, spécialiste des rapports entre l’État et les syndicats du secteur public.
Selon Normand Baillargeon, la trajectoire de la gratuité a à ce point dévié d’abord pour des raisons externes, relatives au contexte économique. « Il y avait une vision moderne de l’éducation comme jouant un rôle crucial de formation et d’émancipation de l’individu par la raison [...] mais on la voyait aussi comme préparant au marché du travail. On avait et on a encore cette vision romantique ou plutôt moderne de ce rapport à l’économie. On savait que ça allait conduire à des inégalités, mais on ne savait pas quelles allaient être les répercussions.
Or les inégalités sont devenues monstrueuses. Même l’OCDE le reconnaît. Au Québec comme aux États-Unis, les salaires moyens stagnent depuis une quarantaine d’années tandis qu’un pour cent de la population s’enrichit, note l’auteur de Je ne suis pas une PME. L’éducation sert de moins en moins à consolider les liens politiques, mais à rendre possible l’économique. »
... et idéologique
Le débat philosophique sur la gratuité a été ultimement tranché dans l’arène politique, soutient Jean-Pierre Proulx. « En pratique, le gouvernement ne fait pas de philosophie, bien sûr. Il organise ses principes et prend des décisions en fonction de la sacoche, surtout si le gouvernement au pouvoir partage une idéologie plus pragmatique. »
M. Baillargeon explique également le déclin de la gratuité par un autre constat : le consentement aux idéaux de la modernité, qu’il appelle l’ennemi intérieur. « C’est une chose que de reconnaître l’ennemi extérieur et son influence extrêmement grande, mais c’est une erreur de ramener tout à ça. Car il y a une part là-dedans qui concerne le consentement des individus à faire des choses. Comme les universités qui consentent, au nom de la rentabilité, à ouvrir des programmes bidon, a-t-il soutenu. Oui, il y a eu l’influence des think tanks, le démantèlement des accords de Bretton Woods, la financiarisation de l’économie. Mais je maintiens que, dans le cas de l’éducation, on aurait pu résister plus et mieux. »