Édition du 12 novembre 2024

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Israël - Palestine

Impunité et politique coloniale d’Israël

J’ai publié un long entretien dans Le Matin d’Algérie avec le politologue Ziad Majed autour de l’impunité et de la politique coloniale d’Israël. Je vous le propose.

Faris LOUNIS.
Journaliste indépendant

Entretien avec Ziad Majed

La question de l’autoritarisme au Moyen-Orient et sa normalisation, tant par les dirigeants arabes que par les occupants israéliens en Palestine, ainsi que par les élites politiques européennes et nord-américaines, constitue l’un des fléaux majeurs de notre époque, marquée par une régression démocratique alarmante.

Aujourd’hui, nous sommes tous témoins, impuissants et consternés, des scènes sombres résultant des intégrismes, à la fois politiques et religieux, qui ont engendré un nihilisme destructeur. Hier, c’était la Syrie sous le joug du boucher de Damas ; aujourd’hui, c’est le génocide en cours à Gaza, perpétré par Israël avec le soutien politique et médiatique du prétendu « monde libre » au nom de la « civilisation » et de « la guerre contre le terrorisme » – des termes désormais galvaudés selon la nationalité et les affiliations politiques.

Ziad Majed, politiste et écrivain libanais, intellectuel de gauche et fin connaisseur du dossier palestinien, est professeur et responsable du programme des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris. Il partage aujourd’hui avec Le Matin d’Algérie ses réflexions sur Gaza et la Palestine, mettant l’accent sur l’universalité du droit international, un sujet qu’il a largement développé dans ses écrits et ses interventions politiques.

Le Matin d’Algérie : Pour commencer, pouvez-vous définir la notion d’« impunité » dans le contexte des sciences politiques ?

Ziad Majed : L’impunité des gouvernements et des États peut être définie comme le phénomène par lequel des dirigeants politiques ou des entités étatiques échappent à toute forme de sanction ou de responsabilité juridique pour leurs actions, lorsqu’elles sont contraires aux lois et au droit.

Les gouvernements ou les États peuvent bénéficier de l’impunité pour diverses raisons, notamment le contrôle qu’ils exercent sur les institutions judiciaires, l’influence qu’ils exercent sur les médias ou la protection par des puissances étrangères qui limitent les possibilités de poursuites juridiques internationales. L’impunité peut ainsi conduire à des violations des droits humains, à des abus de pouvoir, à la corruption et à de nombreux autres actes répréhensibles sans que les auteurs ne soient tenus de rendre des comptes.

En ce sens, l’impunité caractérise les régimes despotiques ou ceux où les élites sont au-dessus de la loi. Elle instaure une culture politique où tout est permis pour les privilégiés à condition qu’ils soient proches du pouvoir.

Dans les relations internationales, elle permet la violation sans crainte des droits humains, du droit international humanitaire et des conventions signées par la plupart des pays pour établir des mécanismes de punition des contrevenants.

Le Matin d’Algérie : Quelle est la spécificité de ce concept dans le monde arabe ? Peut-on en retracer sa généalogie ?

Ziad Majed : Dans la majorité des cas, les États arabes sont nés entre les deux guerres mondiales et surtout après la Seconde Guerre. Leur émergence, parfois à la suite de luttes de libération ou d’indépendance, s’est déroulée parallèlement à la création de l’État d’Israël sur les terres palestiniennes, soutenu par les puissances coloniales, ainsi qu’aux tensions de la guerre froide et à la polarisation qui en a découlé.

Ces facteurs ont contribué à l’avènement de régimes souvent non élus, évoluant dans des cadres où les institutions et les constitutions ont peu de poids. Leur légitimité a ainsi reposé sur le soutien d’acteurs puissants, internes (militaires, hommes d’affaires, banquiers, etc.) ou externes (puissances étrangères). Cette configuration initiale, les guerres régionales et les bouleversements socio-économiques ont favorisé par la suite des affrontements et des coups d’État militaires dans plusieurs pays, produisant des régimes despotiques, qui ont liquidé toute diversité politique, étouffé les quelques institutions souveraines ou non-contrôlées par les autorités politiques centrales, instauré une totale impunité, et surtout instrumentalisé la cause palestinienne pour s’offrir une légitimité politique.

