Édition du 17 décembre 2024

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Arts culture et société

Second Alcibiade de Platon (texte 32)

Attention à ce que vous demandez aux dieux

Le Second Alcibiade[1], ou Sur la prière, est un dialogue philosophique apocryphe. Socrate rencontre Alcibiade « en route pour aller prier le dieu » en raison d’une « préoccupation particulièrement importante  ». Puisque la prière n’a pas toujours des conséquences heureuses, en songeant à l’exemple d’Œdipe, Socrate demande à Alcibiade s’il a bien médité la question de savoir ce qu’il convient de demander aux dieux. Une certaine prudence semble nécessaire, étant donné l’ignorance trop présente dans la nature humaine.

Sur Œdipe…

Un enseignement important s’inspire du mythe d’Œdipe (« pied enflé »), lui qui fut banni pour avoir tué son père, nommé Laïos (« qui possède un troupeau ») et roi de Thèbes, et épousé sa mère, nommée Jocaste (« lune brillante ») (Graves, 1967, pp. 1 161, 1 162 et 1 168). Selon le récit, Laïos était désespéré de ne pas avoir une descendance et s’enquit un jour auprès de l’Oracle de Delphes qui lui présenta ce malheur comme étant plutôt une bénédiction venue du Ciel, puisque tout enfant que lui donnerait Jocaste deviendrait la cause de sa mort. Lorsque son épouse l’ayant enivré enfanta un fils, Laïos s’empara plus tard de l’enfant, lui perça les pieds et s’en débarrassa. Recueilli et élevé à Corinthe par le roi Polybos (« nombreux boeufs ») (Graves, 1967, p. 1 174), Œdipe, devenu adulte, rencontra Laïos en chemin par un concours de circonstances, prit rage suite à un affront et le tua. Il se rendit ainsi à Thèbes, qu’il délivra du joug du Sphinx et à qui l’on donna la main de la veuve du roi, Jocaste, sa mère qu’il ne connaissait pas. Ce fut l’aveugle Tirésias (« qui prend plaisir aux signes ») (Graves, 1967, p. 1 182), lors de son passage devant Œdipe maintenant roi, qui révéla tout d’abord la volonté des dieux pour mettre un terme à l’épidémie de peste qui sévissait alors dans la cité, et ensuite une autre calamité, à savoir la vérité sur l’origine d’Œdipe. Celui-ci se creva les yeux, tandis que Jocaste se suicida. Selon une version, plusieurs ont accusé Œdipe de la disparition de la reine, mais il continuera de régner jusqu’à son trépas sur un champ de bataille, ce qui s’avère peu crédible étant donné sa cécité, alors qu’une autre version avance plutôt l’idée que le frère de Jocaste, Créon (« gouverneur ») (Graves, 1967, p. 1 143), l’aurait chassé de la cité. Mais avant de quitter, Œdipe aurait maudit ses fils — et frères — Étéocle (« véritable gloire ») et Polycine (« nombreuses dissensions ») (Graves, 1967, pp. 1 150 et 1 174) pour leur manque de respect à son égard.

Ces frères jumeaux furent élus pour régner conjointement sur le trône de Thèbes suite au départ d’Œdipe. Selon l’entente, chacun devait trôner à tour de rôle pendant un an, mais Étéocle, qui avait débuté le règne le premier, ne voulut point céder la place à son frère et le bannit donc, sur la base de ses mauvaises intentions. Dans le conflit entre Argos et Thèbes, Polycine réapparut avec son beau-père, le roi Adraste (« qui ne recule pas ») (Graves, 1967, p. 1 128). Mais face à la barbarie des batailles et des nombreuses pertes, Polycine proposa une solution pour résoudre le problème de la succession du trône en invitant Étéocle à un combat singulier, ce que ce dernier accepta. Durant le duel, les deux frères s’entre-tuèrent, chacun blessant l’autre et laissant ainsi à Créon, leur oncle, les pouvoirs de commander l’armée de Thèbes face à l’envahisseur.

