Photo et article tirés de NPA 29
Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec Rapports de force.
Les arbres ont poussé au milieu des carcasses de locomotives, dans la gare de triage de Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime). C’est dans cette commune que Stéphane Lachèvre, cheminot, a grandi. Tout comme ses parents avant lui. « Quand j’étais à l’école primaire, il y avait des cheminots qui venaient dans nos classes pour vanter la SNCF et expliquer le métier », se souvient-il. La SNCF était le principal employeur des 30 000 habitants de cette banlieue de Rouen : « On allait visiter avec l’école les ateliers de réparation. L’identité de la ville était marquée par ce chemin de fer et son triage. » En 1996, le jeune homme qui rêvait d’être conducteur de train est embauché à la SNCF dans le fret – le transport ferroviaire de marchandises.
Mais la gare de triage a fermé en 2010. « Un choc », se rappelle le cheminot. Depuis, la gare de triage de Sotteville est devenue « un cimetière de locomotives ». Pour les trains en bout de course, ou pour ceux en bon état que la SNCF ne fait plus circuler faute d’un trafic suffisant. « À force, on s’habitue », soupire le conducteur de fret. « Mais venir tous les jours au boulot en se disant que ce lieu est devenu un dépotoir… C’est désolant. »
Bien d’autres gares de triage en France incarnent cette dégradation du fret ferroviaire, un moyen de transport de marchandises pourtant bien moins polluant que la route. Après des années d’ouverture progressive à la concurrence de ce qui était jusqu’alors un monopole public, l’État s’apprête à porter le coup fatal. Fret SNCF, qui représente 50 % de l’activité et 4500 cheminots, va être liquidé au 31 décembre.
Transférés au privé, sans garantie sur leurs droits sociaux
Après 28 ans de bons et loyaux services, Stéphane Lachèvre ne sera plus conducteur de Fret SNCF. À partir du 1er janvier 2025 en effet, lui et ses 4500 collègues seront transférés automatiquement vers deux nouvelles filiales. Hexafret, dédiée aux activités du fret, reprendra 4000 personnes. Technis en reprendra 500 pour l’entretien des locomotives. Le capital de la société Rail Logistics Europe, la branche du groupe SNCF qui englobe ces filiales Hexafret et Technis, a un capital ouvert aux actionnaires publics… comme privés. « On avait donc une branche construite avec de l’argent public, que l’on va désormais mettre au service du privé. Avec un schéma de rentabilisation à outrance », expose Julien Troccaz, secrétaire fédéral de Sud Rail.
Une plongée dans l’inconnu. Pendant quinze mois, les conditions de travail des cheminots du fret doivent être maintenues. Mais ensuite : aucune garantie. Après les 15 mois, il y aura de nouveaux accords d’entreprise, en repartant d’une feuille blanche, basée sur la convention collective nationale. « C’est une stratégie de dumping social, tout simplement », résume Sébastien Mourgues, contrôleur de train, secrétaire général de la CGT cheminots du Languedoc-Roussillon. « Quinze mois, ça passe très vite », craint Stéphane Lachèvre, aujourd’hui élu Sud Rail au comité social et économique (CSE) de Fret SNCF. « Nous ne vivons pas bien du tout cette incertitude. »
Même pendant ces quinze mois, certaines dispositions pourraient ne plus être respectées. Les deux filiales ont d’ores et déjà fait savoir qu’elles ne souhaitaient pas appliquer l’ensemble des mesures contenues dans les dizaines d’accords d’entreprise existants, pour le moment, à la SNCF. L’accord sur le temps de travail, par exemple, est en jeu. En vertu de cet accord, et des horaires de travail qui doivent être adaptées aux contraintes des trains de marchandises, qui circulent de jour comme de nuit, les agents avaient jusqu’ici droit à un repos minimum de 14 heures entre deux journées de travail , et de 9 heures lorsqu’ils sont en découché à l’extérieur (pour les conducteurs de locomotive notamment). « On sait qu’il y a une velléité de diminuer ce temps de repos. Sauf qu’en faisant cela, on affecte la sécurité ferroviaire », avertit Sébastien Mourgues. La direction de la SNCF prévoit une réunion sur ce sujet des conditions de transfert le 27 novembre. À peine un mois avant l’échéance.
