Revue L’Anticapitaliste n°143 (février 2023)
Par Gilbert Achcar
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Gilbert Achcar à l‘Université d’été du NPA. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas.
L’Anticapitaliste : Une première question concerne la manière dont tu périodises la situation internationale pour laquelle tu donnes une seconde vie à l’expression de « guerre froide ». Celle-ci est censée avoir pris fin autour de 1990. Alors où faut-il placer et comment caractériser ce renouveau, selon toi ?
Gilbert Achcar : Le livre que je publie cette année reprend en partie sous le même titre celui que j’avais fait paraître en 1999. Le sous-titre change bien sûr, mais le titre principal (La Nouvelle Guerre froide) est resté le même. Le livre de 1999 avait pour sous-titre « Le monde après le Kosovo » et celui qui sort maintenant a pour sous-titre « États-Unis, Russie et Chine, du Kosovo à l’Ukraine ». La réponse à cette question se situe dans l’intervalle entre ces deux livres, en quelque sorte ; il y a eu transition vers une nouvelle guerre froide dans les années 1990. L’ancienne s’est achevée avec la fin de l’Union soviétique. Elle avait déterminé un certain type de relations internationales et avait connu, dans ses dernières décennies, une alliance Chine-États-Unis contre l’URSS, depuis le tournant opéré par Washington sur la question chinoise sous Nixon-Kissinger. L’écroulement de l’URSS a changé beaucoup de choses avec notamment l’émergence d’une Russie post-soviétique très affaiblie et la possibilité d’un nouveau rapport entre Pékin et Moscou.
Les années 1990 ont été une période de transition. Comme tout grand tournant historique, elle a connu plusieurs possibles qui, cependant, dépendaient tous d’une décision centrale, celle du pays qui se vivait comme traversant un « moment unipolaire » selon l’expression de l’époque. Très bonne formule au demeurant en ce qu’elle signalait à la fois la suprématie des États-Unis et un moment historique transitoire (et non la « fin de l’histoire » !). Au cours de ces années 1990, c’est l’administration Clinton qui s’est trouvée confrontée à ce monde de l’après-Guerre froide et les choix qu’elle dut faire n’allèrent pas de soi, avec de véritables débats et de véritables désaccords au sein de l’establishment américain sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la Russie et, en particulier, sur ce qu’il fallait faire de l’OTAN, la principale pierre d’achoppement dans ce contexte.
Cette administration en vint à faire les choix non seulement du maintien de l’OTAN, malgré la dissolution de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie, mais aussi d’une mutation de l’Alliance dans un sens interventionniste (dans les Balkans, en Afghanistan, etc.), ainsi que, surtout, de l’élargissement de l’OTAN à l’Est, en empiétant sur ce qui était la sphère de domination soviétique, voire sur des républiques de l’ex-URSS : les États baltes, d’abord, avec en perspective, l’Ukraine et la Géorgie. Ces choix-là ont considérablement envenimé les rapports avec la Russie. Ils y ont déterminé la crispation nationaliste qui, combinée à la situation économique du type Allemagne de Weimar qu’a connue la Russie dans les années 1990, a produit Vladimir Poutine. Après avoir été coopté par Eltsine en 1999, Poutine est devenu président en 2000. Il représente l’aboutissement de cette phase de transition durant laquelle les États-Unis se sont mis à dos la Russie et parallèlement, la Chine. Car c’est la même administration Clinton qui s’est lancée dans un bras de fer avec la Chine, aboutissant à la tension la plus forte avec Pékin depuis les années 1950. C’est ainsi que ces deux pays, la Russie et la Chine, vont être naturellement poussés à collaborer, notamment avec la vente massive d’armement, y compris d’armement sophistiqué, de la Russie à la Chine.
Il s’est donc mis en place les ingrédients qui, avec la guerre du Kosovo, menée par l’OTAN, en contournant l’ONU, contre l’avis de Pékin et de Moscou, ont fait basculer la situation mondiale dans une nouvelle guerre froide.
