Édition du 19 novembre 2024

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Le Monde

La crise syrienne : un révélateur des tendances de la situation mondiale

On a vu comment les menaces de bombardements «  punitifs  » ont été abandonnées au profit de l’accord, entre Obama et Poutine, sur le contrôle et l’élimination de l’arsenal chimique du régime syrien. Cet épisode traduit en fait des modifications profondes dans les rapports de forces mondiaux, ainsi que dans les préoccupations des principales puissances.

Il est trop tôt pour tirer toutes les conclusions des hésitations, réserves, incapacités ou refus de l’impérialisme US et de ses alliés à intervenir en Syrie. Mais on peut déjà constater un changement de politique entre l’interventionnisme en Irak, en 1991 et en 2003, et en Afghanistan à partir de 2002, et la semi paralysie, malgré quelques velléités d’intervention, en Syrie.

La perte de capacités de manœuvre a déjà été notée face aux révolutions arabes, en Tunisie et en Egypte où l’impérialisme US, essayant de maintenir deux fers au feu, l’un dans le soutien traditionnel aux forces armées de ces pays, l’autre dans un jeu plus complexe avec l’internationale des Frères musulmans, brouille son message et perd beaucoup de son influence.

A cela, il faut ajouter la complexité de la crise syrienne pour une intervention des puissances occidentales. La Syrie n’est pas n’importe quel pays. Elle est considérée comme un des centres de gravité du monde arabe. Elle constitue un verrou stratégique essentiel pour le contrôle de toute la région, du Liban, de la Palestine, des rapports entre les pays arabes et Israël. Mais surtout, c’est un pays où il y a un processus révolutionnaire.

Pourquoi ils cherchent une «  solution politique  »

Dans cette situation, depuis le début de la crise, la politique des puissances occidentales n’est pas d’intervenir pour soutenir la rébellion et se débarrasser de la dictature. Il s’agit d’organiser une pression maximum pour écarter le clan Assad tout en assurant la continuité ou des formes de continuité du régime, ce qu’on a appelé une solution «  à la yéménite  ».

Le problème est que le dictateur, appuyé sur l’essentiel du clan alaouite et aidé par des puissances comme l’URSS ou l’Iran, ainsi que des forces comme le Hezbollah libanais, poursuit le massacre de son peuple. Sommet dans l’horreur, le régime a été jusqu’à utiliser l’arme chimique, ce qui a provoqué cette réaction des puissances occidentales. Mais au-delà des déclarations et des manœuvres diplomatiques, la rébellion démocratique a été privée d’armes suffisantes pour résister au dictateur. Plus, elle est en outre confrontée aux groupes islamistes fondamentalistes soutenus par l’Arabie saoudite et le Qatar.

La crise syrienne est aussi l’occasion de nouvelles tensions entre l’impérialisme américain, français, britannique, la Turquie et, de l’autre coté, l’Iran et surtout la Russie, d’où le risque d’un affrontement militaire par forces interposées entre toutes ces puissances. Il y a enfin les réactions d’une opinion publique hostile aux interventions militaires extérieures.

Dans ces conditions, on comprend que le choix d’une intervention principalement américaine était délicat, et que les Etats-Unis et la Russie ont préféré rechercher, en toute hypocrisie, une «  solution politique  »  ; les USA recherchant même un «  nouveau dialogue  » avec Téhéran, pour évaluer de nouvelles possibilités de pression sur le régime de Damas qui, pendant ce temps, continue à réprimer et tuer. Nous sommes loin des théories «  complotistes  » qui voient le soulèvement populaire syrien comme une manipulation de l’impérialisme  !

Des capacités d’intervention diminuées

Mais au-delà de la crise syrienne elle-même, n’y a t-il pas de nouvelles tendances de la situation internationale, de nouveaux rapports de forces  ? Les hésitations, les divisions au Pentagone, au Sénat et à la chambre des représentants résultent de l’affaiblissement de la puissance nord-américaine et de nouvelles priorités dans sa politique internationale.

Il faut d’abord prendre la mesure du bilan des opérations miliaires en Irak et en Afghanistan. Ce sont de véritables défaites qu’a enregistrées l’impérialisme US. Malgré l’intervention de centaines de milliers de soldats, une occupation des territoires, une mainmise sur les principales ressources énergétiques de ces pays, les USA ont été contraints de plier bagage et d’abandonner la partie. Plus, ironie de l’histoire, les USA qui s’opposaient jusqu’alors à l’Iran ont mis au pouvoir en Irak des clans, des cliques, des groupes pro-iraniens. Les défaites irakienne et afghane pèsent lourd dans le recul des capacités d’intervention au Moyen-Orient et en Asie mineure.