Ainsi, un roi qui demandait d’avoir des enfants n’en voulut plus mais en obtint un, cause de son trépas, puis cet enfant, devenu roi à son tour, maudit sa descendance consanguine qu’il aurait peut-être préféré ne pas avoir non plus et qui s’entre-tuèrent finalement pour le trône. Si Alcibiade insiste auprès de Socrate sur le délire d’Œdipe afin de justifier cette mauvaise tournure, lui qui demanda donc aux dieux à ce que ses deux fils se partageassent son royaume dans la confrontation, est-ce donc dire que Laïos était plus sensé qu’Œdipe, sinon que sa foi envers l’Oracle de Delphes doit être passée sous silence pour camoufler l’« insensé » de son jugement responsable de la suite de l’histoire ? Celui donc qui a été appelé « pied enflé », puisque crevé ou marqué, a donc eu le dessus sur celui « qui possède un troupeau », qui vit donc dans l’opulence, parce que le premier a été jugé à mal sur la base d’un présage venu des dieux, présage jugé bon et qui se réalisera enfin par la foi d’un homme craintif et ignare. Par contre, la malédiction de « pied enflé » s’entrevoit aussi dans l’animosité de ses deux fils jumeaux — ou frères avec leur père — (autrement dit, une trinité obtenue par le père également frère — ou un égal, sans l’être véritablement — ou encore par l’entremise de ses enfants-frères jumeaux aux noms symbolisant l’unité dans le père-frère), c’est-à-dire dans la lutte qui oppose « véritable gloire » et « nombreuses dissensions », dont la réunion expose la valeur de la gloire remportée grâce aux dissensions encourues, tandis que la division amène la gloire à renier l’importance des dissensions qu’implique souvent sa nature, ce qui occasionne sa propre perte, puisque sans dissensions il ne peut y avoir une véritable gloire. Et dans la chute du père-frère, les frères jumeaux s’entendent sur leur propre renversement.

Nul doute, cette décision de rappeler le mythe d’Œdipe par Socrate se comprend encore mieux à travers les noms des personnages, dans la mesure où les prières ont tendance à oublier de rendre grâce pour préférer demander richesses, pouvoir, autorité, sinon prestige, surtout chez les rois, à savoir des souhaits qu’Alcibiade espère manifestement pour lui-même. Est-ce donc sous l’influence d’une folie de la volonté égoïste ou des pensées insensées que prient ainsi les rois, mais encore plus généralement toute autre personne qui proportionne ses demandes au pouvoir accordé aux dieux dans une imagination de leur aptitude à la démesure ?

Entre l’insensé et le sensé

Du délire d’Œdipe apparaît ainsi l’opinion selon laquelle toute folie s’oppose au bon sens et révèle les pensées insensées. Or, elles ne peuvent devenir concrètes sans les êtres insensés qui les génèrent et qui semblent souvent dépasser en nombre ceux pouvant être jugés « sensés », aux dires de Socrate. Sont donc sensés ceux et celles qui savent ce qui doit être dit ou fait, c’est-à-dire ce qui est bon et utile. Dans ce cas, avant de prier les dieux, une démarche doit être entreprise : il faut mieux connaître, il faut s’instruire à la fois sur notre demande et sur les dieux. Autrement dit, la première étape consiste à reconnaître notre ignorance et à acquérir ensuite une connaissance grâce à laquelle nous serons mieux formé.e.s pour approcher les dieux dans la prière.

Socrate affirme et démontre donc que les hommes parlent et agissent sans s’interroger plus à fond sur ce qu’ils demandent aux dieux. En agissant de la sorte, ils agissent comme des insensés (des « irréfléchis »). Le mal, dont ils sont à l’origine, résulte de leur ignorance. C’est donc l’ignorance du bien (le « mieux ») qui gâche la prière (Platon, 2020, 139c-143c). Il faut par conséquent adresser avec prudence et parcimonie des prières aux dieux (Platon, 2020, 143c-150b), ce qui implique, pour Alcibiade, de faire preuve d’un peu plus de sagesse et de prudence, de bénéficier de l’assistance d’un maître avant de se précipiter « pour aller prier le dieu » (Platon, 2020, 150b-151c et 138a) ; bien sûr, le maître en question mériterait d’être un philosophe.

