En fait, la grève étudiante a donc ouvert un débat public nettement plus large que sur la seule hausse des droits de scolarité. Cette hausse, qui est passée de 75% à 82% au cours du conflit, étalée sur sept années, va à contresens de l’engagement du Québec à tendre vers la gratuité scolaire, en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Dans un souci d’équité et préoccupé par l’accessibilité de l’éducation, les étudiants se sont clairement opposés la hausse. Au plus fort du mouvement, 300 000 étudiants étaient en grève.
Cette semaine, le gouvernement libéral a choisi d’imposer une loi d’exception pour que les étudiants retournent en classe. Cette loi est une atteinte directe à la liberté d’expression et d’association, au point où de nombreux juristes ont émis de sérieuses réserves. Elle empêche tout manifestant de bloquer l’accès à une institution d’enseignement et pénalise par des amendes remarquablement élevées toute infraction à la loi. Les pénalités sont encore plus disproportionnées pour les associations étudiantes et syndicats dont les membres contreviendraient à la loi. Cette loi donne à une institution d’enseignement le pouvoir de détruire une association étudiante en lui enlevant unilatéralement le droit de percevoir des cotisations étudiantes. Très floue et arbitraire, elle permet à la police de l’interpréter à sa guise et risque d’entraîner de nombreux abus.
Cette loi inique, improvisée, mal conçue, a été dénoncée la journée même de son adoption, entre autres, par les centrales syndicales, par le barreau du Québec et par plus de 100 000 signataires d’une pétition demandant son annulation. Plutôt que de calmer les esprits, elle risque de multiplier les actions radicales contre un gouvernement incapable d’écouter sa population.
Depuis le début de la grève, le gouvernement de Jean Charest n’a su que jeter de l’huile sur le feu. Pendant deux mois, et malgré une manifestation de plus de 200 000 personnes le 22 mars (ce qui est considérable à l’échelle du Québec), il a refusé de négocier avec les représentants des associations étudiantes. Jean Charest lui-même, Premier ministre, mais aussi ministre de la Jeunesse, n’a jamais rencontré les étudiants !
Pendant ce temps, ses élus entretiennent d’excellents rapports avec les lobbyistes des grandes entreprises. Les libéraux sont empêtrés dans des scandales de collusion avec la mafia et les firmes de génie-conseil, au point où une commission a été créée pour faire la lumière sur ces affaires. Pendant la grève étudiante, les journaux ont même révélé que la ministre de l’Éducation (depuis démissionnaire), qui refusait de négocier avec les étudiants, a rencontré un membre important du crime organisé lors d’un dîner de financement de son parti !
La situation s’est rapidement compliquée lorsque des étudiants ont eu recours à des tribunaux pour obliger les institutions à leur donner les cours auxquels ils auraient droit. Ces injonctions ont mis le feu aux poudres. Dans certaines universités et cégeps (des écoles qui regrouperaient, en France, les étudiants en terminale et en première année d’université), les étudiants en grève ont bloqué le passage, ce qui a justifié des interventions policières brutales, de même que beaucoup de colère et de frustration. C’est entre autres pour assurer ce « droit à l’éducation », rejetant les décisions collectives et démocratiques des associations étudiantes, que le gouvernement a adopté sa loi massue.
Contre la marchandisation de l’éducation
La grève étudiante a le mérite de développer une importante réflexion sur l’éducation et la recherche scientifique, et en même temps, sur la façon de collecter et dépenser l’argent public. Les étudiants ont mené le débat avec une force de conviction appuyée par une argumentation particulièrement solide qui en a surpris plusieurs. Ils dénoncent de façon nette la marchandisation de l’éducation. Plusieurs ont souligné, à juste titre, la convergence de leurs revendications avec celles des indignés et du mouvement altermondialiste.
Résumons leur approche à cinq principes qui ont orienté leurs revendications :
1e principe : pour financer un service public, l’impôt progressif vaut mieux que la tarification. C’est à l’ensemble de la société, qui profite d’une population instruite, de voir au financement de l’éducation, chacun contribuant selon ses revenus.
