Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

La pédagogie critique à l’âge des médias numériques

tiré de : questions de classes

Dans un entretien paru en 2015, avec l’universitaire croate, Petar Jandric, le pédagogue critique étasunien, Henry Giroux aborde la question des médias numériques et de leur impact pour la pédagogie critique.

Posté le 16 novembre 2016 par Irène Pereira

H.G : […] Les technologies sont hantées, dans la mémoire publique, par une présence fantomatique enracinée dans une sorte de culture instrumentalisée liée au positivisme et à la rationalité technologique. Cette présence s’étend partout depuis le génocide de l’Allemagne nazie sous une forme de rationalité instrumentale dominante aujourd’hui. Il est important que ces rationalités technologiques soient aujourd’hui produites dans une nouvelle langue, mais elles abritent encore des influences positivistes. Du fait de ces influences, les questions éthiques tendent à être récusées. La seule question admise est celle de l’efficacité. Si la question est aujourd’hui comment maîtriser la technologie, elle est alors de savoir comment ouvrir de nouvelles portes, derrière lesquelles notre perception de la réalité devient plus complexe et générale. Mais pour moi, la vraie question est : quelles types de frontières ont besoin d’être effacées et brisées afin que nous puissions commencer à discuter sur les moyens qui permettent à la technologie numérique de travailler à améliorer la condition humaine ? Comment la technologie numérique ouvre des possibilités et des moyens pour résoudre des problèmes réels ? Quelle est la fonction pédagogique des technologies numériques ? De quelle façon est ce que la pédagogie peut servir à rappeler les potentialités de la technologie à long terme, par opposition à ce que les pédagogies peuvent faire à court terme ?

Quand je dis que les technologies numériques sont hantées par le passé, elles ne sont pas seulement hantées par le passé, mais également par le présent. Elles sont hantées par le côté obscur du néolibéralisme qui veut tout instrumentaliser et subordonner à un régime d’efficacité à but lucratif, à la privatisation et à la déréglementation. A bien des égards, ce régime court-circuite le potentiel qu’ont les technologies. Donc, dans ce sens, la métaphore du passage des frontières est utile. En particulier face à une logique néolibérale qui est saturée par une logique instrumentale. Rappelez vous que le néolibéralisme refuse la prise en compte du long terme. Tout ce que nous faisons est à court terme. C’est un paradigme très invalidant et paralysant pour les personnes travaillant avec les technologies numériques. Parce que ce qu’il dit est essentiellement : ces technologies vont être utilisées pour faire de l’argent. C’est tout. Peu importe, si elles sont pertinentes, peu importe si elles polluent l’environnement… : tout cela est hors de propos. Ce qui importe en dernière ressort c’est le but lucratif.

P.J : […] Pouvez-vous évaluer Internet en tant que sphère publique alternative ? Plus précisément, quelles sont ses potentialités pour le développement de la démocratie participative ?

HG : Je pense que l’Internet a un énorme potentiel pour le développement de la démocratie participative. Cependant, je pense que ce qui doit être critiqué, c’est la position de principe selon laquelle « Internet = démocratie ». Je pense que cette position est tout simplement absurde car elle efface les questions de politique, de pouvoir et de contrôle. Une fois que vous dîtes qu’Internet est un espace de luttes, alors vous êtes sur un autre terrain.

Ensuite, vous ne liez pas simplement Internet à des forces de reproduction morale, sociale et politique, mais vous liez également Internet à des possibilités visant à comprendre en quoi cela pourrait permettre une politique et des possibilités émancipatrices. Autrement dit, Internet est à la fois située dans la conjoncture historique actuelle et ses relations de pouvoir, et en même temps, il y a la question de savoir comme l’Internet peut être comprise comme une source de résistance, une sphère capable de faire entendre de nouvelles voix, des nouveaux modes de représentation et d’établir des modes transfrontaliers de communication et d’alliances éducatives et politiques. […]

Il y a aussi une nouvelle génération de militants, en particulier de jeunes noirs, qui créent de multiples sphères publiques par le biais d’Internet […]