Ce dialogue entre Socrate, le philosophe, et Alcibiade, le futur homme d’État, traite de l’utilité de la prière au point de vue philosophique. Socrate soutient au départ que seul celui qui sait ce qui est bon pour lui peut prier les dieux et, conséquemment, toute prière suppose une réflexion philosophique sur les dieux. Ce dialogue illustre la recherche socratique d’une science du bien (le « mieux »). Il s’agit de montrer qu’avant de prier les dieux et de leur formuler des vœux, il faut acquérir à la fois la sagesse et la vertu.

Des leçons à retenir

Dans son guide pouvant être intitulé « Comment bien prier les dieux », Platon (2020), à travers Socrate, révèle quatre leçons : la première revient à la prudence, car «  […] il est imprudent d’accepter inconsidérément ce qu’on vous offre, et de prier pour que cela se réalise, si l’on s’expose à en subir un dommage, ou même tout bonnement à perdre la vie  » (141c-d) ; la deuxième insiste sur le besoin de nourrir notre esprit de plusieurs sources de connaissances valables, afin de rendre bonne et utile la prière, dans la mesure où «  […] l’acquisition des autres sciences, si elle n’est pas accompagnée de celle qui vaut le mieux, risque rarement d’être utile ; bien au contraire, elle risque le plus souvent d’être nuisible pour qui la possède  » (144-c) ; la troisième représente un postulat ou un axiome à retenir sur la quantité de personnes irréfléchies et impose l’humilité : « Il y a peu de gens réfléchis, mais il y a de nombreux irréfléchis  » (145-a) ; et finalement, la quatrième repose sur l’importance des mots employés, pour éviter de devenir poète, puisque « […] le poète s’exprime en termes voilés, comme le font presque tous les autres poètes. C’est par nature, la poésie dans son ensemble s’exprime en termes voilés, et il n’est pas donné à n’importe qui d’en saisir le sens » (147b-c). En résumé, les éléments à retenir consistent à user de prudence, à s’instruire sur les conséquences de nos demandes, de choisir les bons mots et surtout d’éviter de se surestimer en se croyant mieux qu’autrui, afin de préférer une nature humble et d’accepter notre ignorance, évitant alors d’être catégorisé parmi les « insensés » ou les « irréfléchis ».

Conclusion

Cet écrit de Platon, bien qu’apocryphe, expose largement l’inclination humaine à rechercher des faveurs plutôt qu’à rendre véritablement grâce aux dieux. Mais encore plus important, les demandes faites reposent souvent sur des futilités en ignorant les conséquences possibles, comme si toute pensée jugée bonne produirait une action également bonne avec des répercussions toujours bienfaisantes ; alors que nos limites ont tendance à négliger les possibilités d’effets indésirables, ignorés ou non recherchés. Cet enseignement va au-delà de la prière aux dieux pour englober le pouvoir de dirigeant.e, puisque Alcibiade a pour destin de le devenir, ce qui signifie qu’il demandera aussi aux hommes des faveurs susceptibles d’entraîner de graves conséquences si mal réfléchies. N’empêche qu’à l’époque de Platon, on accordait aux dieux le pouvoir d’intervenir dans l’existence humaine et d’agir à leur guise selon la qualité de la prière reçue, en résumant ici promptement la croyance commune. Et puisqu’un roi possède sur terre un champ d’influence très étendu, ses prières peuvent avoir aussi des répercussions sur le peuple, leur causant diverses vicissitudes. S’ajoute leurs effets sur son humeur, sur la nécessité à savoir conjuguer, toujours pour le roi, les « multiples dissensions » et la « véritable gloire », c’est-à-dire celle qui dépasse l’égoïsme et implique des actes de sagesse, pour ne pas être marqué comme « pied enflé ». Il le pourra, si et seulement si, sa nature sensée s’expose. Peu importe, un avertissement est lancé : faites attention à ce que vous souhaitez, car rappelez-vous qu’une fois le message envoyé il ne vous appartient plus.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

14 juin 2022

Références

Platon. 2020. Second Alcibiade : (ou Sur la prière ; genre maïeutique). Dans Luc Brisson (Dir.), Platon œuvres complètes. Paris : Flammarion, pp. 46-60.

Graves, Robert. 1967. Les Mythes grecs. Paris : Fayard, 1 185 p.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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