Tu as été conçu en hiver et tu es arrivé juste avant le « printemps québécois ». Tu es mon fils et tes parents sont déjà fiers de toi. Nous avons manifesté trois fois ensemble, en mars et en avril, toi dans ta poussette et nous, forts d’une pancarte sur laquelle on pouvait lire le slogan Printemps érable. Les étudiants manifestaient, ils manifestent aujourd’hui, nous manifestons à leur côté, mais le gouvernement libéral ne veut pas entendre la rue, là où, souvent, la politique se joue. Le climat pourtant forme des hommes et des politiques. Tu as vu le jour dans un Québec victime de mépris – nous sommes dans une province – et tu connaîtras un monde en crise. Tu seras un jour un étudiant, un homme et tu voudras en savoir plus sur l’histoire, l’invention de la démocratie et les biens communs. Tu voudras peut-être comprendre le contexte de nos photos de la « tempête d’Avril 2012 » et savoir pourquoi tant de gens marchaient. Puisque l’histoire est là, sous nos yeux, je t’adresserai rapidement ces quelques mots.
L’histoire, la démocratie et les biens communs
L’histoire est la longue marche des peuples. Contre la peur, elle vise à procurer plus de liberté. La démocratie, elle, est un régime politique qui suppose que la discussion et la volonté de la majorité sont supérieures à la violence. Elle exige que l’information soit accessible au plus grand nombre. Un bien est commun lorsque son usage et ses bénéfices se partagent sans coût et au plus grand nombre. Comme tu le réaliseras bientôt Alexis, le Québec a encore beaucoup à apprendre de l’histoire politique. Car son peuple n’est pas libre, sa démocratie est détournée de sa fin par la sphère privée et l’éducation n’est plus considérée comme un bien commun.
À qui sert la démocratie québécoise ?
Alexis, nous avons marché et nous marcherons encore sans doute. Mais avons-nous marché pour rien ? Après avoir fait déferler une marée humaine de 200 000 personnes le 22 mars dernier sur Montréal et s’être donné un printemps politique, les étudiants ne sont pas encore respectés par le gouvernement. Ils ont manifesté de manière originale et pacifique pendant dix semaines et la ministre ne veut pas discuter. Elle dit vouloir, mais ce n’est pas clair. Elle aime les conditions, cette ministre de l’Éducation. Elle quitte la table en excluant la CLASSE. Toute crise exige un bouc émissaire commode. La ministre ne met pas d’eau dans son vin et trouve un prétexte pour accuser les étudiants. Que c’est triste. Son collègue à la sécurité, pas très subtil, accuse directement le porte-parole de la CLASSE. Pourquoi se comporter ainsi ?
Or, que faire quand on a signé des dizaines de pétition et que rien ne change ? Que faire quand les médias « convergents » sont incapables de couvrir, dans un bulletin de fin de soirée, la journée la Terre a laquelle nous avons participé et qui a réuni 250 000 personnes à Montréal ? Que dire quand les journaux ne rapportent pas les unes et les manchettes des autres médias, c’est-à-dire les journaux alternatifs et les blogues ? Quand le pouvoir est concentré dans les mains de quelques-uns et qu’on parle encore de démocratie, ment-on à la population ? À qui peut-elle servir, cette démocratie à géométrie variable, lorsque le gouvernement ne se sent pas concerné par la grève, qu’il joue sur les mots et qu’il se moque de ceux qui manifestent depuis si longtemps ? Nous respectons le fait qu’une partie de la population appuie le gouvernement libéral, que certaines personnes ne pensent pas comme nous et qu’elles veulent que l’éducation coûte plus cher encore, mais nous croyons représenter une partie non négligeable de la population. On nous doit au moins le respect.
Ne devons-nous pas envisager la désobéissance civile ?
Dans le cas de figure où nous ne sommes pas reconnus ni respectés, ne devons-nous pas désobéir, demande ton oncle qui porte également le carré rouge ? Devons-nous encore obéir collectivement quand les lois sont injustes ? La désobéissance à une loi injuste ne devient-elle pas une nécessité de la civilité ? Le citoyen ne peut pas se contenter simplement d’obéir, il doit aussi juger lui-même du contexte des lois et de leur signification. J’ajoute : devons-nous obéir aux lois lorsque la corruption est généralisée ou quand la politique se moque de nous ? N’y a-t-il pas suspension de la loi lorsque l’État est injuste ? Lorsque son inaction et son mépris favorisent la violence ?