L’exigence d’un moratoire
Pour espérer mettre un coup d’arrêt à la liquidation, une grève est menée ce jeudi 21 novembre par l’intersyndicale CGT, Unsa, Sud, CFDT. Si le gouvernement et la direction de la SNCF ne répondent pas à leurs revendications, les syndicats font planer la menace d’une grève reconductible à partir du 11 décembre au soir. Un ultimatum. C’est que depuis de longs mois, les syndicats et cheminots se mobilisent et se rassemblent sur le sujet.
Parmi leurs revendications principales : la tenue d’un moratoire. Il s’agit d’un enjeu écologique, donc d’un sujet d’intérêt général, défendent les cheminots interrogés. « Il faut que le grand public se saisisse de ce sujet », insiste Loïc Guigou, conducteur de trains fret à Avignon, secrétaire général de la CGT cheminots locale. « Sur les chaînes d’infos en continu, on parle très peu du fret : on ne parle des cheminots que pour dire qu’ils “prennent en otage” pour les fêtes de fin d’année », déplore-t-il. Ce moratoire était l’une des préconisations de la commission d’enquête parlementaire dont le rapport sur la libéralisation du fret a été clôturé en décembre 2023. Mais jusqu’ici, le gouvernement et le ministère des Transports opposent une fin de non-recevoir.
Le gouvernement affirme seulement répondre à des injonctions européennes.
Rembobinons : en janvier 2023, la Commission européenne annonce l’ouverture d’une enquête à l’encontre de l’État français, soupçonné d’aides illégales versées à Fret SNCF entre 2005 et 2019. Le montant de l’aide publique à rembourser s’élève à 5 milliards d’euros. Pour éviter de devoir payer cette facture salée, l’ex-ministre des Transports Clément Beaune annonce, en mai 2023, le futur découpage du Fret SNCF en deux filiales.
Les activités parmi les plus rentables cédées à la concurrence
« C’est de la lâcheté politique », estime Julien Troccaz de Sud Rail. Les conclusions de cette enquête européenne n’ont toujours pas été communiquées. Lorsqu’elles le seront, si une demande de remboursement est effectivement émise, il sera toujours temps de la contester, martèlent les syndicats. D’autant que la viabilité économique du modèle en deux filiales privatisées interroge. Le CSE de Fret SNCF a commandé des expertises au cabinet Secafi sur le sujet. Dans ces rapports 2023 et 2024, que nous avons pu consulter et que Reporterre avait révélé, il est écrit que les mesures imposées au groupe « risquent de fragiliser l’activité dans son ensemble » et qu’elles vont aboutir à un « modèle économique plus coûteux ».
En outre, une fenêtre s’est ouverte avec un changement de poste : Teresa Ribera, ministre espagnole socialiste et écologiste, devrait devenir la nouvelle vice-présidente de la Commission européenne en charge de la concurrence au 1er décembre. Les syndicats estiment que le gouvernement français pourrait négocier avec elle un changement de cap. « Nous ne lâcherons pas politiquement, au vu de l’urgence climatique. On a beaucoup d’alliés qui nous soutiennent dans la défense du fret, notamment au sein de l’Alliance écologique et sociale [qui réunit huit organisations syndicales et associatives] », martèle Julien Troccaz. « On a quatre semaines pour amplifier le rapport de forces. »
Le transfert aux deux filiales prévu en janvier 2025 a déjà impliqué la baisse de 10 % des effectifs du fret. 500 agents sont partis entre mi 2023 et aujourd’hui. Tous « se sont vus proposer une solution au sein du groupe », s’est maintes fois défendue la direction de la SNCF. « La direction a très bien joué tactiquement : elle a tellement pourri notre roulement, que les personnes ont d’elles-mêmes décidé de partir à droite à gauche et de demander des mutations », explique Loïc Guigou, le conducteur fret d’Avignon, dont le nombre de collègues a été divisé par deux en un an.
