Tiré d’Agence médias Palestine.
Le 20 mai 2024, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a demandé à la CPI de délivrer des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens Benjamin Netanyahu et Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, y compris l’extermination.
Dans la même déclaration, il a lancé un avertissement extraordinaire : « J’insiste pour que cessent immédiatement toutes les tentatives d’entrave, d’intimidation ou d’influence indue sur les fonctionnaires de cette Cour. Mon Bureau n’hésitera pas à agir en vertu de l’article 70 du Statut de Rome si de tels agissements se poursuivent ».
Le Procureur n’a pas précisé la source des menaces contre les fonctionnaires de la CPI.
Conformément à ses procédures établies, la Cour a ensuite confié l’affaire à une chambre préliminaire composée de trois juges et présidée par la juge Iulia Motoc.
Huit jours seulement après l’annonce par le procureur des demandes de mandats et de son avertissement concernant l’intimidation des fonctionnaires de la Cour, le Guardian et +972 Magazine ont publié un exposé révélant une décennie d’interférences, de pressions et de menaces de la part de célèbres agences de renseignement israéliennes à l’encontre du personnel de la Cour pénale internationale afin de faire dérailler les enquêtes sur les crimes israéliens.
Mais à ce moment-là, la Cour est restée silencieuse sur le dossier de la Palestine – un silence qui durera cinq mois. Les observateurs de la Cour ne pouvaient que s’interroger et s’inquiéter de ce retard sans précédent dans l’émission des mandats.
Et puis, comme s’il fallait s’y attendre, au début du mois d’octobre, des publications pro-israéliennes ont commencé à faire circuler des allégations anonymes accusant le Procureur de la CPI d’avoir harcelé une employée de la Cour.
Quelques jours plus tard, le 20 octobre 2024, la CPI a annoncé que M. Motoc, le juge président de la chambre préliminaire de trois juges chargée de décider s’il y a lieu d’émettre des mandats d’arrêt à l’encontre du Premier ministre et du ministre de la Défense d’Israël, avait soudainement démissionné.
Invoquant des « raisons de santé » non précisées, la Cour n’a pas fourni d’autres informations. M. Motoc a été remplacé par la juge slovène Beti Hohler, tandis que le juge français Nicolas Guillou préside désormais la chambre.
En temps normal, ces développements pourraient être à peine remarqués. Mais ce ne sont pas des temps ordinaires, et ce n’est pas une affaire ordinaire.
Israël, un État qui a bénéficié pendant 75 ans d’une impunité soutenue par l’Occident, est enfin, semble-t-il, appelé à rendre compte de ses crimes. Déjà poursuivis pour génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ) et faisant l’objet d’une série d’ordonnances provisoires, les dirigeants israéliens ont reçu en mai un avis de l’autre côté de la ville, à La Haye, leur indiquant que le filet continuait à se resserrer.
La demande de mandat d’arrêt présentée en mai par le procureur de la CPI à l’encontre de Benjamin Netanyahu et Yoav Gallant a suscité une réaction prévisible de la part d’Israël, qui a lancé des récriminations furieuses, des invectives et les tactiques habituelles de diffamation à l’encontre de la Cour.
Ses alliés occidentaux se sont immédiatement joints à lui pour attaquer la requête du procureur, les responsables américain-es allant même jusqu’à menacer la Cour elle-même.
Aujourd’hui, le retard dans l’émission des mandats, suivi de l’annonce du remplacement du juge président, a soulevé de sérieuses inquiétudes quant au fonctionnement de la Cour et à d’éventuelles machinations en coulisses.
Interférences et retards
Le fait que ce retard de cinq mois survienne alors que la première enquête préliminaire sur les crimes d’Israël en Palestine a été ouverte il y a près de dix ans n’a fait qu’exacerber ces craintes.
À titre de comparaison, la CPI a répondu en trois semaines à une demande de mandat d’arrêt à l’encontre du président russe Vladimir Poutine. Dans ses autres affaires, la Cour a mis en moyenne huit semaines pour délivrer des mandats.
L’arrivée de ces derniers développements, qui fait suite à la révélation d’années de menaces et de harcèlement de juges et de fonctionnaires de la Cour par des agent-es des services de renseignement israéliens et des fonctionnaires de gouvernements occidentaux, a mis les partisan-es de la Cour et les opposant-es à l’impunité d’Israël en état d’alerte maximale.
