photo t article tirés de NPA 29
Elle met en tout cas la classe dominante dans une posture délicate : ni complètement dépassée (tirant vaille que vaille et trop tard les leçons de l’épidémie chinoise et atterrée à l’idée de voir se reproduire la catastrophe italienne), ni totalement maître de la situation (atermoiements face aux diktats de l’économie de marché).
Elle se doit de prendre des mesures radicales pour contrôler l’expansion du virus, mais en les prenant, elle démontre que toutes les politiques menées jusqu’ici au nom d’un soit disant réalisme économique – les « il faut se serrer la ceinture », les « There Is No Alternative » (1) – n’étaient que balivernes destinées à sauver la croissance.
Voici ce que l’on découvre face à l’urgence sanitaire : diminuer drastiquement le transport aérien pour répondre aux impératifs climatiques ? C’était possible ! Suspendre les règles austéritaires de « discipline budgétaire » européenne ? C’est fait ! Débloquer un milliard d’euros pour soutenir les hôpitaux ? Ça peut se faire… enfin, uniquement sous forme d’avance sur leurs budgets futurs (2).
Arrêter les productions inutiles et nuisibles et se concentrer sur les secteurs strictement indispensables ? Ça commence à se faire en partie, trop peu, trop tard, et parfois parce que la voix des travailleurs/euses qui refusent de jouer la chair à patron de l’économie capitaliste parvient à se faire entendre.
Et les réquisitions (de cliniques privées, de stocks de matériel médical), ces atteintes intolérables à la sacro-sainte propriété privée ? Voici qu’elles aussi pointent le bout de leur nez à certains endroits. Et pourquoi si tard, pourquoi avec tant de réticences, pourquoi en jurant ses grands Dieux que c’est exceptionnel ? Parce que justement ça touche au cœur du système de reproduction du capital.
Contenir la pandémie sans toucher aux profits
En Belgique les premières mesurettes visant à limiter les interactions sociales ont été annon-cées le 12 mars, elles concernaient le domaine des services (fermeture des cafés, bars, restaurants), de la culture (théâtres, cinémas, salles de concert) et partiellement le commerce (fermeture des magasins le weekend).
Dès les premiers jours, leur inconsistance était manifeste. Pourquoi fermer les magasins le weekend et pas la semaine ? Pourquoi fermer les restaurants tout en continuant d’obliger les gens à aller travailler en prenant les transports en commun ?
Des mesures irrationnelles d’un point de vue sanitaire… mais tout à fait rationnelles d’un point de vue économique capitaliste. Objectif : réussir le grand écart, essayer de contenir la pandémie sans toucher aux profits des entreprises !
La version la plus cyniquement assumée de cette rationalité économique est celle dite de « l’immunité collective », version moderne de la sélection naturelle défendue au pays de Darwin, le Royaume-Uni, par Boris Johnson et aux Pays-Bas par le Premier ministre Mark Rutte. Elle assume de sacrifier un grand nombre de victimes (parmi les populations les plus vulnérables) pour minimiser les impacts sur l’économie.
Dans un deuxième temps, le 17 mars, le gouvernement Wilmès annonce de nouvelles mesures, plus strictes (fermeture des commerces et magasins sauf les magasins d’alimentation, les pharmacies, les librairies, les stations-services… et les coiffeurs). Le télétravail devient obligatoire pour les postes qui le permettent.
Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde, loin de là ! En France, le ministère du travail estime que seuls un peu plus de quatre emplois sur dix peuvent être exercés à distance (3). Pour les fonctions qui ne se prêtent pas au télétravail, « le travailleur doit se rendre au travail comme d’habitude » moyennant le respect des règles de distanciation sociale par l’employeur(4).
Des mesures plus fortes donc, mais qui rechignent toujours à toucher au cœur de la production capitaliste. En Flandre cependant, la tension est récemment montée d’un cran entre travailleurs/euses et directions chez Hoegaarden/InBev et chez Tupperware.
