Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Proche-Orient. « Ces guerres agissent comme un accélérateur de notre propre fascisme »

En plus de ses répercussions sur Gaza, le 7 octobre 2023 a été un bouleversement pour tout le Proche-Orient, dont on a vu les conséquences au Liban et en Syrie. Mais là où les discours géopolitiques pullulent, Peter Harling, fondateur de Synaps, analyse ces événements à hauteur des vies humaines.

Tiré de orientxxi
12 décembre 2024

L’image montre une scène stylisée et colorée représentant des figures humaines de manière abstraite. On voit quelques personnages en action, portant des armes, dans un décor qui rappelle des paysages, peut-être montagneux. Les teintes utilisées sont variées, avec des bleus, des verts et des roses, donnant une ambiance dynamique et expressive. Les formes sont fluides et puissantes, soulignant un sentiment de mouvement et d’interaction entre les figures.
Anas Albraehe, sans titre, 2024, huile sur toile

Orient XXI. — Quinze jours après un cessez-le-feu fragile entre Israël et le Hezbollah, comment lisez-vous cette guerre « pas comme les autres » selon votre propre expression ? En quoi bouleverse-t-elle les règles du jeu au Liban ?

Peter Harling. — J’ai malheureusement vécu plusieurs guerres dans la région, et celle-ci m’a semblé différente, tout d’abord en raison du phénoménal déséquilibre des forces. D’un côté, le Hezbollah a monté des tirs de missile et des attaques par drones contre Israël, dont les résultats ont presque toujours été dérisoires. De l’autre, Israël a fait usage d’une puissance sans proportion aucune : à chaque frappe, un immeuble entier était réduit en ruine, parfois en ensevelissant ses habitants pris au piège. Israël a notamment utilisé une profusion de «  bunker busters  », des armes épouvantables, théoriquement réservées à des complexes militaires souterrains et fortifiés. Près de chez moi, trois de ces bombes d’une tonne ont été employées pour abattre un bâtiment résidentiel ordinaire, en pleine nuit et sans préavis, dans l’espoir d’assassiner un seul responsable du Hezbollah.

La maîtrise totale de l’espace aérien libanais par Israël s’est aussi matérialisée par une présence presque continue, entêtante, d’immenses drones de surveillance, dont le rôle consiste à amasser du renseignement pour préparer les prochaines frappes. Leurs vols en cercle au-dessus de nos têtes, leur vacarme constant, pénétrant nos maisons et nos esprits, étaient donc lourds de sens.

« Une guerre menée, très ostensiblement, en notre nom »

Bien sûr, vivre sa vie entre deux raids, « sous les bombes », est une expérience de la guerre assez banale depuis la seconde guerre mondiale. Mais ce conflit ultra-technologique que l’on vient de traverser évoque surtout un monde dystopique, dans lequel quelqu’un, quelque part, a le pouvoir de faire s’écrouler des immeubles d’habitation, un à un, en appuyant tout simplement sur un écran. Beaucoup de gens au Liban en ont conçu une impuissance, une vulnérabilitéallant jusqu’à un sentiment confus de nudité face à une telle force omnipotente. C’est un des aspects difficilement communicables de cette guerre.

Un autre élément essentiel, que je peine aussi à faire comprendre à mon entourage à l’étranger, c’est qu’il ne s’agit pas d’un « conflit de plus », dans une région qui en a connu tant. Il est tentant en effet, vu de France par exemple, d’imaginer que cette guerre oppose Israël et le Hezbollah autour d’enjeux qui ne nous concernent pas vraiment. Une guerre obscure et lointaine en somme… Israël combat avec nos armes. Israël bénéficie le plus souvent de notre soutien médiatique, politique et diplomatique, dans une lutte qui fait resurgir tout un vocabulaire de la guerre contre le terrorisme, de la défense d’un camp occidental face à la barbarie, de la mission civilisatrice même. En somme, cette guerre est menée, très ostensiblement, en notre nom.

Or, pour ceux qui en suivent ou en subissent les détails, c’est aussi une guerre d’atrocités, où l’on cible les journalistes et les personnels de santé, où l’on profane des mosquées et des églises, où l’on rase des cimetières, parmi mille autres violences gratuites et injustifiables. Le décalage entre ce vécu intime, d’une part, et le récit édulcoré qui domine à l’extérieur, de l’autre, s’est traduit pour nombre d’entre nous, au Liban, par un sentiment d’abandon et de solitude.