Beaucoup parlent, en effet, d’une « guerre froide » plus spécifiquement entre les États-Unis et la Chine depuis quelques années. On pense au récent épisode de tensions autour de Taïwan, à la guerre commerciale, un peu plus tôt, durant le mandat de Trump et, avant cela encore, à la politique d’Obama avec son slogan du « pivot vers l’Asie » et l’affichage d’un durcissement vis-à-vis des nouvelles ambitions chinoises dans toute la région sud-asiatique et au-delà. Au-delà du tournant dont tu parles, dans les années 1990, il semble qu’il y ait eu des inflexions supplémentaires dans l’attitude des États-Unis vis-à-vis de la Chine, aboutissant à une guerre froide proprement américano-chinoise. Est-ce bien le cas, selon toi, et si oui, comment est-ce que tu situes cette évolution particulière ?
L’affaire de Taïwan a rebondi dans les années 1990. Quand, sous Nixon, les États-Unis ont reconnu la Chine populaire, ils ont confirmé leur adhésion au principe de la « Chine unique » (« One China policy »), d’ailleurs également défendu par le gouvernement du Guomindang à Taïwan. C’est ainsi que la reconnaissance de Pékin par Washington s’est accompagnée de la sortie de Taïwan des Nations unies, avec assentiment américain. Les États-Unis ont donc maintenu des rapports avec Taïwan sans complication majeure, tant que le Guomindang était aux commandes sur l’île. Les choses ont changé avec l’arrivée au pouvoir des indépendantistes taïwanais qui se trouve coïncider avec le moment où la Chine prend son envol économique dans les années 1990. Ce n’est plus la Chine faible des années 1970 ou même 1980. Les États-Unis vont commencer à voir la Chine de plus en plus comme un rival potentiel principal après la disparition de l’Union soviétique et l’épuisement de la Russie. Ils voient, ou plutôt veulent voir, dans la montée économique de la Chine la montée d’un péril parce qu’il s’agit pour eux de justifier le maintien des rapports de tutelle qu’ils ont avec leurs alliés européens et japonais et autres alliés asiatiques, dont la Corée du Sud. Washington présente la Russie et la Chine, dans les années 1990, comme des risques pour le système occidental, poussant ces deux pays à collaborer entre eux. C’est ainsi que se créent les conditions d’une nouvelle guerre froide.
Le moment clé ici, un peu comme 1949 pour la première guerre froide, c’est la guerre du Kosovo, qui marque un basculement. Jusque-là, on était encore dans le discours du « nouvel ordre mondial » de Bush père – un « nouvel ordre mondial » qui allait s’appuyer sur les règles du droit international, selon sa promesse. Mais voilà que les États-Unis se lancent (avec l’OTAN cette fois-ci, ce qui aggrave les choses) dans la guerre du Kosovo en contournant le Conseil de sécurité, ce qui a pour effet de considérablement irriter et inquiéter tant les Russes que les Chinois.
Ce basculement inaugure donc une situation de guerre froide au sens où, du côté des États-Unis, très clairement, on constate le maintien d’un niveau de dépenses militaires très élevé (conformément à la principale caractéristique de la « guerre froide » qui était le haut niveau de dépenses militaires des États-Unis, contrastant énormément avec ce qui avait été la norme pour la période antérieure à la Seconde Guerre mondiale). Face à cela, la Russie décide de faire valoir sa technologie militaire, seul secteur industriel légué par l’Union soviétique à tenir encore la route. La Chine, d’autre part, va se lancer dans un programme d’armement graduellement expansif. Elle sait qu’elle a d’abord besoin de se construire économiquement. Elle va donc adopter pendant de longues années une attitude plutôt conciliante, ferme mais non agressive, au nom de ce que l’on a appelé à Pékin le « développement pacifique ». La Chine avait besoin de recourir aux investissements américains et occidentaux, tout en construisant sa force militaire sans ostentation. Quant à la Russie, grâce à la remontée des prix du pétrole, elle va pouvoir investir massivement dans son secteur militaire qui d’ailleurs constitue sa principale industrie d’exportation de produits manufacturés sophistiqués.
Après les attentats du 11 septembre 2001, face à l’offensive vengeresse menée par les États-Unis et soutenue par une opinion publique chauffée à blanc, les deux pays – Chine et Russie – se mettent en retrait face à Washington. Ils laissent passer l’orage. Mais bien vite, les choses basculent avec l’occupation de l’Irak en 2003, deuxième moment clé de la détérioration des relations internationales. C’est la deuxième entreprise militaire menée par les États-Unis en violant la légalité internationale et en contournant le Conseil de sécurité, car elle se fait contre le gré de Moscou et Pékin, mais aussi, en l’occurrence, de Paris et Berlin.