La violence ne vient pas de la rue, d’où le cynisme ambiant
J’écris toutes ces questions, mon fils, parce que la ministre Beauchamp, isolée de son caucus, a rencontré les représentants étudiants, après dix semaines de conflit seulement, mais que le problème reste entier. Le climat est partout sensible. La tempête a lieu autour de nous. J’écris ma lettre de la GBQ, Alexis, tu es à côté de moi, et j’entends les hélicoptères tourner au-dessus de la place Émilie-Gamelin où une manifestation est prévue. Ce bruit assourdissant t’a fait perdre ta suce, c’est dire à quel point nous sommes sur un pied de guerre... Ils seront entre 5000 et 10 000 manifestants dans 20 minutes, nous serons entourés de pirates et de flibustiers sans arme. Le gouvernement choisira l’état d’exception et accusera de sa dérive, c’est une prévision, des « porte-parole » étudiants devenus, par les médias, des célébrités. Est-ce que cette situation l’avantage ou l’avantagera ? Nul ne peut le dire avant la tenue d’élections. Le cynisme, lui, ne disparaîtra pas de sitôt.
Une véritable démocratie repose sur la discussion et l’information libre
Alexis, il faut pourtant que tu saches : la mauvaise politique impose au lieu de discuter. Une partie grandissante de la population du Québec ne croit plus à la démocratie, ce qui profite à quelques-uns bien nantis, et voit de la corruption partout. Elle ne sera plus dupe bientôt : elle commence à réaliser que les politiciens déchargent leurs responsabilités sur la police dont le seul art, en plus de servir des coups de matraque, répandre du poivre, lancer des bombes et encercler de jeunes indignés, est de déclarer les manifestations « illégales ». La police était en otage du gouvernement libéral, elle est devenue de plus en plus violente. ONU et Amnistie regardent maintenant du côté du Québec car notre police, lasse et fatiguée de jouer au chat et à la souris, se retourne contre nous et frappe sur des personnes désarmées...
Les manifestations pacifiques, Alexis, ne sont pas couvertes par les médias privés, et seule la casse intéresse les journalistes les plus actifs. Nous étions 200 000 dans les rues à marcher pacifiquement, le bulletin nous a oubliés ; ils sont au moins 5000 au parc ce soir, avec 50 casseurs, et la manifestation sera peut-être retransmise et interprétée en direct sur les réseaux en continu. Le Québec doit revoir la structure de ses médias. Il doit se doter d’une véritable politique médiatique. Dans pareille démocratie, où le principe de la désobéissance civile n’est pas compris, où les étudiants pacifiques doivent écarter de leurs mains les casseurs pour ne pas avoir à condamner la violence le lendemain, où la population en colère est abandonnée à elle-même face aux Ordres, n’est-il pas justifié que des indignés résistent à des policiers montés qui jouent aux soldats ? Mais où nous mènera cette « tempête d’avril 2012 » ? Bien malin celui qui le dira.
Marcher encore pour que rien ne change ?
Pour reprendre une belle idée de Daniel Innerarity, l’un des amis de ton père, l’indignation doit entrer dans la politique institutionnelle structurée pour être effective. Hier et aujourd’hui, au Québec, on voit que la population insatisfaite de l’Assemblée nationale n’a que bien peu de pouvoir sur un gouvernement libéral qui, usé par le pouvoir, a pourtant été élu démocratiquement. Elle est indignée : elle marche et manifeste, elle écrit des lettres, celle-ci s’ajoute aux autres, elle y va de performances en performances, elle signe des pétitions, mais rien ne change.
Les Québécois ne devront pas seulement se présenter aux urnes, voter contre le parti libéral, mais ils devront aussi rénover leur démocratie qui est malade. Ils devront combattre la peur du changement. Le premier défi de ceux qui prendront le pouvoir sera d’interpréter notre crise sociale, la tempête d’Avril. Le printemps québécois n’est pas une erreur d’appellation, une crise superficielle, c’est une crise véritable à l’intérieur du Québec, c’est une occasion idéale de changer un modèle de gouvernance qui peut, s’il le veut, continuer d’ignorer un mouvement social sans précédent.
Dominic Desroches
Philosophie / Ahuntsic