Dans d’autres cas, comme celui des États du Golfe, les alliances internes et externes des familles dominantes ont également servi de bouclier d’impunité. Leur position a été soutenue par le prix élevé du pétrole en tant que matière première stratégique, leur permettant de maintenir leur pouvoir sans être remis en question quant à leurs rôles et aux mécanismes de distribution, de gestion et de partage des richesses.

Au fil des générations, la majorité des habitants de la région, et malgré plusieurs soulèvements populaires et actes de résistance politiques et culturels par des dizaines de milliers de militants, ont acquis la conviction que, quelles que soient les actions de leurs régimes, ces derniers étaient à l’abri de toute reddition de comptes, et qu’il était préférable de leur obéir sans les contester, de peur de subir des représailles sans limites. Cette condition a contribué à la pérennité du despotisme, qui n’a été véritablement mis en danger que par les révolutions populaires de 2011 et 2019. Cependant, ces révolutions ont été réprimés par des contre-révolutions, maintenant ainsi la culture de l’impunité des élites au pouvoir.

Le Matin d’Algérie : Cette impunité s’applique également à Israël. Ses politiques suprémacistes et ses crimes continuent de s’intensifier, et son génocide à Gaza sont soutenus par les gouvernements actuels du « monde libre » au nom de la « guerre contre le terrorisme » et du « droit à l’autodéfense ». Comment expliquez-vous ce soutien quasi inconditionnel ?

Ziad Majed : Israël bénéficie depuis sa création après la Seconde Guerre mondiale d’une impunité face à ses multiples graves violations des droits des Palestiniens. Cette impunité trouve ses racines dans l’alliance profonde entre Israël et les pays occidentaux, une relation façonnée dès les premiers jours du projet de colonisation de la Palestine par le mouvement sioniste.

L’histoire de cette alliance remonte officiellement à la déclaration de Balfour de 1917, dans laquelle la Grande-Bretagne exprimait son soutien à l’établissement d’un "foyer national juif" en Palestine. Elle s’est poursuivie avec la partition de la Palestine en 1947, ainsi qu’à travers des événements comme la guerre tripartite de 1956, où Israël s’aligna avec la France et la Grande-Bretagne contre l’Égypte. La consolidation des liens avec les États-Unis après la guerre de 1967 a encore renforcé cette alliance, le lobby pro-israélien devenant l’un des acteurs les plus influents de la politique étrangère américaine.

Outre cette alliance stratégique, Israël s’est présentée comme une "entité occidentale" au cœur du « tiers monde », en particulier dans le « monde arabe ». En Europe, s’ajoutent à tout cela des complexes de culpabilité liés à l’histoire de l’antisémitisme et la barbarie de l’Holocauste contribuant à une attitude de soutien parfois inconditionnel envers Israël.

Malgré les nombreuses résolutions de l’ONU rejetées ou non respectées par Tel Aviv, telles que la résolution 194 reconnaissant le droit au retour des Palestiniens chassés de leurs villes et villages lors de la Nakba de 1948, et la résolution 242 appelant au retrait d’Israël des territoires occupés en 1967, ou la résolution 425 exigeant le retrait israélien du Liban Sud en 1978, ni l’Union européenne ni les États-Unis n’ont agi pour faire respecter le droit international ou pour imposer des sanctions jusqu’à son respect. Pire encore, les européens ont continué à soutenir Israël économiquement même s’ils votaient depuis les années 1990 pour une solution à deux états, et les américains ont régulièrement utilisé leur droit de veto pour bloquer les résolutions condamnant Israël, tout en l’armant et la considérant comme premier allié stratégique.

Enfin, deux éléments contemporains ont également renforcé l’impunité d’Israël. Tout d’abord, l’hostilité occidentale croissante envers l’islam au cours des dernières décennies, sous le prétexte du « terrorisme », permettant à Israël de présenter la lutte palestinienne comme du « terrorisme islamique ». Ensuite, le soutien occidental à Israël n’a que rarement suscité de crainte de réactions de la part des états arabes, en termes de pressions économiques ou diplomatiques.
En somme, l’impunité d’Israël repose sur une combinaison complexe d’alliances historiques et de dynamiques contemporaines, créant un environnement où les violations des droits humains et les crimes de l’occupation, la colonisation et l’apartheid peuvent se perpétuer sans conséquences significatives.