La Russie avale bon gré mal gré la pilule amère de l’adhésion des États baltes à l’OTAN en 2004, mais désigne la Géorgie et l’Ukraine comme une ligne rouge. C’est à partir du moment où l’administration Bush fils montre sa détermination à intégrer la Géorgie et l’Ukraine que les choses vont complètement s’envenimer. Les incursions militaires russes en Géorgie en 2008, puis en Ukraine en 2014, se situent dans la droite ligne de ce qui nous mène à la situation actuelle.
Ces explications sont une bonne occasion d’avoir ton avis sur une question récurrente aujourd’hui : il y a un débat maintenant assez lancinant à propos de la caractérisation de la Chine qui selon certains, serait devenue elle aussi une puissance impérialiste à part entière. Qu’en penses-tu ?
Il me semble assez clair que la caractérisation du système chinois comme capitalisme bureaucratique fait sens. En revanche, je suis plus prudent sur la caractérisation de la Chine comme « impérialiste ». Je crois que c’est une question beaucoup plus complexe qui supposerait une analyse affinée de la nature des investissements de la Chine à l’étranger et de leur finalité. Parce qu’il est loin d’être certain que la Chine tire des bénéfices majeurs de ce qu’elle entreprend à ce niveau, en particulier avec le programme des « nouvelles routes de la soie ». Ce programme en l’occurrence a coûté jusqu’ici bien plus à la Chine qu’il ne lui a rapporté. Je suis donc plus réservé sur la caractérisation de la Chine comme « impérialiste », qui supposerait aussi que l’on traite de ses rapports économiques avec l’Afrique, par exemple, comme on le ferait pour les rapports économiques avec la France ou les États-Unis. Je ne suis pas sûr que ce soit correct et que si un gouvernement révolutionnaire voyait le jour en Afrique, il devrait adopter la même attitude vis-à-vis de toutes ces puissances.
Donc là-dessus, je suis pour le moment réservé. Il y a une différence certaine entre caractériser un pays comme capitaliste et le caractériser comme impérialiste, qui supposerait, selon la définition classique, que l’État chinois soit dominé par le grand capital et se lance dans la bataille mondiale pour l’appropriation du monde. Or, il me semble que le capitalisme bureaucratique chinois ne correspond pas à une telle description. Il y a une situation spécifique avec une bureaucratie de type stalinien à l’origine, qui domine l’État et l’économie. Le ressort principal du pouvoir se trouve dans cet assemblage bureaucratique singulier. La Chine est en outre un État qui émerge du Sud global et qui, du point de vue du PIB par habitant, reste loin derrière les pays occidentaux. Pour ces diverses raisons, le mettre dans la catégorie des pays impérialistes me semble beaucoup plus discutable.
Pour la Russie, en revanche, je n’ai pas d’hésitation sur le qualificatif d’impérialiste. Le régime de Poutine a évolué dans un sens que l’on peut même qualifier de néofasciste, au sens où l’on y retrouve certains traits idéologiques et politiques du fascisme, combinés avec un semblant de démocratie et de sanction périodique par le suffrage universel, ce qui est caractéristique du néofascisme aujourd’hui. L’État russe est dominé par de grands groupes monopolistiques comme Gazprom, dans lesquels la limite entre privé et public est très poreuse, et dont le rapport avec le reste du monde est clairement impérialiste, un rapport d’exploitation et de domination. Cette porosité public-privé est caractéristique du capitalisme russe d’aujourd’hui ; on la voit même à l’œuvre sur le plan militaire avec l’armée paraétatique dite Groupe Wagner.
Après un an d’invasion russe et de carnage en Ukraine, comment vois-tu évoluer (ou pas) la compréhension du conflit dans divers secteurs de la gauche, au regard des désaccords profonds et des importantes divergences d’appréciation qui se sont fait jour dans les premiers temps de la guerre ?