Dans un cas, le chef du Mossad lui-même a menacé l’ancien procureur de la CPI, Fatou Bensouda, et sa famille. (À son crédit, Fatou Bensouda a résisté aux attaques et, avec un courage et des principes exemplaires, a ouvert une enquête sur les crimes israéliens).
Le changement de juge dans cette affaire devrait encore prolonger la décision sur les mandats d’arrêt dans un processus déjà excessivement retardé. Les retards sans précédent (et maintenant encore plus importants) ont soulevé des questions quant à l’existence de facteurs « en coulisses ».
Mais Israël n’est pas le seul État à interférer avec les travaux de la CPI. Agissant au nom d’Israël, les législateur-ices américain-es, le département d’État et les responsables du Conseil national de sécurité des États-Unis ont uni leurs forces pour faire pression, menacer et tenter de faire dérailler les poursuites engagées contre les responsables israéliens, menaçant même de prendre des sanctions contre la Cour.
Risques fondamentaux
Bien qu’il soit impossible de savoir comment ces juges vont finalement statuer, et qu’il n’y ait rien dans le dossier public qui puisse remettre en question leur intégrité judiciaire, les changements dans la composition de la chambre pourraient également avoir d’importantes implications sur le fond.
Par exemple, la nouvelle juge Hohler a publié un article en 2015 (bien avant de rejoindre la CPI) dans lequel elle suggère que la complémentarité peut empêcher l’examen d’Israël parce que « Israël en général a un système juridique qui fonctionne bien et qui est dirigé par une Cour suprême respectée ».
Si l’on fait abstraction de la vaste critique internationale de la Cour suprême israélienne (déjà évidente en 2015) pour son long passé d’approbation des politiques d’apartheid et des crimes d’État contre les Palestiniens, et pour son long passé de tolérance des crimes de guerre israéliens, il est depuis devenu clair qu’Israël n’a aucune intention d’enquêter ou de poursuivre Netanyahou ou Gallant pour les crimes allégués dans la demande de mandats d’arrêt du Procureur de la CPI.
Nous devons espérer que la juge Hohler réalisera maintenant que toute objection de complémentarité (c’est-à-dire qu’Israël enquêtera sur lui-même) est sans fondement, comme l’a déjà constaté la CIJ. Mais l’évaluation profondément déformée qu’elle a faite précédemment du système judiciaire israélien est néanmoins préoccupante.
Dans le même article, la juge Hohler laissait entendre que des considérations politiques externes pouvaient influencer les décisions de la Cour, car « la CPI dépend fortement du soutien de ses États parties, y compris pour tout type d’exécution et pour garantir la présence des auteurs présumés à La Haye ».
Bien que cela puisse être vrai, et que de nombreuses parties au statut (de Rome) de la CPI soient des alliées occidentales d’Israël, les préoccupations relatives à la mise en œuvre ne devraient pas jouer de rôle dans les décisions des juges sur le fond.
Pour sa part, le nouveau juge président français, M. Guillou, est arrivé à la Cour avec un profil « antiterroriste » très marqué. Il a été chef de cabinet du président du Tribunal spécial pour le Liban, qui a condamné un membre du Hezbollah pour l’assassinat de Rafik Harri en 2005, et ancien agent de liaison auprès du ministère américain de la justice, où il a travaillé avec les États-Unis (entre autres) sur des poursuites antiterroristes au plus fort de la « guerre contre le terrorisme » américaine, qui a donné lieu à de nombreux abus.
Le juge Guillou a également (avant de rejoindre la Cour) plaidé publiquement en faveur de la poursuite du « terrorisme » non étatique devant les tribunaux internationaux (ce qui ne s’est jamais produit que dans le cadre du Tribunal pour le Liban, où il a siégé), malgré l’absence de définition du terrorisme dans le droit international et malgré les objections des défenseurs des droits de l’homme et d’autres personnes préoccupées par l’effet juridique corrosif de la « guerre contre la terreur » en matière pénale et dans les situations de conflit armé.
