5 octobre 2023 | tiré de regard.fr |
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Dans une conférence donnée au Collège de France en 1977 et publiée plus tard dans Comment vivre ensemble ?, Roland Barthes a exploré le « fantasme d’une vie, d’un régime, d’un style de vie » qui n’était ni reclus ni communautaire : « Quelque chose comme une solitude interrompue d’une façon réglée ». Inspiré par les moines du Mont Athos, Barthes a proposé d’appeler ce mode de vie en commun l’idiorythmie, du grec idios (le propre) et rythmos (le rythme). « Fantasmatiquement, dit-il, il n’est pas contradictoire de vouloir vivre seul et de vouloir vivre ensemble ». Dans les communautés idiorythmiques, « chaque sujet vit à son rythme propre » tout en étant « en contact les uns avec les autres à l’intérieur d’un type particulier de structure ».
Bien qu’aux yeux de Barthes, ce mode de vie non réglementé soit l’exact opposé de « l’inhumanité fondamentale du phalanstère de Fourier avec son chronométrage de tous les quarts d’heure », sa vision est également utopique. Mais là où Fourier proposait le plan d’une communauté organisée et fermée, Barthes n’esquisse pas tant un modèle qu’il ne cherche à définir une zone entre deux formes extrêmes de vie : « une forme excessive négative : la solitude, l’érémitisme » et « une forme excessive intégrative : aoenobium (laïque ou non) ». L’idiorythmie est donc « une forme médiane, utopique, édénique, idyllique » : une « utopie d’un socialisme des distances ».
Dans cette voie médiane entre la vie solitaire et la vie en commun, le jeu entre les individus est si léger et subtil qu’il permet à chacun d’échapper au diktat de l’hétérorythmie, où il faut se soumettre au pouvoir et se conformer à un rythme étranger imposé de l’extérieur.
La fantaisie de Barthes est d’une grande pertinence pour les visions écosocialistes d’aujourd’hui. L’aporie qu’il identifie – entre solitude et socialité, autonomie et coordination – a des parallèles dans les conflits qui animent le débat actuel entre la décroissance et les partisans d’un New Deal vert ou de ses équivalents. Poussé par l’intensification de la crise écologique, le désarroi de la pensée dominante et le dynamisme du mouvement climatique, le débat est devenu l’un des plus animés sur la scène intellectuelle de gauche.
L’un des principaux points de désaccord concerne le problème de la technologie et de l’échelle. Pour les éco-modernistes comme Matthew Huber, auteur de Climate Change as Class War, pour rendre nos sociétés plus vertes et abolir la pauvreté dans le monde, « un effort social massif d’investissement public et de planification » est nécessaire pour accélérer le progrès technique : la résolution du problème du changement climatique nécessite un développement massif des forces productives. Comme l’a écrit Huber sur Sidecar l’année dernière, « la résolution du changement climatique nécessite de nouvelles relations sociales de production qui développeraient les forces productives vers une production propre ».
Dans cette perspective marxiste traditionnelle, la planification socialiste — de nouveaux rapports sociaux de production — nous permettrait de déployer des solutions technologiques actuellement entravées par la chasse aux profits des capitalistes.
Le philosophe japonais Kōhei Saitō, en revanche, est moins optimiste quant au potentiel écosocialiste du progrès technologique. Selon sa lecture de Marx, exposée dans Marx in the Anthropocene, les forces productives dont hériteraient les éco-socialistes sont les « forces productives du capital » : leur contenu technologique est indissociable des relations de production capitalistes. Plus troublant encore, dans l’interprétation de Saitō, la domination du capital sur le travail n’est pas seulement une question de propriété mais résulte de la socialisation croissante de la production : « Le capital organise la coopération dans le processus de travail de telle sorte que les travailleurs individuels ne peuvent plus effectuer leurs tâches seuls et de manière autonome mais sont soumis au commandement du capital ». Saitō conclut que « les forces productives du capital ne peuvent pas être correctement transférées au post-capitalisme parce qu’elles sont créées dans le but d’assujettir et de contrôler les travailleurs ». La technologie capitaliste « élimine les possibilités d’imaginer un mode de vie complètement différent ». Selon sa vision de la décroissance, « l’abolition du régime despotique du capital peut même nécessiter la réduction de la production ».