Comment l’Internet ouvre d’importantes nouvelles sphères publiques, sa présence ouvre de nouvelles questions pour votre génération. Votre génération ne peut pas tout simplement apprendre à lire les médias numériques de façon critique. Votre génération a besoin d’apprendre comment produire des médias numériques. Parce que la seule manière dont Internet peut être à votre service, c’est dans les sphères publiques alternatives. Il ne va pas être à votre avantage dans les sphères publiques dominantes car ils ne vous y laissent pas entrer. Ou si on vous permet d’y entrer, on limite ce que vous pouvez y faire. […]

L’internet est une sorte de pédagogue car il produit à la fois des connaissances et facilite l’échange de connaissances et de communication, il traite de l’échange permanent et de la légitimation des valeurs, il œuvre pour le dialogue, il traite des façons dont les gens produisent du sens. Dès que nous parlons de la production de sens, nous parlons aussi de la production des identités. Il me semble donc que l’Internet est tout comme d’autres formes de l’éducation à savoir qu’il fait partie d’une lutte plus large pour la connaissance, la puissance, les modes de représentation et comment l’avenir est défini. […]

Il y a trop peu d’analyses sur la nature éducative de ces technologies. Elles sont éducatives au sens politique le plus fondamental. Elles ont une énorme portée, elles ont un énorme pouvoir, elles influencent une énorme quantité de gens et constituent un facteur de la constitution de la puissance politique. On pourrait dire que les façons dont les gens lisent maintenant la société, lisent la culture ou la politique, se déroule presque entièrement par Internet. Mes étudiants ne lisent presque plus des imprimés. Ils disent qu’ils le font, mais la grande majorité du temps, ils sont en ligne pendant des heures. Des études montrent maintenant que les enfants utilisent les technologies numériques presque onze heures par jour. […]

P.J : Comment peut-on éduquer la prochaine génération d’enseignants freiristes, d’ universitaires, de chercheurs sociaux et politiques ?

H.G : […] La pédagogie critique est désormais considérée comme dangereuse dans sa capacité à créer des citoyens engagés de façon critique et par sa volonté de maintenir un pouvoir responsable. Cela a empiré. Nous avons une tolérance infinie pour les banquiers et les élites financières et nous avons une tolérance zéro pour les enseignants, les lanceurs d’alerte et toute autre personne souhaitant se lever, prendre un risque et remettre en question la crise de l’autorité dans laquelle nous nous trouvons. Les écoles avec leur modèle de tests standardisés ont mis en place une pédagogie de la répression qui lorsqu’elle est associée à la malédiction de la dette étudiante, au niveau de l’enseignement supérieur, est une recette pour tuer le potentiel de l’imagination radicale pour toute une génération d’étudiants. Pédagogiquement la question est : Pourquoi soutenons-nous un système éducatif qui est basé sur l’oppression ? Nous ne parlons pas seulement de questions d’évaluation, nous parlons de véritables formes d’apprentissage critique et créative pour résoudre des problèmes réels et apprendre à gouverner plutôt que d’être gouvernés.

Votre génération a besoin de prêter attention à la façon dont l’oppression fonctionne pas seulement structurellement, mais aussi à travers le domaine des idées et des connaissances intellectuelles. Vous avez besoin de comprendre comment l’oppression fonctionne dans les divers registres de scolarisation et d’autres type d’appareils culturels, que ce soit par l’intimidation, par l’imposition d’une culture de la peur, d’une politique de surveillance, par les formes courantes de dépolitisation, par l’augmentation de la sanction et de la criminalisation du comportement social. Nous devons comprendre ces choses à travers cinq dimensions.

La première dimension est que nous avons besoin de développer les compétences analytiques pour savoir ce que ce système fait aux gens et comment cela fonctionne. Le capitalisme néolibéral s’appuie sur divers fondamentalismes : économiques, militaires, éducatifs et religieux. Nous avons besoin de comprendre le fonctionnement de ces modes d’oppression et la façon dont ils interagissent les uns avec les autres comme les idéologies, les modes de gouvernance, les politiques et les discours pédagogiques. Si nous ne les comprenons pas, nous ne pouvons pas les contester. Nous avons besoin de penser, d’agir et de travailler à partir d’une nouvelle compréhension des relations entre la politique, le pouvoir et la connaissance.