C’est qu’en mai 2023, toujours pour donner des gages à la Commission européenne, le gouvernement a annoncé l’obligation pour Fret SNCF de délaisser une part importante de ses trains à la concurrence. Le ministère des Transports a ainsi contraint le Fret SNCF de se séparer de ses flux de combinés, c’est-à-dire son trafic de containers également transportés par voie fluviale ou routière. Le Fret SNCF a dû informer ses clients de leur obligation de trouver un nouvel opérateur d’ici juin 2024 pour gérer ces flux. C’était pourtant la partie la plus rentable du fret, avec une haute fréquence de circulation : les combinés représentent 20 % du chiffre d’affaires et 30 % du trafic. Ils sont désormais aux mains d’autres opérateurs belges, français ou encore allemands.
Conséquence : « Il y a eu une vraie chute de la charge de travail », atteste Loïc Guigou. « Quand vous restez des semaines à attendre que le téléphone sonne, c’est difficile. » Sur la fiche de paie, là où un conducteur expérimenté fret gagne entre 2500 et 2800 euros net, la baisse de l’activité s’est concrétisée par « 400 à 600 euros de moins » chaque mois, du fait de l’absence de primes, précise-t-il.
Les cheminots transformés en sous-traitants des concurrents
À la place, l’État a obligé les cheminots du Fret SNCF à assurer de la sous-traitance pour conduire et maintenir les trains le temps que la concurrence forme ses propres employés. « On est allés jusqu’au bout de l’ignoble », lance Loïc Guigou. « Voir les trains que l’on faisait, nous, être remplacés par des trains roulant pour la concurrence. Et que l’on nous demande en plus d’assurer la sous-traitance le temps que cette concurrence soit prête… C’est très dur humainement. »
Dans ses rapports d’expertise, le cabinet Secafi pointe une exposition aux risques psycho-sociaux « forte » depuis mai 2023. L’incertitude pour l’année prochaine produit le sentiment général que « tout le monde est laissé à l’abandon », décrit Mikaël Meusnier, conducteur du fret depuis plus de vingt ans, par ailleurs secrétaire général du syndicat des cheminots CGT de Perpignan. Cette situation « engendre un sentiment de dégoût. Et puis après, les problèmes professionnels, tu les ramènes à la maison », confie un cheminot, qui préfère en parler anonymement.
« On a exercé nos droits d’alerte sur les risques psycho-sociaux, pour danger grave et imminent », insiste Loïc Guigou. En Languedoc-Roussillon, plusieurs cheminots du fret « sont tombés malades après l’annonce de mai 2023 », abonde Sébastien Mourgues. Partout, les syndicats ont alerté. En Normandie, pour les agents de Sotteville-lès-Rouen, une alerte pour danger grave et imminent a été adressée dès juin 2023 à la direction Fret SNCF et à la direction des ressources humaines par le CSE. Les annonces gouvernementales entraînent « beaucoup d’inquiétudes, d’anxiété et d’angoisse », pointe le document que nous avons consulté. Avec « un profond mal-être psychologique » qui « peut engendrer des ruptures de séquence dans des opérations de sécurité ».
Dégradation historique au mépris des enjeux écologiques
L’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, si elle a touché de plein fouet Fret SNCF entre 2023 et aujourd’hui, ne date pas d’hier. Dès 2006, les lignes nationales du fret ferroviaire sont ouvertes à la concurrence. Trois ans après les lignes internationales. D’où le fait que parmi les agents du Fret, « beaucoup ressentent le sentiment d’un lent déclassement collectif et individuel », pointe le rapport du cabinet Secafi.
La SNCF était en situation de monopole public sur le fret il y a 20 ans. Elle est devenue, au fur et à mesure, un groupe parmi d’autres. Cet éclatement progressif a « cassé l’ambiance cheminote, la solidarité qu’il y avait à l’époque entre nous », regrette Mikaël Meusnier. Mais la SNCF est restée un groupe fort, puisqu’aujourd’hui, elle gère encore 50 % du transport de marchandises. L’ouverture à la concurrence, elle, est loin d’avoir tenu la promesse initiale d’une relance de l’activité. La part modale du fret ferroviaire par rapport aux autres types de transport a diminué de moitié (de 16 à 8 %) entre 2000 et 2018. Dans le même temps, en 15 ans, 63 % des effectifs ont été supprimés. « Un vrai carnage social », résume Julien Troccaz.
