Édition du 17 décembre 2024

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Libre-échange

Traité de libre-échange et arbitrage privé : une justice à sens unique en faveur des riches ?

Voici le dernier épisode de notre volet sur les coulisses des procédures d’arbitrages : cette discrète juridiction privée internationale qui règle les conflits entre investisseurs – des multinationales en général – et Etats, dans le cadre des traités de libre-échange. S’il est normal que des investisseurs puissent défendre leurs droits face à d’éventuels abus, ces procédures d’arbitrage favorisent les grandes entreprises des Etats les plus riches vis-à-vis des pays pauvres, particulièrement visés.« C’est un système néo-colonial », dénoncent certains, alors que de plus en plus de pays souhaitent rompre les traités qui permettent aux investisseurs de leur réclamer de gigantesques amendes.

Cinquième et dernier épisode de notre série sur les procédures d’arbitrages entre investisseurs et États.

Voir aussi :

Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats

Néo-libéralisme - Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États

Quand les Etats, même démocratiques, doivent payer de gigantesques amendes aux actionnaires des multinationales

Ce petit milieu d’avocats d’affaires qui gagne des millions grâce aux traités de libre-échange

Des avocats, des arbitres et des hauts fonctionnaires, nous voilà revenus à notre point de départ : ce système est-il juste ? « Les Pays-Bas jouent dans le monde de l’investissement un rôle comparable à celui de la Suisse dans le monde bancaire, soupire Gerard Mommer, l’ex vice-ministre vénézuélien du Pétrole (lire le premier épisode). Il est plus facile d’enregistrer une firme aux Pays-Bas que d’obtenir un visa touristique pour entrer dans le pays. Savez-vous quelles sont les firmes néerlandaises actives au Venezuela ? ExxonMobil, ConocoPhillips et Chevron. Même CNPC, la compagnie pétrolière d’État chinoise, est néerlandaise. »

Officiellement ce n’est pas permis si la seule raison de ce choix d’implantation est l’arbitrage. Mais c’est là, encore une fois, un point qui doit être tranché par les arbitres eux-mêmes. Conoco et Exxon ont transféré leurs actifs vénézuéliens dans des holdings aux Pays-Bas en 2006. Les deux entreprises affirment que cela n’avait rien à voir avec le litige. Mais un autre câble révélé par Wikileaks démontre que ce transfert n’a été organisé qu’après l’émergence du conflit. Et un employé de Conoco a déclaré, lors d’un entretien à l’ambassade américaine, que sa firme a choisi les Pays-Bas « pour préserver ses droits en matière d’arbitrage ».

« Le sandwich hollandais est un exemple d’abus flagrant du système », déclare George Kahale III, l’avocat new-yorkais. Mais pour Mommer, son client, c’est plus que de l’abus. « C’est ainsi que le système a toujours fonctionné depuis le début. Dans l’économie moderne, il est inacceptable que des pays se déclarent les propriétaires de leurs propres ressources. Ce système juridique privé est une réponse préventive. C’est un système néo-colonial. »

De plus en plus de pays en ont assez

Dans la liste des pays poursuivis figurent également le Canada et les États-Unis, à cause de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Mais les États-Unis n’ont encore jamais perdu une affaire à ce jour. En revanche, si l’on dresse une liste des pays qui ont eu à payer le plus d’amendes ou de compensations dans le cadre de règlements à l’amiable, et si l’on compare cette liste avec celle des pays d’où proviennent les plaintes, un tableau très clair émerge. Que cela plaise ou non, l’arbitrage est un moyen par lequel les pays riches disciplinent les pays pauvres. Au niveau global mais aussi à l’échelle de l’Europe (voir également la carte interactive publiée sur le site dédié à cette enquête).

De plus en plus de pays en ont assez, et il ne s’agit pas seulement de « républiques bananières » comme le Venezuela. C’est le cas aussi du Brésil, dont le Congrès n’a jamais ratifié un traité d’investissement, et qui refuse le système. « Il a de nombreux défauts, nous explique le vice-ministre des Finances Carlos Márcio Cozendey dans les couloirs d’une conférence à Genève. Les investisseurs étrangers ont davantage de droits que les investisseurs nationaux. Et cela ne va que dans un sens. Un gouvernement ne peut jamais poursuivre un investisseur ; cela marche seulement dans le sens inverse. »

« L’ISDS[mécanisme de résolution des litiges entre États et investisseurs] n’est pas adapté à ses objectifs, déclare Xavier Carim, représentant permanent de l’Afrique du Sud à l’Organisation mondiale du commerce. Il y a des problèmes très profonds. Nous avons signé de nombreux traités bilatéraux d’investissement dans le passé. À ce moment-là, nous ne savions pas où cela pouvait nous mener. Nous n’avions pas vraiment conscience de ce que nous signions. »

Un problème qui vient des accords de libre-échange ?