Le Matin d’Algérie : Certains médias occidentaux, notamment dans le secteur audiovisuel privé, comparent souvent le Hamas à Daesh et occultent le contexte dans lequel s’est déroulée l’opération du 7 octobre (tout comme le font de nombreux « intellectuels » arabes qui se situent à l’extrême droite). Que pouvez-vous nous dire sur cette comparaison et le discours dominant qui l’accompagne ?

Ziad Majed : Les médias audiovisuels occidentaux ont largement couvert l’opération du 7 octobre, mais souvent en rejetant toute contextualisation et toute analyse complexe et nécessaire. De plus, nombreux sont ceux qui ont tenté de mettre en parallèle le 7 octobre avec des tragédies telles que les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ou ceux de novembre 2015 à Paris.

Cette approche a entraîné deux conséquences majeures.

Premièrement, elle a suscité la comparaison à laquelle vous faites référence entre le Hamas, mouvement islamiste palestinien, et des groupes comme l’État islamique (Daech), les plaçant sur le même plan dans une catégorisation simpliste et fausse car elle ignore la spécificité des contextes, des identités, des itinéraires et des objectifs. Deuxièmement, elle a relégué les enjeux politiques essentiels au second plan, occultant les droits des Palestiniens et minimisant l’impact de l’occupation israélienne ainsi que les autres violations du droit international. Le blocus imposé à Gaza depuis 2007 et ses conséquences catastrophiques sur la vie des palestiniens ont également été ignorés. En somme, cette approche a favorisé un récit teinté de préjugés, allant jusqu’à déshumaniser les palestiniens et considérer les milliers de victimes civiles à Gaza comme de simples « dommages collatéraux » dans une guerre israélienne de « légitime défense ».

Il est donc impératif de clarifier certains points. En ce qui concerne la comparaison entre le Hamas et des groupes comme Daech, il convient de noter que le Hamas est un mouvement palestinien, issu des Frères musulmans et fondé en 1987 (20 ans après le début de l’occupation israélienne de la bande de Gaza et de la Cisjordanie). Contrairement à des organisations comme Daech ou Al-Qaïda, le Hamas se concentre exclusivement sur la lutte contre Israël et n’a jamais mené d’attaques en dehors de la géographie israélo-palestinienne. De ce fait, le qualifier de mouvement "jihadiste" sans tenir compte de ce contexte politique et géographique est réducteur et biaisé.

Quant aux organisations djihadistes comme Daech, elles ne s’inscrivent ni dans la territorialité ni dans la temporalité des luttes, et adoptent un logiciel basé sur une interprétation extrémiste d’un islam de combat sur tous les territoires et sans aucune identité nationale.

Concernant le déroulement de l’opération du 7 octobre, il est clair qu’elle a visé en premier lieu l’armée israélienne, ce qui peut être perçu comme une action militaire légitime. Cependant, elle a par la suite visé des civiles et causé la mort de centaines d’entre eux, ce qui constitue une violation des Conventions de Genève et un crime de guerre selon les normes du droit international humanitaire. Cette opération s’est déroulée dans un environnement marqué par un blocus israélien criminel sur Gaza, en vigueur depuis 2007, ainsi que par quatre guerres israéliennes menées contre le secteur en 2008, 2012, 2014 et 2021, ayant entraîné la mort de milliers de civils palestiniens. De plus, elle s’est déroulée suite à une série d’escalades des violences israéliennes à l’encontre des Palestiniens en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ainsi que par le vol des terres par les colons de plus en plus puissants et impunis. Malgré ces réalités, les États-Unis et certains pays arabes ayant récemment normalisé leurs relations avec Israël ont fait peu de cas de la question palestinienne, refusant de prendre des mesures concrètes pour contenir l’agressivité israélienne et les projets apocalyptiques de l’extrême droite au pouvoir. Cette inertie internationale a renforcé l’impunité d’Israël, exacerbant ainsi la marginalisation des Palestiniens et leur invisibilité à la veille du 7 octobre.

