Paru sur le site Europe Solidaire Sans Frontières
mercredi 14 octobre 2020
par KOWALEWSKI Zbigniew Marcin , MALEWSKI Jan
Une révolution écrasée
« J’accepte, je signe ! » Par ces quelques mots, répétés après la lecture de chacun des points de l’accord conclu, à la suite de neuf jours de négociations avec le comité de grève interentreprises de la région de Gdansk, menées devant l’assemblée générale des travailleurEs, le vice-Premier ministre Mieczyslaw Jagielski acceptait, le 31 août 1980, l’essentiel des revendications des travailleurEs polonais. En particulier, leur droit à l’auto-organisation, dans le cadre d’un « syndicat indépendant et autogéré ».
Le 4 septembre, le même droit était arraché par le comité de grève interentreprises des mineurs de la Haute-Silésie, à Jastrzebie – les mineurs saluant cette victoire en chantant l’Internationale. La voie de la formation d’un syndicat national, issu des comités de grève constitués dans la majorité des grandes entreprises polonaises à l’issue de deux mois de grèves, était ouverte. Ce syndicat prendra le nom de Solidarnosc (« Solidarité ») et regroupera rapidement dix des treize millions de salariéEs que comptait alors le pays. Sa constitution ouvrira une période de seize mois de dualité de pouvoirs, au cours de laquelle les travailleurEs polonais ont tenté de prendre en mains le destin du pays et d’y imposer leur propre gestion démocratique.
Autogestion
Dès le début de 1981, en prenant appui sur leur syndicat indépendant, les travailleurEs constituent des conseils dans les entreprises. Ces derniers procèdent à l’élection des directeurs parmi les spécialistes soumis à un concours organisé par le conseil.
Le premier congrès de Solidarité – véritable assemblée nationale de la classe ouvrière polonaise, dont les déléguéEs rendent compte quotidiennement des travaux aux assemblées générales des grandes entreprises dont ils sont issus et reçoivent d’elles des consignes pour la suite des travaux – adoptera un programme : « Nous voulons une véritable socialisation du système de gestion et de l’économie », lira-t-on dans l’introduction. L’objectif que le syndicat se donne alors est l’établissement d’une « République autogérée » : « Nous exigeons une réforme autogestionnaire et démocratique à tous les niveaux de la gestion, un nouvel ordre socio-économique, qui va allier le plan, l’autogestion et le marché. [...] La réforme doit socialiser la planification. Le plan central doit refléter les aspirations de la société et être accepté par elle. »
Répression
La proclamation de l’état de guerre dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981 mettra un coup d’arrêt brutal au développement de ce processus, alors que le courant radical autogestionnaire était en train de préparer un passage révolutionnaire au système d’autogestion, au travers de la « grève active » – la prise en main de la production et de la distribution par les comités de grève. Des milliers de militantEs syndicaux seront arrêtés, les moyens de communications supprimés, le couvre-feu imposé et la grève générale étouffée par l’armée, usine après usine (dans la mine Wujek de Silésie, où les travailleurEs ont tenté de se défendre, l’armée a tiré et fait plusieurs morts).
Le syndicat s’est rapidement réorganisé clandestinement, mais la répression efficace (arrestations et surtout licenciements à répétition) a fini par couper les structures syndicales de leurs racines dans les entreprises. La direction syndicale clandestine s’est avérée incapable de prendre la direction du soulèvement spontané qui, le 31 août 1982, alors que l’armée tenait le pays, avait fait descendre dans les rues plusieurs millions de manifestantEs. Après cet échec, le mouvement de masse a reflué. Coupée des entreprises, la direction syndicale clandestine de Solidarité, épurée de ses éléments appartenant à la gauche radicale par la répression sélective, est tombée sous l’influence des experts, des agences impérialistes, et elle a cherché un compromis avec la bureaucratie étatique qui, après avoir senti en 1980-1981 l’instabilité de ses privilèges de fonction, a adopté majoritairement une orientation de restauration capitaliste, pour les fonder sur des rapports de propriété. […]
Jan Malewski
Une révolution trahie
Détruit par l’état de guerre, Solidarnosc n’a jamais pu renaître en tant que mouvement de masse de l’autonomie et de la démocratie ouvrière. Ce qui lui est arrivé n’est pas difficile à expliquer. Lors d’une montée impétueuse de luttes ouvrières, un tel mouvement peut se développer de lui-même durant un certain temps. Mais pour perdurer à la suite de défaites et être capable de se reconstruire — sans même parler de la possibilité d’une victoire décisive, qui ne peut être que l’établissement du pouvoir ouvrier — il a absolument besoin d’un parti, capable de préserver ses acquis politiques et de garantir son indépendance de classe et pouvant l’armer d’un programme correspondant et d’une stratégie de lutte efficace.
L’auto-organisation ne suffit pas
Une esquisse d’un tel programme — de révolution ouvrière antibureaucratique et de démocratie des conseils de travailleurEs — est apparue en Pologne quinze ans avant Août. Je pense à la « Lettre ouverte au parti » écrite par Jacek Kuron et Karol Modzelewski [2]. Après mars 1968 [3] l’opposition regroupée autour d’eux et les auteurs eux-mêmes ont discrètement abandonné ce programme et avec lui le marxisme.