Rien de tout cela ne prouve l’existence d’irrégularités dans le changement de composition de la chambre, ni ne suggère l’existence d’un quelconque manquement à l’éthique de la part des juges. Mais le droit n’est pas non plus une machine dans laquelle les décisions sont prises sur la base d’une application neutre de la loi aux faits. Les opinions, les expériences, les prédispositions et les biais des juges comptent. Quiconque cherche à influencer la Cour le sait.
Et ce fait ne tient même pas compte de l’influence corruptrice des menaces israéliennes et des campagnes de pression américaines contre le personnel de la CPI.
Les défenseurs des droits de l’homme se souviennent bien de la campagne de pression similaire lancée par Israël contre le juge Richard Goldstone, qui dirigeait la Mission d’établissement des faits de l’ONU sur Gaza en 2009, et qui a contraint Goldstone à se rétracter sur les conclusions de la Mission, détruisant ainsi sa réputation dans les cercles juridiques internationaux et les cercles des droits de l’homme, après une carrière juridique de plusieurs décennies et riche en rebondissements.
Accusations infondées contre le procureur
Pour ajouter aux inquiétudes concernant les attaques contre l’indépendance de la Cour, en octobre, un compte X anonyme et peu suivi a tweeté des allégations non fondées de tiers, selon lesquelles le procureur de la CPI, Karim Khan, avait harcelé une employée de la Cour.
D’une manière ou d’une autre, le Daily Mail, un tabloïd anglais de droite pro-israélien (qui est devenu célèbre pour avoir publié de la désinformation israélienne et qui a été banni par la Wikipedia anglaise en raison de son manque de fiabilité et de ses fabrications) a trouvé ce petit compte X et a reproduit les allégations. À partir de là, l’histoire a été reprise par des sites d’information pro-israéliens dans tout l’Occident.
Bien qu’il soit impossible de savoir si ces allégations sont fondées, M. Khan les a démenties et a déclaré qu’elles faisaient partie de la campagne de menaces et de harcèlement dont lui et la Cour font l’objet en raison de leur travail.
Pour sa part, la victime présumée n’a pas déposé de plainte, et ni elle ni le mécanisme de contrôle indépendant (MCI) de la Cour n’ont jugé opportun d’ouvrir une enquête ou de porter des accusations.
Ce qui est clair, cependant, c’est que cette accusation anonyme a rapidement alimenté une campagne de délégitimation contre le Procureur et, par extension, contre la CPI.
Les médias pro-israéliens et les groupes mandataires, voyant la valeur de propagande de lier les allégations à l’affaire contre Netanyahu et Gallant, les ont rapportées avec des titres tels que « Le procureur pour les crimes de guerre qui a inculpé Netanyahu est accusé de harcèlement sexuel », dans une tentative évidente de discréditer les accusations portées contre les accusés israéliens.
Piraterie à La Haye
Ce que nous savons, c’est que (1) la Cour, par crainte ou par faveur, a longtemps été réticente à faire avancer les affaires contre les Israéliens, (2) les agences de renseignement israéliennes et occidentales et les acteurs gouvernementaux ont travaillé pour faire pression sur les juges et les fonctionnaires de la CPI, et (3) les retards dans le dossier de la Palestine sont déjà sans précédent.
Sachant cela, nous devons au moins poser trois questions :
Premièrement, si les « raisons de santé » du juge Motoc étaient dues à quelque chose de plus sinistre ou si elles en étaient la couverture.
Deuxièmement, si les nominations de remplacement qui ont suivi ont été influencées par les positions de fond des juges, présumées ou réelles.
Et troisièmement, si les changements ont été conçus pour justifier de nouveaux retards dans les procédures, profitant ainsi aux accusés israéliens et offrant plus de temps pour des manipulations en coulisses.
Sauf nouvelles fuites ou révélations de la part de la CPI, nous ne connaîtrons peut-être pas la réponse à ces questions avant le coup de marteau, si tant est qu’il y en ait un.
Mais sachant que les retards judiciaires continuent d’augmenter alors même que l’extermination en Palestine se poursuit sans relâche, et sachant que des acteurs néfastes ont pris la Cour pour cible afin d’entraver la justice, la vigilance du public est impérative.
La CPI et celles ou ceux qui cherchent à la corrompre doivent savoir que le monde les observe.