Plus encore, on ne peut que voir, d’ici, comment nos gouvernements se radicalisent par l’entremise d’Israël, au point de saborder le droit humanitaire international, pourtant l’une des plus grandes et des plus belles contributions de l’Europe à la stabilité du monde. L’on assiste à une sorte de laisser-aller, à un retour du refoulé : on encourage de fait Israël à faire ce que l’on n’ose pas encore faire soi-même. Cette guerre, comme celle de Gaza, agit comme un révélateur, un accélérateur de notre propre fascisme, qui s’ancre presque partout désormais sur le continent européen. Ce n’est pas là où on l’imagine, donc, que ce conflit rebat les cartes.

« On encourage Israël à faire ce que l’on n’ose pas encore faire soi-même »

Au Liban même, le Hezbollah est certes affaibli, mais il conserve un ancrage social quasiment inébranlable. Il lui a suffi de crier victoire pour que sa base s’en réjouisse aussi. Il continuera à défendre sa place dans un système politique, dont il fait partie intégrante, communautarisme et corruption compris. D’ailleurs, la guerre a révélé une dégénérescence du Hezbollah, antérieure au conflit : Israël a pu infiltrer et pénétrer le mouvement massivement, parce qu’il a beaucoup perdu de sa solidité interne. L’arrogance et le sectarisme ont miné ses capacités d’analyse. Les intérêts prosaïques ont aussi pris le dessus : le Hezbollah a peu fait, par exemple, pour endiguer l’effondrement économique du pays, dont il a plutôt profité. Il n’a pas réagi non plus face au trafic de drogue qui gangrène ses propres quartiers. Son avenir va se jouer sur sa capacité à dresser un bilan lucide de ses propres errements, au lieu de se contenter de hurler au complot quand il ne crie pas victoire, comme il le fait de façon réflexe depuis une quinzaine d’années.

O. XXI.— Après 52 ans d’une dictature barbare, le régime syrien vient de s’écrouler. Vous en aviez décrit la grande fragilité. En regard, votre réseau Synaps a largement documenté la capacité de la population syrienne à relever les défis de l’après Assad. Comment les accompagner au mieux ?

P. H.— Toute transition de ce type est extraordinairement complexe et risquée. En Occident, la chute d’un régime arabe, c’est pour nos médias et une partie du public l’annonce du pire. Mais c’est oublier ce que nos propres révolutions ont impliqué de souffrances, d’incertitudes et de régressions provisoires. C’est négliger à quel pointla situation en Syrie était désespérée, toujours davantage à mesure que le régime disait « gagner ». C’est se méprendre aussi sur ce que cela veut dire de pouvoir enfin rentrer chez soi, à la maison, dans sa ville, son quartier, sa communauté, après des années d’exil. C’est aussi céder à un réflexe hautain dans nos pays : ce réflexe qui voudrait qu’un changement pour le mieux ne soit qu’une illusion dans certaines contrées, dans certaines cultures.

Au lieu de s’adonner à ces poncifs, on pourrait offrir notre sympathie et notre aide. Actuellement, la Syrie est agressée par Israël, qui en profite pour grignoter son territoire et détruire ce qui lui reste de capacité militaire. La Turquie a une attitude semblable de son côté. Les États-Unis aussi bombardent comme bon leur semble. L’Europe se précipite déjà à fantasmer le retour de tous les réfugiés dans ce pays exsangue, et exprime son inquiétude au sujet des seules communautés chrétiennes, comme s’il n’y avait pas d’autres minorités en danger et populations à risque. Pour l’instant, on a beau chercher : il y a peu de contributions extérieures constructives.

Cela changera vite, on l’espère, car les besoins sont immenses. Toutes les infrastructures sont à bout. La santé mentale est un vaste chantier, à mesure que cette société émerge d’un enfer dont on découvre chaque jour de nouveaux cercles, plus profonds et plus noirs encore qu’on ne pouvait l’imaginer. Le travail de mémoire, la justice transitionnelle, la refonte des institutions invitent à démarrer des projets de coopération. La lutte contre la drogue, dont la consommation est devenue endémique à la faveur de la guerre et de l’effondrement économique, est une autre priorité. Il y en a tant ! Il n’y a qu’à choisir… La société civile locale est extrêmement compétente, et la diaspora syrienne a des moyens considérables. Mais la Syrie aura besoin de toute l’aide disponible, si l’on souhaite donner les meilleures chances à cette transition… ne serait-ce que pour mieux satisfaire nos obsessions migratoires.