Le Matin d’Algérie : Que signifie la requête de l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice, accusant Israël du crime de génocide à Gaza ? L’histoire de cet État colonial retiendra-t-elle le procès "historique" des 11 et 12 janvier 2024 ?

Ziad Majed : La plainte déposée par l’Afrique du Sud contre Israël pour "génocide à Gaza" devant la Cour internationale de justice (CIJ) et la demande conjointe de l’Afrique du Sud, de la Bolivie, du Bangladesh, de Djibouti et des Comores (rejoints par le Chili) à la Cour pénale internationale (CPI) pour enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par Israël dans sa guerre contre les Palestiniens représentent deux développements d’une importance capitale.
Revenons sur le premier développement, l’affaire portée par l’Afrique du Sud devant la CIJ, pour souligner quelques observations illustrant la portée de cette démarche.

Premièrement, cette affaire interroge la nature même de la guerre israélienne et la barbarie qui l’accompagne, avec l’utilisation de technologies avancées pour infliger des dommages humains et matériels massifs dans une zone géographique restreinte et sous blocus, bombardée par air, terre et mer, tuant des dizaines de milliers de palestiniens et détruisant leurs villes, villages et camps. Les juristes sud-africains ont caractérisé cette guerre comme une série de violations graves de la convention sur le génocide (visant les populations civiles d’un groupe et toutes les infrastructures leur permettant de vivre), détaillant les conséquences désastreuses sur la vie-même des Gazaouis. Ils ont également prouvé la responsabilité des plus hauts dirigeants israéliens, depuis le chef de l’État jusqu’aux soldats sur le terrain, dans la planification et l’exécution des actes qualifiés de génocidaires. Cette confrontation devant la plus haute juridiction internationale a mis Israël sur le banc des accusés, l’obligeant à justifier ses crimes devant le monde entier, une situation à laquelle il n’avait jamais été confronté auparavant.

Deuxièmement, cette action judiciaire revêt une importance politique et symbolique considérable. En tant que nation ayant battu l’apartheid sous la direction de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud incarne désormais la lutte contre le colonialisme et l’oppression.

Troisièmement, cette démarche remet en question le « monopole occidental » de la défense du droit international humanitaire. Des pays comme l’Afrique du Sud, le Brésil, la Bolivie, le Chili et d’autres appellent à l’application équitable du droit international, mettant ainsi en lumière les efforts visant à rééquilibrer le pouvoir entre les nations, et en finir avec le principe de deux poids deux mesures.

En conclusion, l’audience historique qui s’est déroulée à La Haye en janvier 2024 restera gravée dans les annales, symbolisant un moment charnière dans l’histoire du droit international et des relations internationales. L’initiative prise par l’Afrique du Sud et ses alliés pour défendre les droits des Palestiniens et poursuivre Israël en justice représente un acte de courage et de détermination en faveur de la dignité humaine. Son soutien et la bataille juridique acharnée qui va se dérouler à la CIJ et à la CPI contribueront certes à fissurer le mur de l’impunité israélienne, et ce n’est qu’un début, malgré les obstacles et les réactions hostiles...

Bibliographie sélective :

Ziad Majed, Syrie, la révolution orpheline, Arles, Sindbad / Actes Sud, 2014.
زياد ماجد، سوريا. الثورة اليتيمة، شرق الكتاب، 2014.
Subhi Hadidi, Ziad Majed, Farouk Mardam-Bey, Dans la tête de Bachar al-Assad, Arles, Solin / Actes Sud, 2018.
صبحي حديدي، زياد ماجد، فاروق مردم بيك، في رأس بشَّارْ الأسد، سولان / آكت سود، 2018.

Les analyses et écrits politiques de Ziad Majed sont également disponibles sur le site du quotidien panarabe Al-Quds al-Arabî [القدس العربي].

***
Crédit : Zakaria AbdelKafi (Paris, février 2024).

* Cet entretien a été publié pour la première fois, en deux parties (le 19 et le 20 février 2024), dans Le Matin d’Algérie.

Propos recueillis par Faris LOUNIS
Journaliste indépendant

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