Risque pour la réputation
En effet, la réputation de la CPI, de ses juges et de son procureur actuel est déjà sérieusement entamée, non seulement en raison d’une décennie de retards dans le dossier palestinien, mais aussi en raison d’un déséquilibre dramatique dans son action à l’échelle mondiale.
La Cour s’est presque entièrement concentrée sur le Sud et sur les adversaires présumés de l’Occident. À ce jour, les auteur-es de crimes commis par Israël et tous les autres pays occidentaux jouissent d’une impunité totale sous le statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI).
Pour les États du Sud et les défenseurs de la justice dans le monde, la CPI est de plus en plus suspecte. L’échec de la justice dans l’affaire en cours, toute perception de partialité en faveur d’Israël, toute concession aux pressions américaines ou aux sponsors occidentaux de la Cour, représenteront presque certainement le début de la fin de la CPI.
Poursuivre les délits contre l’administration de la justice
Mais Israël et les États-Unis devraient en prendre bonne note. Le risque auquel ils sont confrontés va au-delà du simple risque de réputation. Le type d’ingérence dans lequel ils ont été impliqués constitue non seulement un outrage moral, mais aussi une violation du droit international.
Et certains des actes révélés pourraient faire l’objet de poursuites pénales de la part de la Cour elle-même.
L’article 70 du statut de Rome de la CPI codifie les crimes contre l’administration de la justice et, surtout, confère à la Cour la compétence de poursuivre ces crimes.
Il s’agit notamment d’« entraver, intimider ou influencer par la corruption un fonctionnaire de la Cour dans le but de le contraindre ou de le persuader de ne pas s’acquitter, ou de s’acquitter indûment, de ses fonctions », et de « prendre des mesures de rétorsion à l’encontre d’un fonctionnaire de la Cour en raison des fonctions exercées par ce fonctionnaire ou par un autre fonctionnaire » (entre autres infractions).
Les personnes reconnues coupables de ces infractions peuvent être emprisonnées par la CPI pour une durée maximale de cinq ans.
En outre, chaque État partie au statut de Rome serait légalement tenu de traduire en justice ces infractions si elles sont commises par ses ressortissant-es ou sur son territoire. Si les États-Unis et Israël ne sont pas parties à la CPI, la plupart de leurs alliés occidentaux les plus proches le sont et seraient contraints de coopérer.
De plus, les Pays-Bas, où se trouve la CPI, sont tenus, en vertu d’un accord de pays hôte avec la Cour, d’assurer la sûreté et la sécurité du personnel de la Cour et de protéger la CPI contre toute ingérence.
D’ailleurs, les procureur-es néerlandais-es envisagent actuellement d’intenter une action en justice contre de haut-es responsables des services de renseignement israéliens pour les pressions et les menaces exercées sur les fonctionnaires de la CPI dans le cadre des affaires concernant la Palestine.
Dernière chance pour la justice
Les risques qui pèsent sur la CPI sont réels.
Israël et les États-Unis ont démontré qu’ils ne respectaient pas l’État de droit et qu’ils n’hésitaient pas à menacer ou à corrompre la Cour.
Et la CPI elle-même a un long chemin à parcourir pour prouver au monde qu’elle est engagée dans le rôle de justice universelle qui lui a été confié, plutôt que de servir de simple bras sélectif de la puissance occidentale.
Mais la solidité du dossier contre Netanyahu, Gallant et d’autres dirigeants israéliens, dans le cadre du premier génocide au monde retransmis en direct, et sous les feux d’une attention publique sans précédent, donne des raisons d’espérer.
Aujourd’hui, Israël est en procès, ses dirigeants sont en procès, et le système de justice internationale lui-même est en procès.
Des acteur-ices malveillant-es s’emploient, publiquement et dans l’ombre, à entraver le cours de la justice.
Si nous voulons que la justice soit rendue, nous devons faire preuve de vigilance.
Craig Mokhiber est un avocat international spécialisé dans les droits de l’homme et un ancien haut fonctionnaire des Nations unies. Il a quitté l’ONU en octobre 2023, après avoir rédigé une lettre ouverte qui mettait en garde contre un génocide à Gaza, critiquait la réaction internationale et appelait à une nouvelle approche de la Palestine et d’Israël fondée sur l’égalité, les droits de l’homme et le droit international.
Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine
Source : Mondoweiss
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