La FGTB (CGT belge blog) a rappelé clairement la nécessité de fermer immédiatement tout ce qui n’est pas essentiel (par exemple dans le secteur de la chimie où l’on mettait sur le même pied la production de médicaments et la fabrication du plastique et de tous les dérivés du pétrole !), rachetant quelque peu les déclarations ambigües de Robert Vertenueil appelant au début de l’épidémie les travailleurs/euses à la solidarité pour sauver l’économie du pays !
D’où qu’elles viennent, il faut tordre le cou à toutes les déclarations patriotardes et à ces appels à l’union sacrée de la population, patronat et travailleurs/euses, toutes classes confondues face à l’ennemi commun Covid-19. La réalité toute crue c’est que sans travail humain, qu’il soit physique ou intellectuel, pas de bénéfices !
De quoi rendre limpide la mécanique de base du système capitaliste : c’est l’exploitation de la force de travail qui permet la plus-value. D’où la nécessité de maintenir un maximum de monde au travail, quitte à exposer les travailleurs/euses au Covid-19. « Personne n’est ici par choix, nous sommes forcés de travailler.
Les ouvriers se sentent traités comme s’ils n’avaient pas de valeur », témoigne un agent de sécurité employé sur un grand chantier du canton de Vaud, en Suisse (5). En Italie, c’est à peine le weekend dernier que le Premier ministre Giuseppe Conte a annoncé la fermeture de toute activité de production non indispensable, en reconnaissant : « On n’a pas d’alternatives » (6). Il aura fallu près de 5000 victimes pour que cette décision soit enfin prise ! Et encore, le lobbying de la fédération patronale Confindustria semble avoir réussi à atténuer la mesure (7).
Différentes formes d’oppression mises à nus
Mais le révélateur ne s’arrête pas là. Premièrement, la crise du coronavirus permet de distinguer clairement la différence entre les sphères de la production et de la reproduction(8). La première concerne les productions diverses et variées, qui permettent la réalisation de la plus-value ; la seconde concerne les activités de soin (dans et hors de la famille) qui permettent d’assurer la reproduction de la force de travail : santé, éducation, soins aux personnes, alimentation, etc. (même si les privatisations de la santé, de l’éducation, des soins aux personnes, la grande distribution et l’agro-business permettent elles-mêmes de réaliser de plantureux bénéfices).
Avec la pandémie, il faut limiter au maximum les interactions sociales et donc se concentrer sur les secteurs vitaux, ce qu’on pourrait en fait appeler les secteurs du travail reproductif. Cela met en avant l’importance du travail des femmes et des personnes racisé.es dans ces secteurs : caissières de supermarché, infirmières, soignantes à domicile, nettoyeuses… une main-d’œuvre majoritairement féminine et/ou racisée, sous-payée, flexibilisée et précarisée à outrance, en première ligne dans la lutte contre le virus et dans le fonctionnement de ces secteurs vitaux. De même, le confinement à domicile fait reposer une bonne partie de la charge liée au ménage et à la garde des enfants sur les femmes.
Mais cela démontre « en creux » l’importance de ces secteurs, le besoin de les refinancer, et la place centrale qu’ils devraient occuper dans une société écosocialiste tentant d’en finir avec toute forme d’oppression.
Deuxièmement, le traitement des personnes sans-papiers et des personnes migrantes aux frontières de l’Europe met lui aussi en avant l’inhumanité des politiques mises en place. Les conditions de détention, déjà inhumaines en temps normal, le sont encore plus au temps du Covid-19. À Lesbos, 22.000 personnes sont confinées collectivement dans un camp de réfugié.e.s qui dispose d’une capacité d’accueil de 3000 places, dans des conditions de vie et d’hygiène insalubre(9). Comment se laver les mains régulièrement dans ces conditions ? On n’ose imaginer l’hécatombe si le virus se propage dans les camps…
Chez nous, les personnes sans-papiers détenues en centre fermé le sont elles aussi dans des conditions déplorables. Un collectif de 77 avocats signale d’ailleurs que, dans les conditions actuelles, leur détention est devenue illégale(10). Plusieurs personnes détenues à Vottem ont entamé une grève de la faim afin de demander leur libération. La réponse de l’Office des étrangers a été de libérer 300 personnes…relâchés dans la nature avec un ordre de quitter le territoire dans les 30 jours.