S’effacer au profit des figures locales

O. XXI.— Synaps a développé un travail original d’analyse, couvrant des questions sociétales en général peu abordées par la recherche, et au centre desquelles se trouve la société civile. La guerre brutale contre Gaza qui se déroule depuis un 14 mois, à grand renfort de technologies, aboutit à un nombre effroyable de victimes civiles et de déplacements de population. La population civile est-elle condamnée à être la grande oubliée dans cette région du monde ?

P. H.— J’ai fondé Synaps pour me détacher des thèmes les plus évoqués : les relations internationales, les rapports de force entre États, les guerres, tout ce qu’on appelle « la géopolitique ». Les soulèvements populaires de 2010 et 2011 ont été pour moi un tournant à cet égard : j’ai compris à l’époque qu’on ne pouvait pas ignorer les sociétés de la région plus longtemps. Ce constat me paraissait évident, d’autant que ces sociétés ne m’étaient pas inconnues : j’ai eu la chance d’avoir une vie sociale très ordinaire en Irak, où j’ai fait une partie de mes études, ainsi qu’au Liban, en Syrie, en Égypte et en Arabie Saoudite. À la suite des soulèvements, il me semblait essentiel que des étrangers, comme moi, qui apparaissaient trop fréquemment sur les plateaux de télévision pour commenter l’actualité de la région, s’effacent au profit de figures locales qui s’exprimeraient pour elles-mêmes. Synaps m’a permis de contribuer à ce processus, en formant de jeunes chercheuses et chercheurs qui travaillent sur des questions qui les concernent au premier chef.

Cette transition vers une expertise plus ancrée est en train de se produire à grande échelle. De nombreuses voix locales érudites portent davantage, désormais, dans les médias et sur les réseaux sociaux. Il est devenu rare d’assister à une conférence dont les orateurs ne sont pas principalement de la région. En revanche, les sujets abordés ont malheureusement bien moins changé que les visages des interviewés et panélistes. La région est toujours et encore appréhendée à travers le répertoire principal de la violence : guerres, massacres, réfugiés, radicalisation, répression, crises, catastrophes, etc. Ce regard tend à déshumaniser les populations locales, réduites à des masses en mouvement, à des victimes collatérales ou à des menaces éventuelles, que ce soit pour cause de terrorisme ou d’émigration.

Il y a bien un versant plus positif au discours sur le Proche-Orient contemporain. Celui-ci découle généralement d’une vision économique, réductrice à sa manière : attractivité ou compétitivité marocaine, innovation israélienne ou émiratie, investissements qataris, « pharaonisme » saoudien, et ainsi de suite. Se dessinent ainsi deux sous-espaces dans la région. D’un côté, il y a celui où l’on fait du business, et qui appartient à notre mappemonde d’échanges globalisés. De l’autre, il y a celui où on largue des bombes, de l’aide humanitaire et des envoyés spéciaux — de vastes régions qui s’estompent de plus en plus dans nos cartes mentales.

Mais il y a un troisième Proche-Orient, presque totalement absent : celui du quotidien que vivent nos voisins de l’autre côté de la Méditerranée, à savoir un demi-milliard d’êtres humains. Parmi eux, il y a de nombreuses personnes qui ne correspondent en rien à nos stéréotypes et dont nous aurions tant à apprendre : des paysans qui s’adaptent au changement climatique, des femmes conservatrices entrepreneuses, des réseaux denses et néanmoins informels de solidarité, une philanthropie traditionnelle très active, une riche production culturelle notamment dans les arts plastiques, de vastes diasporas qui se mobilisent dans des projets locaux d’infrastructures, etc.