Le programme de la « Lettre ouverte » était déjà étranger aux militantEs du KOR [Comité de défense des ouvriers, fondé par les opposants après la répression des grèves de juin 1976], lorsque ces derniers ont acquis une influence parmi les travailleurEs. En automne 1980 Kuron, interrogé sur le marxisme, a réglé l’affaire en affirmant que c’était « une philosophie du mouvement social du 19e siècle, depuis longtemps dépassée ». À la fin de sa vie, en s’en prenant aux effets de la restauration du capitalisme, à laquelle il avait grandement participé, il affirmait de nouveau qu’il était marxiste. Dans les couloirs de la commission programmatique du 1er congrès de Solidarnosc, Kuron m’a traité de « naïf, qui croit encore les bêtises que nous avions écrites avec Karol dans la lettre ouverte ». […]
Le développement impétueux de l’auto-organisation et d’activité ouvrière indépendante, l’accumulation progressive des expériences dans les domaines de la démocratie ouvrière et de la lutte des classes, le développement de la conscience, les aspirations croissantes au contrôle ouvrier des entreprises, à l’autogestion ouvrière et à la planification démocratique — c’était une des faces de la médaille. L’autre, au fil du temps menaçant de plus en plus d’une impasse, c’était le manque d’un parti politique des travailleurEs.
Cette sphère ne supporte pas le vide et par la force des choses elle est remplie par des courants politiques qui représentent d’autres intérêts sociaux. Lors du congrès national il y avait une lutte souterraine, qui éclatait rarement et pour de courts instants de manière ouverte, entre le courant du KOR, la droite nationaliste et les éléments qui s’orientaient en fonction de leur conscience ou ne serait-ce que de leur instinct de classe, largement plus nombreux mais atomisés, entre le courant radical du mouvement autogestionnaire des entreprises et les éléments non seulement conciliateurs envers la bureaucratie, mais représentant aussi des tendances restaurationnistes plus ou moins cristallisées, même si masquées, entre les partisans et les adversaires de la démocratie ouvrière, de l’indépendance envers l’Église catholique, de la lutte pour le pouvoir des travailleurEs.
« S’il n’y avait pas eu l’état de guerre… »
En général, sur les questions essentielles, la tendance classiste l’emportait. Mais lorsque les questions passaient des mains d’une assemblée aussi démocratique que l’était le congrès des déléguéEs à l’appareil national, on pouvait craindre le pire. Sans doute la lutte la plus aiguë a-t-elle été menée lors de ce congrès au sujet des lois qui venaient d’être adoptées par la Diète sur l’autogestion des entreprises et sur l’entreprise étatique. Désavouant le compromis passé dans son dos par Lech Walesa avec la Diète, le Congrès a voté qu’il « décide de soumettre au référendum dans les entreprises les passages des deux lois qui de manière flagrante vont à l’encontre de la position du syndicat et de ce fait menacent l’autogestion ». Le même Congrès a assuré que le syndicat « dans la lutte pour l’autogestion ouvrière et l’entreprise socialisée continuera à agir en accord avec la volonté des salariés » et a appelé à « former des conseils ouvriers authentiques selon les principes en accord avec la position du syndicat » et non avec les lois mentionnées. Après le vote, que la majorité des délégués a ovationné, Jacek Merkel, un des principaux walesistes au sein du Praesidium de la Commission nationale (plus tard un des leaders libéraux de Gdansk) m’a dit : « Vous avez gagné, et alors ? Après le Congrès nous enterrerons ce référendum de toute façon. » Ce qui fut fait, en défense du compromis. Malgré le vote du Congrès, la question nécessitait de poursuivre la lutte interne. S’il n’y avait pas eu l’état de guerre, il y aurait eu de grandes probabilités qu’on puisse l’emporter, car dans Solidarnosc il n’était pas aisé d’aller à l’encontre des travailleurEs des grandes entreprises. Ceux qui avaient leur soutien pouvaient aisément gagner y compris contre Walesa.
Lorsque l’état de guerre a écrasé le mouvement de masse des travailleurEs, tout a changé. Très vite leur volonté a cessé d’être prise en compte et d’être décisive. Solidarnosc a connu une métamorphose fondamentale. Une organisation de masse a laissé la place à des petits groupes et structures, qui se sont pour une large part laissés repousser vers les églises et qui ont été envahis par des groupes politiques de droite, conservateurs, nationalistes-cléricaux et libéraux. Leur programme commun c’était l’anticommunisme, l’alliance avec l’impérialisme et la restauration du capitalisme.
Jan Malewski
Zbigniew Marcin Kowalewski
Notes
[1] Extraits de Jan Malewski, « Solidarnosc : Révolution écrasée » (en ligne sur http://www.inprecor.fr/rouge/article-rouge?id=1444) et de Zbigniew Marcin Kowalewski, « Pologne, une révolution trahie », en ligne sur http://www.inprecor.fr/article-Une-r%C3%A9volution-trahie?id=295).
[2] Lettre ouverte au Parti ouvrier unifié polonais, Cahiers rouges, Maspero, Paris 1969.
[3] En mars 1968, l’opposition polonaise avait organisé une manifestation contre la censure d’une pièce de théâtre. En réponse à la répression de cette manifestation, les étudiantEs de la plupart des villes polonaises se sont mis en grève. Ce mouvement a été durement réprimé et le régime, sous l’inspiration du ministre de l’Intérieur, M. Moczar, a déclenché une campagne antisémite afin de liquider la gauche communiste. Une vague d’émigration a suivi cette répression.
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