La Lybie confirme aussi les difficultés des puissances occidentales à maitriser la situation  : Kadhafi a été chassé, assassiné, mais le pays est complètement déstabilisé, aux mains là aussi de groupes divers, représentant des territoires, des clans, des tribus ayant leurs propres intérêts. Certes, certaines grandes compagnies pétrolières, protégées par des «  armées privées  », ont assuré leur développement, mais le pays n’est pas «  sous contrôle  »  : le «  service après intervention  » des Occidentaux est une faillite manifeste.

Un basculement du monde

L’administration Obama a inventé une nouvelle formule stratégique pour couvrir ces revers successifs  : «  leading from behind  » (diriger de l’arrière). Cette nouvelle doctrine est le fruit du déclin relatif de la puissance américaine, de son rejet dans plusieurs parties du monde, du poids de plus en plus important de la Chine, bref de ce que certains observateurs, en ce début de 21e siècle, appellent un basculement du monde.

Un des derniers rapports du centre d’analyse du renseignement américain explique  : «  En 2030, aucun pays – ni les Etats-Unis ni la Chine, ni aucun des grands pays émergents actuels – ne pourra exercer une influence hégémonique sur le reste du monde. Au contraire, la montée en puissance des individus, la diffusion du pouvoir entre les Etats d’une part et des Etats vers les acteurs non étatiques et les réseaux économiques et sociaux d’autre part, vont avoir un impact énorme mettant fin à la domination de l’occident depuis 1750, rééquilibrant le poids de l’Asie dans l’économie mondiale et ouvrant une nouvelle ère de démocratisation aussi bien dans le village planétaire qu’à l’intérieur des Etats.  » [1]

Il faut toujours manier avec précaution les rapports de prospective à 20 ou 30 ans, et relativiser certaines affirmations du rapport sur la marche à la démocratisation. Une grande crise secoue le monde capitaliste, sans perspective, à cette étape, de solution. Plus qu’une marche à la démocratie, ce sont des tensions, des conflits ou guerres localisées qui sont inscrits dans l’évolution actuelle de la situation mondiale. Cette situation peut aussi stimuler des tendances «  isolationnistes  » aux USA, manifestations que l’on a déjà vues dans l’histoire américaine, mais celles-ci sont contrecarrées par les exigences de la globalisation capitaliste et de la concurrence mondiale.

Néanmoins ce basculement du monde a des conséquences sur la réorganisation et les rapports de forces dans le monde. Certes, les USA restent la première puissance économique, politique, monétaire et militaire. Le dollar reste la monnaie de référence mondiale. La part des dépenses d’armement américaines dépasse 45 % des dépenses d’armement de la planète. Cette tendance au basculement n’est pas linéaire et elle s’accompagne de contradictions majeures. Les rebonds sont possibles, surtout avec le gigantesque marché nord-américain et la référence maintenue du dollar. Mais la conjonction de ces nouveaux rapports de forces, des tendances déclinantes de l’Europe capitaliste, de la place nouvelle de la Chine, de l’aspect cumulatif des dernières défaites militaires nord-américaines conduit à une redistribution des rôles, à de nouvelles formes de «  multilatéralisme  » à la place de l’«  unilatéralisme  » des années 1990.

Se construire comme puissance de l’océan Pacifique

Le monde unipolaire de ces années-là laisse la place à un monde multipolaire. La politique nord-américaine doit prendre en compte la montée des pays dits émergents, par exemple, en Amérique latine, la place du Brésil comme «  sous-impérialisme  ». Les rapports avec une Europe en crise passent de plus en plus par des relations directes avec l’Allemagne.

Mais c’est surtout la nouvelle place de la Chine qui tend à réorganiser la politique internationale américaine. Une nouvelle priorité pour les USA est de se construire comme puissance Pacifique (au sens de puissance de l’océan Pacifique), tournée dans la compétition mondiale vers et contre la Chine, dans un jeu qui englobe toutes les puissances asiatiques du Japon à la péninsule indienne. Cela, d’autant plus que s’élèvent des voix autorisées en Chine pour demander de «  désaméricaniser  » l’économie et la politique mondiales.

La croissance économique capitaliste et productiviste, même si elle est inégale, lourde de contradictions, dépendante de l’économie-monde, se trouve aujourd’hui en Asie. Cela veut-il dire dire que les USA se «  désintéressent  » du Moyen-Orient  ? Non, car même une Amérique premier producteur mondial de pétrole aura besoin du contrôle des pays pétrolier dans sa rivalité avec la Chine. Mais l’ordre de ses priorités doit être revisité à la lumière de la nouvelle donne mondiale  : concentrer le tir sur la conquête de nouveaux marchés en Asie, et sur le renforcement des dispositifs militaires visant à contenir les exigences chinoises sur tel ou tel territoire ou vis-à-vis de ses voisins, constitue de plus en plus l’objectif central nord-américain.

François Sabado


Notes

[1] National Intelligence Council, «  Global trends 2030  : alternative worlds  », décembre 2012.

* Paru dans la revue l’Anticapiste n°48, novembre 2013. http://www.npa2009.org/

Mis en ligne le 24 novembre 2013

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