Pour des avocats, c’est un argument inconcevable. « Si l’on ne sait pas ce que l’on a signé, j’appelle cela simplement de la paresse, déclare Meijer. Ils étaient en train de dormir, faut-il comprendre. » Le Canadien Fortier (lire l’épisode 4) refuse de répondre, comme si c’était trop stupide pour même en parler. Mais Nathalie Bernasconi-Osterwalder de l’International Institute of Sustainable Development, confirme les propos de Carim. « Nous nous intéressons à l’ISDS depuis des années mais, en réalité, jusqu’à il y a trois ans, je ne parvenais même pas à attirer l’attention des professeurs spécialistes de commerce et d’économie sur le sujet. Même les gouvernements occidentaux ne savaient pas ce que c’était. Un haut fonctionnaire belge m’a dit une fois qu’il ne faisait que tirer un document tout prêt d’un tiroir à chaque fois qu’il fallait signer un traité bilatéral d’investissement. »

Aussi bien les pays riches que les pays pauvres croyaient honnêtement, se fiant à l’opinion des juristes et des professeurs, mais aussi de la Banque mondiale et de la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), que les traités bilatéraux d’investissement étaient un bon moyen d’attirer les investisseurs et de se faire une bonne réputation. C’est seulement aujourd’hui qu’il devient chaque jour plus clair que ces traités ont aussi des conséquences indésirables.

Voir la carte interactive

Cliquez sur un rond (exemple : en Argentine ou en Algérie) pour voir l’ensemble des procédures dirigées contre ce pays et leurs origines, puis cliquez sur les pays d’origine pour voir le détail des procédures

La Cnuced parle aujourd’hui d’une « crise de légitimité ». De plus en plus de pays veulent se débarrasser de leurs traités bilatéraux d’investissement. Ce qui n’a rien d’aisé, dans la mesure où ces traités restent en vigueur pour quinze ou vingt ans après leur annulation. Le Venezuela, l’Équateur, l’Afrique du Sud et l’Inde sont néanmoins en train d’abroger leurs traités existants. La Russie et l’Argentine refusent de payer leurs amendes. Même l’Australie ne veut plus de traités d’investissement, après avoir été confrontée à une demande de compensation de plusieurs milliards par Philip Morris après le durcissement de ses lois anti-tabac. Et l’Italie, qui s’est récemment retrouvée être l’objet de plaintes émanant du secteur énergétique, est sortie l’été dernier de la Charte européenne de l’énergie, un traité qui comprend lui aussi une clause d’ISDS.

« Il n’y a pas d’alternative »

Les arbitres, les avocats spécialisés dans l’investissement et les hauts fonctionnaires occidentaux dénient cette crise de légitimité. « Ce n’est pas parce que certains pensent que ce n’est pas juste que ce n’est effectivement pas juste », nous a ainsi dit Bernard Hanotiau, de la firme d’arbitrage numéro un des classements. « Les gens ne savent pas de quoi ils parlent », répond avec mépris Kaj Hobér, un autre arbitre d’élite que nous avons abordé dans les couloirs d’une conférence à Amsterdam. Il est à la fois arbitre, avocat, professeur, et le prochain secrétaire-général de la prestigieuse Cour d’arbitrage de Stockholm (Suède). Il juge les critiques simplistes. « Il n’y a pas d’alternative. »

C’est peut-être là le fait le plus remarquable qui ressort de nos recherches. Après tout, l’idée même de l’arbitrage implique que ce soit un processus volontaire de résolution des conflits. Si une proportion toujours plus grande des pays du monde ne le considère plus comme volontaire, ne s’agit-il pas d’un problème de légitimité ? Peu de monde dans le milieu de l’arbitrage paraît y prêter une quelconque importance. Les règles sont les règles, font-ils valoir. Ou encore : ils ne font que leur travail. C’est une attitude presque technique, qui paraît complètement décalée par rapport à leurs discours éthiques sur la justice.

Le droit est par définition dans l’intérêt du plus riche

Cette dichotomie, le professeur Bryant Garth la connaît bien. « Les deux visions sont parfaitement complémentaires. Le système de l’arbitrage a été créé pour protéger les investissements avec l’aide du droit. Du point de vue des avocats, seules ces règles comptent. Mais le droit est par définition dans l’intérêt du plus riche. Ce n’est pas du conspirationnisme, c’est ainsi que le droit fonctionne. Les nantis acceptent les règles, car elles leur donnent leur légitimité. » L’argument de Garth est qu’il n’y a pas de droit universel, en dehors des structures de pouvoirs, qui pourrait s’appliquer au monde dans son entier, « même si certains font preuve d’une croyance quasi religieuse en l’existence d’un tel droit ».