Huber et Saitō avancent tous deux des arguments importants sur la transition écologique vers le socialisme, bien qu’ils appartiennent, à bien des égards, à des pôles opposés du spectre de la théorisation de gauche sur le sujet de la crise climatique. Chaque point de vue a ses limites. Alors que le premier implique une foi dans la sagesse et l’agilité d’une future direction politique socialiste pour gérer l’héritage technologique du capitalisme, la seconde néglige le fait que l’abandon des forces productives du capital et la réduction de la production entraîneraient une déspécialisation de l’activité productive, conduisant à une réduction spectaculaire de la productivité du travail et, en fin de compte, à un effondrement des niveaux de vie. Si le prix potentiel de l’adoption éco-moderniste du développement technologique est l’aliénation humaine et la réification techno-capitaliste, le coût probable du rejet de la décroissance est l’austérité et l’appauvrissement.
Ainsi, tout comme le problème de l’idiorythmie était pour Barthes « la tension entre le pouvoir et la marginalité » – entre une réglementation excessive et un isolement excessif – la tâche stratégique des éco-socialistes est de définir un espace à équidistance des excès prométhéens de l’éco-modernisme et des excès ascétiques du communisme de la décroissance, même si la tension ne peut pas être résolue en fin de compte. Fantasmatiquement, comme dirait Barthes, il n’y a rien de contradictoire à vouloir jouir des richesses d’une société technologiquement avancée et à vouloir se développer en harmonie avec la nature.
Plutôt que de choisir entre l’accélération et la réduction d’échelle, l’écosocialisme devrait tenter de trouver un équilibre entre ces alternatives. La réification des forces productives héritées du capital et un certain degré d’aliénation dans le processus de travail ne devraient être tolérées que dans la mesure où elles sont utilisées à des fins démocratiquement légitimes par le biais de la planification, afin de stabiliser le climat et de répondre aux besoins humains.
Une fois que cette voie médiane est acceptée par principe, le véritable travail des éco-socialistes commence. Jason Hickel, spécialiste de la décroissance, a récemment proposé une définition large des objectifs de la transformation écosocialiste (et anti-impérialiste) :
« Nous devons parvenir à un contrôle démocratique des finances, de la production et de l’innovation, et l’organiser autour d’objectifs sociaux et écologiques. Cela implique de garantir et d’améliorer les formes de production socialement et écologiquement nécessaires, tout en réduisant les productions destructrices et moins nécessaires. »
La formulation de Hickel semble incontestable mais définir nos objectifs sociaux et écologiques, et décider quelles formes de production sont nécessaires et lesquelles sont destructrices, implique un changement révolutionnaire. Comme l’a fait remarquer le pionnier de l’économie écologique Karl William Kapp en 1974 :
« La formulation de politiques environnementales, l’évaluation des objectifs environnementaux et l’établissement de priorités nécessitent un calcul économique substantiel en termes de valeurs d’usage social (évaluées politiquement) pour lesquelles le calcul formel en valeurs d’échange monétaires ne parvient pas à fournir une mesure réelle – non seulement dans les sociétés socialistes, mais aussi dans les économies capitalistes. D’où l’aspect ‘révolutionnaire’ de la question environnementale en tant que problème théorique et pratique. »
Barthes n’a pas entièrement développé les implications politiques de ses idées mais elles étaient à ses yeux d’une grande importance. Comme il l’explique au début de la conférence, la force du désir – la figure du fantasme – est à l’origine de la culture. Pourtant, dans la recherche d’un équilibre émancipateur entre coopération et autonomie – développement des forces productives et transformation des relations sociales – la spéculation abstraite sera moins importante que l’attention portée à notre situation historique et aux institutions du monde réel. La puissance du fantasme découle des détails concrets qui le soutiennent.
Cédric Durand
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