Ceci signifiait que les femmes musulmanes portant le hijab auraient été forcées de choisir entre leur emploi et leurs convictions religieuses. Mais il n’y avait rien de raciste dans ce projet de loi, affirmait Bernard Drainville. On promettait d’interdire aussi la kippa pour les hommes juifs et les grands crucifix très populaires chez certains catholiques particulièrement dévots.
On connait la suite de l’histoire. Le PQ est allé en élection sur cette question en espérant gagner une majorité. Il a perdu et cédé le gouvernement aux Libéraux sanguinaires (dans le sens du charcutage en règle des programmes sociaux).
Ce débat était un exemple classique de l’État qui cherche à limiter la liberté d’expression d’une minorité de ses citoyennes et citoyens. En fait, une minorité au sein de minorités, pour être précis.
Alors que bien des Québécoises et Québécois se sont opposé-e-s à la Charte, on en parlait rarement comme d’une question de liberté d’expression. On accusait le projet d’être xénophobe, raciste, sexiste, divisif, mais que dire de la liberté d’expression des femmes portant le hijab dans le Québec de Drainville ?
L’idée de l’interdiction des vêtements à connotation religieuse était influencée par les débats qui avaient fait rage en France. En 2011, le gouvernement français a interdit le port de vêtements couvrant le visage dans les lieux publics. La France, un pays avec un héritage de brutalité coloniale dans ses rapports avec plusieurs pays à majorité musulmane décidait de cibler des femmes musulmanes dans une version étatique de « What not to wear » .
Cette interdiction demeure controversée. Huit pourcent des Françaises et des Français sont de confession musulmane. La grande majorité des femmes musulmanes françaises ne considérerait jamais porter un niqab. Le message implicite dans l’interdiction est que les quelques femmes qui le portent sont des fanatiques. En octobre dernier, l’Opéra de la Bastille a refusé de jouer parce qu’il y avait une seule femme portant un niqab dans la deuxième rangée.
L’interdiction des vêtements couvrant le visage aurait dû être plus controversée. Chaque défenseur de la liberté d’expression en Occident aurait dû exprimer une opposition déterminée devant un interdit qui brime le droit des femmes à s’exprimer librement.
Mais le combat pour la liberté d’expression mené par la plupart des faiseurs d’opinion au Canada n’inclue pas les femmes. C’est une des rares luttes que peuvent mener les hommes blancs privilégiés afin d’avoir encore plus de privilèges, à l’abri de toute critique. Il n’y a pas d’accès égal et universel à la liberté d’expression dans une société inégalitaire.
Quand un homme armé a abattu 14 personnes pour des raisons politiques à Montréal en 1989, on l’a condamné pas parce que c’était une attaque contre la liberté d’expression mais parce que c’était un exemple horrible de violence contre les femmes.
Quand un homme armé a abattu 12 personnes pour des raisons politiques à Paris en 2014, il y a eu un élan mondial de condamnations à l’effet qu’il s’agissait d’une attaque contre la liberté d’expression.
La liberté d’expression peut uniquement être protégée ou limitée par l’État. Les terroristes, les assassins, les hommes armés peuvent attaquer des gens pour leurs idées politiques, mais il appartient à l’État de protéger ces personnes face à toutes représailles. Les auteurs et les bureaux de Charlie Hebdo ont reçu ce type de protection. Michel Houllebecq, un auteur français, a été récemment mis sous protection policière, parce qu’on craint que son nouveau livre en fasse une cible pour ce type d’attaque.
Mais où était la protection de l’État pour les femmes musulmanes qui croient que leur foi leur demande de couvrir leur visage ? Leur liberté d’expression est-elle moins importante ? Où est la vague de condamnation universelle devant l’interdiction des manifestations de solidarité avec la Palestine en France ? Si la violence envers les femmes est une manière de les faire taire (pas la peur ou par le meurtre), pourquoi les États occidentaux sont-ils incapables d’assurer leur sécurité ?
Suite aux meurtres aux bureaux de Charlie Hebdo, bien des faiseurs d’opinion ont réduit la question de la liberté d’expression au droit de se moquer des groupes opprimés. Les plus grands défenseurs de cette liberté au Canada, ceux qui se précipitent pour chanter une ode à la liberté sur toutes les tribunes, « oublient » souvent de condamner les attaques contre la liberté d’expression quand elles affectent des personnes qui ne sont pas blanches et mâles.
Imaginons Ezra Levant condamnant les enquêtes politisées de l’Agence du revenu du Canada ciblant des groupes progressistes comme le Centre canadien de politiques alternatives et PEN Canada .
Imaginons tous les journaux canadiens publiant des éditoriaux exigeant la justice pour les femmes autochtones, parce que la violence qu’elles subissent constitue une attaque contre leur liberté de parole et d’expression.
Imaginons les journalistes demandant collectivement que l’État assure un financement stable et adéquat, libre de toute ingérence politique, pour permettre à l’industrie de l’information de mener du journalisme d’enquête et d’embaucher plus de journalistes.
Mais non, ces défenseurs de la liberté d’expression n’apparaissent que lorsque 12 personnes, dont 11 hommes, sont assassinés, et limitent leur intervention aux caricatures insultantes contre l’Islam. Ces défenseurs demandent qu’on remplace nos photos de profil sur Facebook par des caricaturent qui insultent l’Islam. Ils réduisent la liberté d’expression au droit de publier (et de republier par « solidarité ») un dessin représentant l’anus du Prophète Mahomet.
La liberté d’expression est extrêmement importante et doit être défendue. Mais l’accès égal à la liberté d’expression est une lutte qui ne peut être menée séparément du reste. Elle doit inclure la liberté pour tout le monde de choisir ses vêtements. Elle doit inclure la liberté de vivre sans craindre que notre conjoint puisse nous tuer dans notre propre maison.
Tant que la lutte pour la Liberté d’expression, inc. demeure entre les mains d’hommes blancs d’âge mûr dont les noms ornent les pages éditoriales des journaux nationaux, cette campagne ne fera que chercher à donner plus de droits à ceux qui sont déjà privilégiés tout en ignorant la liberté d’expression des opprimés (si ce n’est en empirant leur situation).
Nous devons aller au-delà de la liberté d’expression pour les membres de la classe privilégiée de dégrader, d’insulter et de se moquer des opprimés pour mener une lutte visant à ce que tout le monde ait le même accès à ces libertés.