En ce qui concerne le débat à gauche, il s’inscrit dans une série de débats depuis le tournant du siècle, depuis un premier cas – l’invasion de l’Irak – où les choses étaient relativement plus simples. Il y a ensuite une série de guerres comme l’intervention en Libye, ou les interventions en Syrie, dans lesquelles les « bons » et les « méchants » n’étaient plus forcément aussi évidents qu’auparavant. L’invasion de l’Irak, c’était encore les « méchants » de la Guerre froide (États-Unis et Grande-Bretagne, en particulier), mais on avait déjà en face un pouvoir tyrannique et criminel, celui de Saddam Hussein. Les cas se sont compliqués par la suite. Ceci a perturbé ceux et celles qui avaient l’habitude de réagir comme par réflexe conditionné dans le sens anti-occidental et surtout anti-américain. D’où un désarroi certain dans la gauche radicale. Mais il reste quand même très difficile pour quelqu’un de gauche de défendre l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y a certes des gens qui le font ou même soutiennent Poutine, tout en prétendant être de gauche, mais ce sont là de sinistres caricatures qui n’ont même plus l’excuse de défendre une tyrannie anticapitaliste puisque la Russie de Poutine, à la différence de celle de Staline, est dominée par un capitalisme plus sauvage et régressif que ne le sont ceux des pays occidentaux. La question qui a surtout fait débat à gauche est celle de déterminer s’il fallait s’opposer à l’armement de l’Ukraine. Sur cette question, il y a l’incohérence absolue de celles et ceux qui disent que l’invasion de l’Ukraine est répréhensible et la condamnent en exigeant le retrait des troupes russes, tout en se déclarant contre l’armement de l’Ukraine ! Si on pense que l’Ukraine a été agressée par un voisin qui, de surcroît, est un État impérialiste beaucoup plus fort qu’elle, cela signifie qu’elle est dans la situation de l’opprimé qui a le droit de se défendre et auquel nous devons notre soutien. Si cet opprimé a le droit à l’autodéfense, cela implique qu’il a le droit de s’armer, et de s’armer là où il peut trouver des armes. C’est une affaire de cohérence élémentaire.
Pour autant, il ne faut pas verser dans le discours qui présente la guerre en cours comme celle des « démocraties » contre les pays « autoritaires ». Je viens de caractériser le régime de Poutine comme néofasciste, mais ce n’est pas une raison pour soutenir, contre la Russie, les puissances impérialistes rivales que sont les États-Unis et l’Otan qui utilisent la situation créée par Poutine pour leurs propres intérêts qui n’ont strictement rien à voir avec la « défense de la démocratie ». C’est une grosse hypocrisie. Il est facile de reconnaître les gouvernements antidémocratiques avec lesquels Washington, Londres, Paris ou Berlin s’entendent très bien.
Pour finir, il y a donc une conjoncture de nouvelle guerre froide, des investissements et des stratégies militaires qui justifient l’emploi de cette expression. Mais qu’en est-il des discours et des justifications idéologiques, au sens plutôt banalement instrumental et propagandiste de la chose ? On pense d’emblée aux utilisations de la « lutte antiterroriste » (sans bien sûr contester que le terrorisme puisse exister bel et bien), à la question de l’islamophobie, mais aussi à un certain discours sur « la Chine » avec récemment une équation pour le moins paresseuse entre Russie-Ukraine et Chine continentale-Taïwan, comme si tous ces « Orientaux » étaient voués à agir de la même manière, alors que les différences d’histoires, de situations et d’enjeux sont considérables. Quand bien même d’ailleurs surviendrait un conflit en la Chine et Taïwan, ce ne pourrait être une simple redite du scénario de l’invasion russe de l’Ukraine…
Voilà une autre raison d’avoir des réserves sur la caractérisation de la Chine comme impérialiste qui induit une série de parallèles de ce type qui peuvent être déroutants. Le contexte historique et légal des rapports de la Chine avec Taïwan est fort différent de celui des rapports de la Russie avec l’Ukraine. Cela ne signifie pas que la Chine serait dans son droit d’envahir l’île, bien sûr, mais que cette question devrait être traitée avec beaucoup plus de prudence et de tact par les États-Unis, dont l’attitude est de plus en plus provocatrice, celle de pyromanes plutôt que de pompiers. Malheureusement, les moutons de Panurge partenaires de Washington dans l’OTAN et autres alliances militaires sont en train de se laisser entraîner dans cette confrontation. L’Europe, en particulier, fait preuve de suivisme et d’absence de souveraineté réelle face aux États-Unis de façon aggravée depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Pour Washington, dans le fond, comme on pourrait le dire pour Saddam Hussein et Oussama ben Laden, si Vladimir Poutine n’existait pas, il leur aurait fallu l’inventer. Il fait partie des ennemis utiles de Washington, ceux qui servent sa stratégie de domination mondiale.