La possibilité d’une réponse autoritaire et de régression sociale
La pandémie de Covid-19 implique de prendre des mesures radicales, rapides et de grande ampleur. Ce que la classe dominante a jusqu’ici refusé de faire face à crise climatique, le virus l’y contraint étant donné sa propagation rapide.
Mais ne nous y trompons pas, les mesures prises ne visent pas à transformer la société, à mettre fin aux politiques néolibérales ni même à garantir un minimum de justice sociale ; elles ont pour objectif principal de sauvegarder le système face à la pandémie et face à la crise économique naissante. Faire intervenir l’État pour sauver les entreprises, les actionnaires, et toute la dynamique d’accumulation du capital. En résumé, sauver la peau de la bourgeoisie.
Si, comme nous le disions en introduction, la classe dominante se trouve dans une drôle de posture (en partie discréditée par son inaction criminelle… et en partie réhabilitée par les mesures prises sur le tard), ses représentant.e.s commencent cependant à saisir l’opportunité que la période pourrait leur offrir : la justification d’un néolibéralisme autoritaire et de régression sociale.
On commence d’ailleurs à en voir les premières manifestations : Suspension du droit de grève au Portugal (11), remise en cause du droit du travail au nom de l’urgence sanitaire en France (12), utilisation des données GSM (sans aucun contrôle démocratique par en bas) pour tracer les déplacement dans le cadre de lutte contre le virus en Belgique (13)… On voit très bien où tout cela peut nous mener.
Cela change tout !
On entend dire : « Il y aura un avant et un après coronavirus ». Mais est-ce bien sûr ? Au plus fort de la crise de 2008, qui fut aussi une formidable opportunité de remettre en cause le capitalisme financier, on disait la même chose…
Qu’en reste-t-il aujourd’hui à la veille d’une nouvelle crise majeure annoncée et dont le Covid 19 n’aura été que l’étincelle ? Déjà les voix des dominant.e.s pronostiquent et s’enquièrent d’un retour à la « normale », leur normale, celle du productivisme effréné et de la mise en coupe réglée de notre planète, leur « Business as usual ». Mais nous continuerons à crier haut et fort que, non, ils ne nous feront jamais accepter que l’anormal – l’exploitation de l’être humain et la destruction systématique de la planète – soit appelé normal !
D’abord, il est fort probable qu’il n’y aura pas de « retour à leur normale » à court terme. Premièrement parce que d’un point de vue sanitaire « une longue cohabitation avec le Covid-19 doit être envisagée », comme l’indique Marius Gilbert, chercheur en épidémiologie à l’ULB (14). Deuxièmement, parce que d’un point de vue tant politique qu’économique, cette crise risque de laisser des traces, à la fois sur la légitimité de la classe dominante à diriger la société, sur l’impact économique sur les classes populaire et les travailleurs/euses ; et sur les formes et moyens de mobilisations.
« Maintenant nous soignons, après nous réglerons nos comptes », écrivait récemment le collectif La santé en lutte (15). C’est l’angle d’attaque de combat par lequel nous devons préparer le dénouement de cette crise : aujourd’hui nous sommes confiné.e.s, dès que possible nous sortirons massivement dans la rue pour faire payer cette crise à qui de droit !
La bourgeoisie essaiera, et essaie déjà, de faire payer aux travailleurs/euses la crise économique qui découlera de la crise sanitaire. Et le peu de mesures prises pour « protéger » les travailleurs/euses sont prises aux dépends de la Sécurité sociale, de plus en plus attaquée.
Nous devons nous saisir de ce moment de basculement pour imposer non pas un retour à leur normale – celle dans laquelle une personne sur trois dans le monde n’a même pas accès à de l’eau salubre pour se laver les mains (16) – mais pour faire un pas en avant vers une autre société, dans laquelle la vie et la santé des citoyen.ne.s ne passera plus au second plan (après la croissance et les bénéfices des entreprises et des actionnaires), mais sera au contraire la pierre angulaire d’un monde respectant à la fois les besoins de tou.te.s pour une vie digne et les limites de la planète.
Aujourd’hui plus que jamais, nos vies valent plus que leurs profits !
26/03/2020
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