« Les avocats n’envisagent l’arbitrage que comme un affrontement technique dans le cadre d’un jeu basé sur des règles strictes. Mais ce jeu est lié à la vision du monde néolibéral. À l’idéal américain d’un monde de libre-échange, où les règles juridiques et les avocats jouent un rôle clé pour donner aux multinationales l’accès aux marchés. »

Dès lors que domine cette vision du monde, il semble tout à fait logique et juste qu’un litige portant sur des milliards de dollars entre le Venezuela et une poignée de compagnies pétrolières se décide dans un tribunal américain, sur la base d’un traité néerlandais et de l’interprétation qu’en fera un avocat et homme d’affaires canadien, avec l’intime conviction qu’il ne fera qu’appliquer équitablement les règles.

« Le lion, c’est nous »

Pendant un cocktail pour des avocats spécialisés dans l’investissement à l’hôtel Amstel d’Amsterdam, après que les exigences du politiquement correct aient été un peu atténuées par le vin, nous avons interrogé Jeroen Luchtenberg, un avocat basé à Paris. « Bien sûr, vous avez raison, nous a-t-il dit. C’est un système injuste. Il y a un problème, même si tout le monde le nie. Mais à qui la faute ? Je ne pense réellement pas que cela soit dû à un manque d’intégrité parmi les arbitres. Écoutez : si un lion et un lièvre dans le même pré reçoivent soudain les mêmes droits, que se passera-t-il ? Rien. Le lion continuera à vouloir manger le lièvre. »

Visiblement, cette magnifique image biblique du lion pacifique, dans le bureau de Daly (lire l’épisode 2), ne reste qu’une vision de l’esprit. « Si le lièvre veut s’en aller dans un autre pré, le lion dit : “D’accord, mais d’abord il faut signer ça.” Et c’est ce que fait le lièvre. Mais cela ne change rien au fait que le lion veut toujours manger le lièvre. » C’est ainsi que va le monde. « Les riches s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent. »

Et, après une autre gorgée de vin : « Le lion, c’est nous. »

Frank Mulder, Eva Schram and Adriana Homolova

Traduction de l’anglais : Olivier Petitjean

Lire l’épisode précédent : Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats

À propos de cet article

Cette enquête a été publiée initialement en néerlandais par les magazines De Groene Amsterdammer et Oneworld. Elle est publiée en exclusivité en français par Basta ! et en allemand par le Spiegel online.

Voir aussi, des mêmes auteurs, cet autre article traduit par l’Observatoire des multinationales : « Pétrole ougandais : Total cherche à échapper à l’impôt grâce à un traité de libre-échange ».

Le texte ci-dessous présente la recherche qui sous-tend l’enquête :

Les critiques du TAFTA, le traité de commerce en discussion entre l’Union européenne et les États-Unis, ont pour cible prioritaire les mécanismes de résolution des litiges État-investisseurs, ou ISDS (pour Investor-State Dispute Settlement, en anglais). Il s’agit d’un mécanisme grâce auquel les investisseurs peuvent poursuivre un État s’ils estiment avoir été traités de manière inéquitable. Selon ces critiques, les multinationales se voient ainsi donner le pouvoir sans précédent d’échapper aux lois, à travers une sorte de système de justice privatisée contre lequel aucun appel n’est possible.

En réalité, l’ISDS n’est pas un phénomène si nouveau. Les plaintes ne sont pas simplement déposées contre nous, pays européens ; au contraire, c’est plus souvent de nous qu’elles proviennent. En 2014, pas mois de 52 % de toutes les plaintes connues avaient pour origine l’Europe occidentale.

Le nombre total de cas est impossible à connaître. Les données sont difficiles à obtenir. C’est pourquoi des journalistes de De Groene Amsterdammer et Oneworld ont entrepris quatre mois de recherches, avec le soutien d’EU Journalism Grants.

Ce travail a notamment débouché sur une cartographie interactive unique en son genre de tous les cas d’ISDS, dont beaucoup n’ont jamais été cités dans la presse. Cartographie qui inclut, autant que possible, le nom des arbitres, les plaintes, les suites et, dans de nombreux cas, le résumé des différends. Pour la présente enquête, nous avons interrogé de nombreux arbitres, des avocats, des investisseurs, des chercheurs et des fonctionnaires, y compris des représentants de pays qui se sentent dupés par l’ISDS, comme le Venezuela, l’Afrique du Sud ou l’Indonésie.

La cartographie et les articles qui l’accompagnent sont disponibles sur le site www.aboutisds.org. Ils ont été publiés initialement en néerlandais à l’adresse www.oneworld.nl/isds.

Adriana Homolova

Journaliste pour Basta Mag.

Eva Schram

Journaliste à Basta mag.

Frank Mulder

Journaliste chez Basta mag.

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