On est donc dans un moment où beaucoup de démocraties libérales dérivent vers ce qu’on appelle le libéralisme autoritaire, ou vers la droite extrême ou l’extrême droite, et évoluent dans un climat récemment marqué par des flambées propagandistes sur le « wokisme », le féminisme, l’antiracisme, etc., qui sont en vérité des ciblages extrêmement agressifs de ce que représente une bonne partie de la gauche actuelle. Je me demande alors ce que tu identifierais comme discours et stratégies rhétoriques de la Nouvelle Guerre froide. « Antiterrorisme », « péril chinois », paniques islamophobes, on connaît. Mais est-ce que tu ferais rentrer la lutte contre le « wokisme », qui est authentiquement épidémique à présent, dans le cadre du discours de la nouvelle guerre froide, au même titre par exemple que les discours de diabolisation du communisme ou du socialisme pendant la première guerre froide ? Ou s’agit-il d’autre chose encore ?
Je crois plutôt que cette question du « wokisme » relève d’un malaise au sein même du capitalisme, au sein même de la domination bourgeoise. Tu n’as pas besoin d’appartenir à la gauche radicale pour défendre les personnes transgenres, pour être féministe ou antiraciste. Entre Hillary Clinton et Donald Trump, par exemple, il y a malgré tout une grande distance sur le plan idéologique. On assiste plutôt au développement d’un discours qui s’inscrit dans la poussée d’extrême droite que l’on voit à l’échelle mondiale, une poussée qui s’est amplifiée et accélérée depuis la Grande Récession de 2007-2009.
L’origine de cela remonte au tournant néolibéral, qui a entraîné une déstabilisation des rapports sociaux à l’échelle mondiale qui s’est traduite, dans un premier temps, par une montée des intégrismes dans toutes les religions, et certainement pas dans le seul islam, une montée des replis identitaires, du racisme, de la xénophobie et de l’extrême droite. Tout ceci a accompagné la mutation néolibérale. Et puis il y a eu un déclic fort avec la crise de 2008 qui a précipité les choses et poussé ces glissements très loin à droite partout dans le monde. Sur ce fond de désintégration des idéologies progressistes, de crispations identitaires suscitées par la déstabilisation sociale néolibérale, un terrain s’est créé qui a permis aux forces d’extrême droite de monter et ce sont elles surtout qui propagent ce type de discours xénophobes, racistes, misogynes, anti-LGBTQ, etc. Comme à l’accoutumé, ou ce qui l’est devenu, la droite dite « centriste » reprend à son compte en partie ce discours réactionnaire, croyant ainsi freiner son déclin face à la radicalisation sociale. C’est pourquoi je crois qu’il s’agit là d’une crise idéologique au sein même de la domination capitaliste.
Ce n’est pas principalement une arme contre la gauche du type du discours de la Guerre froide d’antan. Cela d’abord parce que la gauche, malheureusement, est trop faible à l’échelle mondiale pour constituer le danger principal auquel le capitalisme est confronté. Quand on a eu la montée du fascisme dans les années 1930, c’était sur fond d’existence de l’Union soviétique et d’un mouvement communiste autrement plus fort que la gauche radicale d’aujourd’hui. De même, l’existence d’une URSS faisant contrepoids aux États-Unis et en phase avec un puissant mouvement communiste ainsi qu’avec une poussée des mouvements anticoloniaux de gauche dans les décennies consécutives à la Seconde Guerre mondiale créait une situation très différente de ce qu’il y a aujourd’hui. La poussée actuelle de l’extrême droite ne vient donc pas barrer la route au communisme (ou à ce qui pourrait lui ressembler) comme dans les années 1930 et le capital n’est pas à la recherche d’un discours anti-gauche pouvant remplacer celui de la Guerre froide. C’est plutôt au premier chef une querelle au sein même du capitalisme sur fond de crise. Nous sommes évidemment concernéEs comme gens de gauche parce que ce sont des ennemis mortels pour nous. Mais nous sommes dans une autre configuration historique. Cela dit, on peut noter que la droite dite « centriste » épouse des pans entiers du discours de l’extrême droite d’autant plus volontiers que la gauche est plus forte dans son pays, comme c’est le cas en France en particulier.
Propos recueillis par Thierry Labica
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