Deuxièmement, nous avons besoin de faire revivre l’imagination radicale. Nous avons besoin à la fois de la langue de la critique et de la langue de l’espoir comme un moyen de réinventer la promesse d’une démocratie radicale et les conditions nécessaire pour la soutenir. Nous avons besoin de permettre aux gens de se rendre compte que le capitalisme n’est pas tout. Qu’il y a quelque chose d’autre. Que si l’on ne peut pas agir autrement, au moins l’on peut penser autrement. Si nous voulons parler de Paulo Freire, soyons honnête. Paulo était un type qui ne croyait pas à la réforme. Il croyait au changement radical. Paulo ne visait pas la réforme des systèmes capitalistes. Il visait leur destruction. Il voulait s’en débarrasser. […] Le but de Paulo Freire n’était pas que l’éducation à la pensée critique. Son objectif était d’encapaciter les gens dans le sens d’une transformation collective. […] Pour lui, la pédagogie a toujours été au cœur de la solidarité.

Troisièmement, l’une des choses qui doivent être faîtes au nom de la compréhension freiriste de la politique est la création d’une nouvelle langue pour la politique. En tant que professeurs, intellectuels, écrivains, journalistes, nous avons besoin de créer des espaces éducatifs dans lesquels nous pouvons générer ces nouveaux vocabulaires relatifs à la liberté, la confiance, la justice, l’égalité, le bien public et les communs. La machine néolibérale a renversé ces termes pour déformer leur sens quand ils définissent la liberté comme liberté de consommer ou quand ils dénigrent comme méprisables toutes les valeurs publiques. Et l’une de nos obligations est d’arrêter de tout simplement dire que nous avons besoin d’éduquer les jeunes à lire et à écrire de manière critique. Au lieu de cela, nous avons besoin d’éduquer les jeunes à être des producteurs culturels, des agents actifs pour lesquels la connaissance n’est pas liée simplement à une prise de conscience de nos trésors littéraires, culturels et scientifiques, mais à une expansion du sens de l’action individuelle et sociale. Il ne suffit pas de lire de la culture critique. Il ne suffit pas de dire : nous savons comment lire les médias numériques. Les gens ont besoin de la capacité de lire les médias numériques, bien sur, mais il doivent aussi être en mesure de produire des médias numériques. Ils ont besoin de produire des programmes de radio, la télévision et de parler en ligne de problème réels. Ils ont besoin de produire leurs journaux. Et certains d’entre eux le font déjà. Parce que sans ces compétences, à l’intérieur des médias traditionnels, les gens vont être réduits au silence.

Quatrièmement, nous devons enseigner aux gens à avoir un pied dedans et un pied en dehors. Ne vendons jamais notre âme à l’institution. Parce qu’ils démentiront votre sens du changement et vous rendront cynique et finalement complice de leurs propres visions limitées. Lorsque nous comprenons cela, nous sommes plus libres d’agir au sein de ces institutions pour créer des espaces qui comptent : les espaces de perturbation, les espaces de résistance… Les espaces dans lesquels nous pouvons montrer aux jeunes ce que signifie parler et prendre des risques. Des espaces dans lesquels nous pouvons lutter contre l’islamophobie, les attaques contre les migrants et la diabolisation de l’autre. Des espaces où l’on peut parler de la violence dans les quartiers pauvres et des espaces où nous pouvons travailler dans ces quartiers.

Enfin, nous avons besoin de nouvelles formations politiques. Je ne crois pas aux partis républicains et démocrates. […]

P.J : Pouvez-vous relier ces dimensions aux technologies de l’information et de la communication ?

HG : Les décisions technologiques sont essentiellement normatives et politiques. Toutefois, en raison des connaissances hautement spécialisées dans le domaine de l’ingénierie, des décisions importantes ont souvent été prises sans consultation publique appropriée. Maintenant que nous sommes témoins des catastrophes découlant du pillage des ressources de la terre et leurs conséquences telles que le réchauffement climatique, les questions techniques obtiennent une attention beaucoup plus importante de la part du public. Malheureusement la population se construit souvent des opinions sur des données et des connaissances incomplètes. Donc, je pense que de plus en plus de gens dans la communauté technologique doivent être conscients des aspects normatifs et politiques de leur travail. En outre, la population générale devrait avoir beaucoup plus de connaissances sur la technologie. Lier les deux est un projet extrêmement important pour la pédagogie critique contemporaine.

De nombreux ingénieurs sont préoccupés par les questions autour de la vie privée et de la sécurité, et il est vraiment important d’avoir à la fois les compétences techniques et le langage pour parler de ces questions. [...]

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