Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Les criminels de guerre : "Justice" à géométrie variable

L’agression russe contre l’Ukraine se poursuit avec opiniâtreté, Vladimir Poutine refuse de lâcher prise, il souffle alternativement le chaud et le froid lors des fragiles négociations avec le président ukrainien Volodymyr Zelenski. Celui-ci crie au meurtre et en appelle à un appui militaire plus soutenu de la part de l’Occident.

Chez nous, l’émoi est à son comble et on sympathise beaucoup avec les Ukrainiens et Ukrainiennes. On s’indigne à juste titre des multiples victimes civiles ukrainiennes et des destructions matérielles étendues que provoquent les opérations militaires russes. On remarque une identification étroite entre Européens de l’Est et de l’Ouest et des Nord-Américains à l’endroit des Ukrainiens et Ukrainiennes. Les médias présentent les maquisards et militaires ukrainiens comme des résistants et certains gouvernements membres de l’OTAN leur expédient une masse d’armes sans hésiter.
De plus, l’idée monte de traduire devant la Cour pénale internationale des responsables militaires et politiques russes pour crimes de guerre. Plusieurs rêvent de voir le président Poutine y comparaître un jour.

Deux obstacles majeurs contrarient leur projet : tout d’abord, Poutine, en tant que chef d’État bénéficie de l’immunité diplomatique, ensuite la Russie est une grande puissance qui détient un droit de véto au Conseil de sécurité de l’ONU, lequel seul, semble-t-il, peut autoriser l’enclenchement du processus. Il faudrait prouver que des responsables russes ont voulu délibérément massacrer des populations civiles, ce qui est difficile. Ils peuvent toujours plaider l’erreur, l’accident, et ne pas avoir projeté de tuer des civils ou encore (sinistre air connu), avoir obéi aux ordres. Enfin, même si à la limite on parvenait à inculper des militaires et politiciens russes, encore devrait-on être en mesure de les arrêter, une mission impossible. On pourrait alors craindre non sans raison des représailles du Kremlin.

Dans un contexte tourmenté comme celui que traverse l’Ukraine en ce moment, comment faire sur le plan juridique une distinction nette entre tueries commises contre des non-combattants et actions militaires provoquant involontairement le massacre de civils ?

On ne peut donc prévoir où mènera la suggestion de traîner des responsables russes devant la Cour pénale internationale. Sans doute nulle part, vu le poids de la Russie dans le concert des nations et le principe de souveraineté nationale qu’elle détient en tant qu’État indépendant.

Ce qui est révélateur dans cette opinion, c’est la mentalité punitive qu’elle révèle, surtout à l’endroit de gens qui font partie des "ennemis traditionnels" de l’Occident, des citoyens russes. Elle vise les gestionnaires d’un régime autoritaire certes, mais qui a eu le tort de longtemps (et à nouveau) s’opposer à l’Occident. Cependant si les États-Unis agressaient encore une fois un autre pays comme ils l’ont souvent déjà fait, adhèrerait-on si facilement à cette idée ? Il serait intéressant d’examiner la conduite des troupes américaines en Afghanistan (2003-2011) et en Irak (2003-2021) durant deux guerres qui ont entraîné le décès de dizaines de milliers de civils. On peut parier que la lumière ne sera jamais faite là-dessus.

Les tentatives occasionnelles de faire pareil vis-à-vis de responsables politiques et militaires israéliens ont toujours échoué, en raison de la féroce opposition américaine et israélienne. Les accusations habituelles d’antisémitisme ont alors fusé. Pourtant les violations du droit et de la légitimité internationales ont été légion lors des multiples conflits ayant opposé Palestiniens et Israéliens depuis des décennies.
Les bien-pensants occidentaux ont toujours cherché à criminaliser la résistance palestinienne en qualifiant ses combattants et combattantes de "terroristes". Les gouvernements israéliens successifs ont multiplié les assassinats d’opposants palestiniens, fait bombarder des camps de réfugiés au Liban et Gaza, réprimé sans merci les deux Intifadas. Il n’a jamais pour autant été question de traîner devant la justice internationale des responsables politiques ou militaires d’Israël. On invoquait l’inviolable principe de souveraineté nationale dont découlait le droit sacré à l’autodéfense de l’État hébreu.

C’est d’autant plus inexcusable que Tel-Aviv dépend largement du soutien des classes politiques occidentales sur la plupart des plans ; forcer une action pénale contre certains et certaines de ses dirigeants et dirigeantes, ou ex-dirigeants et ex-dirigeantes serait aisé. Si elle ne s’est jamais produite, c’est en raison de l’hostilité des dirigeants et dirigeantes occidentaux devant cette perspective.

Dans le cas de la Russie, c’est beaucoup plus périlleux. Le gouvernement Poutine s’est certes discrédité auprès de l’opinion publique internationale (et d’une partie de la sienne), mais il demeure à la tête d’une superpuissance alliée à une autre superpuissance, la Chine. Lui mettre la main au collet équivaut à rêver en couleurs.
Dictateurs africains et asiatiques peuvent dormir sur les deux oreilles eux aussi. Personne dans les instances internationales concernées ne se penchera jamais sur leurs actions militaires et répressives, du moins tant que plusieurs d’entre eux continueront à défendre les intérêts économiques et commerciaux occidentaux.
Et puis, voir d’interminables défilés de Noirs et Noires, d’Arabes fuir leur pays dévasté émeut bien moins les opinions publiques occidentales que les malheurs de l’Ukraine dont la population est Blanche, chrétienne (version orthodoxe), habitant un environnement urbain et rural relativement semblable au nôtre.

Ce que vise à faire cette démonstration, c’est de prouver que les intérêts géostratégiques et politiques priment sur le droit, national ou international. Les systèmes de justice ne façonnent pas les systèmes politiques. C’est plutôt l’inverse.

Jean-François Delisle

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