Ces sociétés naturellement aussi riches et complexes que les nôtres connaissent aussi nombre des problèmes qui nous sont familiers, à commencer par la médiocrité des élites politiques, la prédation des plus riches, et le démantèlement graduel des services publics. Notre méconnaissance les uns des autres nous prive d’un socle d’expériences partagées sur lequel construire des relations moins méfiantes, plus humaines, délestées de toutes les rancœurs et de tous les fantasmes qui en font leur teneur aujourd’hui. Orient XXI est d’ailleurs l’un des rares espaces où cette découverte réciproque peut s’approfondir.

« Une diplomatie de l’événementiel »

O. XXI.— ⁠Vous avez un regard acéré et désabusé sur la diplomatie française et plus largement. Quelle révolution opérer pour retrouver une diplomatie de principes ?

P. H.— C’est un regard franc et amical, plutôt. La diplomatie est un bel héritage à chérir, mais voilà pourquoi il faut la rénover. Pour l’instant, les ambassades se crispent sur des pratiques de plus en plus dépassées. Les diplomates passent énormément de temps au bureau, avec d’autres diplomates, ou avec des personnalités qui servent de « sources », mais dont il n’y a honnêtement plus grand-chose à tirer. Leur travail reste centré sur les capitales et des enjeux conventionnels : géopolitique dans les pays en crise, coopération économique dans les États en paix.

Au fil des ans, le dispositif diplomatique n’a développé que trop peu de compétences dans de trop nombreux domaines. Par exemple, les ambassades gèrent mal l’information en interne. Leurs employés sont obligés à réinventer constamment la roue. Elles se retranchent et se ferment dans les situations instables, ce qui réduit leurs capacités d’analyse et d’action. Elles communiquent de façon superficielle, à coup de déclarations creuses et de publications plus vides encore sur les réseaux sociaux. Elles financent toutes sortes de projets de développement dont beaucoup s’étiolent, passé le moment de l’inauguration, comme s’il s’agissait seulement d’annoncer des progrès sans jamais avoir à tirer de leçons des échecs, qui sont nombreux. Les ambassades sont à peu près absentes, aussi, sur des thématiques essentielles du monde actuel : elles ressassent des généralités sur le changement climatique, la digitalisation, la mobilité, les inégalités économiques, même le droit international humanitaire, bien plus qu’elles ne consolident leur propre expertise dans ces domaines clefs.

Au final, notre diplomatie est une diplomatie de l’événementiel, du projet sans lendemain, du contrat entre entreprises, de la prise de position déclamatoire, ou encore du coup politique. Il y a peu de suivi, de stratégie, de travail de définition des intérêts de la France à long terme. Or les diplomates sont des gens intelligents, bien formés, bien payés : c’est à elles et à eux de repenser leur propre métier. C’est à elles et à eux de commencer à reconnaître que leurs moyens demeurent impressionnants, même si les budgets décroissent depuis des années. C’est à elles et à eux de se battre pour employer ces moyens à bon escient. Moi, par exemple, je ne parle quasiment plus aux diplomates, tout simplement parce que la relation s’est appauvrie au point de ne plus avoir de sens : nos échanges, au mieux, nourriraient une politique dont je ne comprendrais pas le sens, et ce, sans aucune contrepartie. Cette situation m’attriste, comme elle devrait peiner les diplomates eux-mêmes.

Bien sûr, la plupart des secteurs que je côtoie sont en crise. La diplomatie n’a rien d’exceptionnel, si ce n’est qu’elle résiste davantage au changement, peut-être pour des raisons de statut. Les médias engagent quant à eux un effort de réinvention perpétuelle, pour le meilleur et pour le pire. Le monde scientifique commence à s’ouvrir au grand public, à envisager un rôle social, à sortir de son tête-à-tête avec l’État. L’économie de l’aide au développement n’évolue pas de façon positive, mais n’a pas de réticence à l’admettre, au moins.

Synaps, pour sa part, doit aussi constamment faire son autocritique. Je suis moi aussi formellement évalué par mes collègues, qui signalent mes erreurs et mes limites, et c’est à moi de trouver les moyens de les dépasser. Dans nos métiers à vocation intellectuelle, il est bon de se rappeler que nous avons choisi ces occupations non pas pour le statut qu’elles confèrent, mais pour la responsabilité qui nous incombe de repenser le monde, et notre rôle en son sein. Si un respect nous est dû, c’est seulement sur la base de notre volonté de nommer les problèmes, concevoir des solutions, et ce faisant nous remettre nous-mêmes en question.

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