2e principe : l’université doit gérer de façon responsable l’argent public. Les salaires de plus en plus élevés des hauts cadres, les primes de départ élevées, la publicité des universités mises en concurrence, le maraudage entre universités, les développements immobiliers chers et inappropriés, la recherche au service de l’entreprise privée, tout cela n’a pas à être payé ni par les étudiants, ni par les Québécois et Québécoises. Ce type de dépense a d’ailleurs beaucoup plus à voir avec le fonctionnement d’une entreprise privée que d’une institution d’enseignement.
3e principe : l’université doit se consacrer aux missions qui lui sont propres. Surtout l’enseignement qui semble le grand négligé dans la situation actuelle. L’université doit former des esprits libres et critiques, et non pas de jeunes qui investissent dans leur carrière, comme le souhaitent les recteurs et le gouvernement libéral.
4e principe : l’éducation a la valeur et le coût que l’on choisit collectivement de lui donner. Le gouvernement a essayé de convaincre la population québécoise qu’il fallait ajuster les frais de scolarité à ceux des autres provinces. Comme s’il s’agissait bêtement de suivre la loi de l’offre et de la demande.
5e principe : il faut mettre fin à la spirale de l’endettement. Lier les jeunes en début de carrière à des institutions financières peut être ruineux pour une société. L’endettement est déjà un problème majeur pour les étudiants. Ce n’est pas aux banques riches et prospères auxquelles il faut venir en aide. Mais bien aux jeunes qui commencent dans la vie. Il est aussi fondamental que leur savoir soit varié – donc qu’il ne soit pas seulement lié aux professions payantes qui leur permettront de rembourser.
Émeutes, violence policière et résistance
Aux demandes légitimes des étudiants, soutenues par un important mouvement social, le gouvernement de Jean Charest n’a répondu que par le silence, le mépris, et une loi autoritaire et liberticide. La grève a été ponctuée d’événements violents et d’émeutes, de réactions excessivement brutales de la police. Mais aussi de manifestations enthousiastes et acharnées, souvent plusieurs par jour. À tous les soirs, une marche s’organise dans le centre de Montréal.
Deux émeutes ont soulevé l’attention, la première lors d’un salon du Plan Nord, alors que le Premier ministre se moquait des étudiants devant des gens d’affaires complices prêts à profiter de l’exploitation sauvage et sans contrôle du grand nord québécois ; la seconde à un conseil général du parti libéral, où Jean Charest était présent une fois de plus. Lors de ces deux occasions, et d’autres encore, la police a chargé brutalement, a gazé, poivré, matraqué, tiré des balles de plastiques sur les manifestants sans discernement. Les arrestations arbitraires se sont multipliées. Des manifestants pacifiques ont été gravement blessés. Depuis l’adoption de la loi, ce sombre cérémonial se répète lors des marches nocturnes à Montréal : violence policière, arrestations, affrontements avec les manifestants. Certains croient que le gouvernement de Jean Charest profite de cette violence qui favoriserait sa réélection auprès d’électeurs inquiets devant ce désordre.
Le gouvernement a toujours refusé de parler de « grève étudiante ». Il préfère le terme « boycott », flagrante illustration de l’approche consumériste souhaitée par les libéraux et rejetée par les étudiants. Son attitude suit celle de nombreux gouvernements dans d’autres pays qui, par le processus de Bologne, l’assurance qualité et autres trouvailles du même type, visent à faire de l’éducation un produit achetable et exportable. Ainsi la lutte des étudiants du Québec, qui s’inscrit dans d’autres luttes similaires, comme celle de leurs camarades chiliens, est exemplaire. Elle rejoint celle des gens de tout âge, partout dans le monde, qui défendent en dépit de tout un réel accès à une éducation égalitaire, libérée des diktats des élites financières.
L’auteur est président d’Attac-Québec