À contre-courant de ce que prévoit aujourd’hui l’État français, les pays européens disposant d’une part modale du fret ferroviaire supérieure à 20 %, comme la Suisse, ont « tous développé des politiques publiques actives », note le cabinet d’expertise Secafi. Avec des investissements de modernisation et développement du réseau ferré, ou encore « des incitations au report modal », par exemple l’interdiction de circuler pour les poids lourds certains jours.
Le même argument gouvernemental perdure pourtant : le fret coûterait trop cher, comparativement à la route. « Mais si on commençait à faire payer l’entretien des routes aux transporteurs routiers, et si l’on ne défiscalisait pas le gasoil, et bien peut-être que la bataille ne serait pas la même », raille Loïc Guigou. « On oublie toujours de parler des coûts induits du transport routier, que la société paie : la pollution de l’air, le bruit, les accidents de la route », liste Stéphane Lachèvre.
En 2018, la réforme d’Élisabeth Borne a scellé le sort du fret, en divisant la SNCF en quatre sociétés anonymes (SA), tandis que le Fret est devenu une société par actions simplifiée (SAS). Le tout « en gardant l’endettement historique dans ses comptes et en se mettant sous dépendance de financements bancaires. Ce n’est rien d’autre que la mise à mort de Fret SNCF. Le Fret va disparaître », s’alarmait déjà le CSE de la filière dans un communiqué de 2019.
Nous y sommes aujourd’hui. « Le fret SNCF est dans une situation qui découle de vingt ans de restructurations de l’outil de production », résume Sébastien Mourgues. Pour la suite, avec le basculement du Fret SNCF aux mains de deux filiales ouvertes au privé, « on s’attend à une descente infernale de suppressions de poste », prédit Julien Troccaz. L’opération rappelle le coûteux imbroglio autour de la création de la société Réseau ferré de France (RFF) en 1997, pour dissocier l’entretien des voies ferrées (assuré par RFF) de son exploitation (par la SNCF ou l’ouverture à la concurrence), et loger la dette de la SNCF dans une nouvelle entité. Résultat : pendant la décennie qui suit, à cause de trop faibles investissements, l’état du réseau ferré s’est fortement dégradé avec les conséquences que l’on sait en matière de fermeture de lignes, de dysfonctionnements et de retards pour les usagers.
Le fret, « un laboratoire » pour les TER, Transiliens et Intercités
Les demandes de mutation des agents du Fret, désireux d’éviter le transfert de janvier, se sont multipliées ces derniers mois. Au 31 décembre, chacun sera fixé. Soit le changement de poste – donc de lieu et/ou de conditions de travail – est accepté ; soit le cheminot est automatiquement transféré sans avenant à son contrat dans la nouvelle filiale.
Loïc Guigou, lui, a fait une demande de mutation vers le TER. Mais sa région PACA est en première ligne de l’ouverture des TER à la concurrence – autre sujet de lutte des cheminots depuis de longs mois. Du fret au TER, la direction de la SNCF « emploie les mêmes méthodes sur l’ouverture à la concurrence », décrit Sébastien Mourgues. « Tout cela relève d’une stratégie globale de démantèlement de la SNCF et de baisse des droits sociaux des cheminots. » Ce 21 novembre, l’intersyndicale demande aussi l’arrêt du processus de filialisation des TER, Transilien et Intercités.
Sa mutation, Loïc ne la perçoit donc que comme « une mini bouffée d’oxygène. Je sais que dans quelques années, je vivrai au TER la même chose que ce que j’ai vécu au Fret. » Les cheminots les plus anciens « mesurent que tout ce qui a été fait avec Fret SNCF, c’est le laboratoire de ce qui va s’appliquer ailleurs, dans les autres services », soutient Sébastien Mourgues. « D’où leur forte colère aujourd’hui. »
Maïa Courtois 20 novembre 2024
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