Édition du 10 décembre 2024

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Arts culture et société

« Rabia » de Mareike Engelhardt

Que s’est-il passé dans la tête de Jessica et de Laïla, deux amies parties tout soudain de France pour gagner Raqqa en quittant sans prévenir leur travail et leur famille ? Rabia, premier long métrage, très documenté au réalisme halluciné, nous plonge dans le quotidien d’une ‘madafa’, une maison regroupant exclusivement les femmes étrangères, célibataires ou veuves, destinées au mariage.

Tiré du site Le café pédagogique

27 novembre 2024
Lecture suggérée par André Cloutier

En choisissant de représenter au cinéma la ‘madafa’ de sinistre mémoire (jamais photographiée ni filmée à l’époque), suggérant le huis clos d’un lieu d’enfermement, d’oppression et de conditionnement à la soumission des femmes, un espace étouffant dirigé d’une main de fer par une femme fanatique, la réalisatrice Mareike Engelhardt, tente de répondre à la question initiale et en soulève bien d’autres, intimes et universelles. Elle en formule la portée en ces termes : «  Ce n’est pas un film sur l’islam, sur le djiadisme mais sur l’embrigadement de masse, les mécanismes de déshumanisation… ». D’où vient, en effet, que Jessica puisse choisir la voie des bourreaux ?

Aux origines de la fiction, contexte historique, témoignages, expertises

C’est à la suite de la prise de la ville de Raqqa en 2014 que l’Etat islamique impose la charia à tous les habitants et lance un appel à venir de toutes parts soutenir la création d’un ‘Califat’. Alors que Daech (autre appellation de l’organisation terroriste islamiste) conforte son emprise sur Raqqa dans la Syrie en guerre, des milliers de jeunes radicalisés (en quelques mois pour certains) venus du monde entier, issus de milieux divers, rejoignent ce ‘pays’ idyllique dans l’illusion d’un engagement total et la promesse d’une nouvelle vie.

Des filles, parfois très jeunes, en perte de sens, partent en cachette de leurs parents vers une terre inconnue, aveuglées par l’absolutisme de leur croyance. Un imaginaire romanesque (allant jusqu’à désirer pour époux un combattant du Djiad) et un embrigadement idéologique tels que certaines n’en sont jamais sorties, même celles qui sont revenues dans leur pays d’origine.

Le caractère totalitaire de cette folle entreprise criminelle, et l’implication singulière des femmes en son sein, conduisent la cinéaste à une investigation approfondie devant ce qu’elle nomme ‘l’incompréhensible’. Rencontres avec des femmes ayant séjourné un certain temps à Raqqa auprès de l’Etat islamique et demeurant, après leur retour, remplies de haine de l’autre et d’esprit de vengeance, présence aux audiences des procès de e certaines filles au Tribunal de Paris, recoupements des informations concernant le statut et le mode de vie des femmes dans les ‘madafas’, enquête sur la personnalité de la tristement célèbre Fathia Mejjaati (dite Oum Adam), dominatrice rigoriste et sadique, toujours en fuite aujourd’hui, laquelle a inspiré le personnage de Madame (magistralement interprétée par la grande Lubna Azabal), recours à l’expertise de deux spécialistes du djihadisme féminin, Céline Martelet et Edith Bouvier, lesquelles ont enrichi par leurs connaissances le travail des comédiennes durant la préparation. Sans oublier les confrontations encadrées avec d’anciennes ‘pensionnaires’ de ces lieux d’enfermement et d’endoctrinement.

Du soleil radieux aux ténèbres, esthétique de la lumière, partis-pris

Dans l’avion qui les emporte vers Raqqa, Jessica (Megan Northam, comédienne impressionnante par sa présence et la puissance de son jeu) et Laïla (émouvante incarnation de Natacha Krief) contemplent au dessus des nuages blancs le soleil éclatant, avec des sourires radieux et des rires de petites filles, elles font des allusions au paradis qui les attend. Les nuages se fondent ensemble en une masse crémeuse envahissant tout notre champ de vision.

Puis, avant l’atterrissage, les nuages changent de couleur. Et nous entrons avec elles dans une maison en forme de forteresse et décelons vite les premiers signes d’un cadre d’asservissement, des signes que nos deux copines enthousiastes ne voient pas.

Ainsi suivons-nous les rituels imposés à l’intérieur de cet étrange gynécée : les femmes entre elles, sur ordre, sont peu à peu dépouillées de leur ancienne identité (et de leurs vêtements d’origine) pour être préparées à la fois psychologiquement à la soumission aux préceptes et aux interdits religieux édictés par l’état islamique ; et physiquement (changement de sous-vêtements pour une semi-nudité aguicheuse et maquillage, bientôt masqués sous un voile recouvrant corps et chevelure) pour devenir des objets sexuels à la merci des pulsions des guerriers et futurs époux ; des maris qu’on leur choisit pour une rencontre de quelques heures lors d’un retour du front.

Un premier contact qui peut se transformer, après quelques préliminaires (enlève ton voile ! Veux-tu des enfants ? Aimes-tu les abricots ?), en tentative de viol comme Jessica en fait la précoce expérience.

Une épreuve marquante qui la conduit à repousser brutalement l’agresseur et à s’échapper. Prélude cependant à un retournement majeur. Au lieu de sortir de son aveuglement, progressivement elle passe dans le camp de la dominatrice, adepte des châtiments corporels, des diktats humiliants et autres injonctions au respect de la supériorité masculine, violences conjugales comprises ; une maîtresse fanatique et manipulatrice qui la forme pour que celle-ci devienne à son tour une arme de dressage des nouvelles arrivantes.

Au fil du temps, dans une atmosphère de guerre dont le champ de bataille (et les morts) reste hors champ comme les violences physiques faites aux femmes à l’intérieur sont exclues du cadre même si nous en entendons les coups et les cris étouffés, le blanc du ciel au dessus de la forteresse et la blancheur ocre du lointain sans hommes en armes visibles disparaissent de plus en plus.

Dominent alors les lumières indirectes et voilées descendant des fenêtres et les lueurs tamisées des espaces intérieurs de la madafa jusqu’aux appartements de Madame un temps plus lumineux et spacieux. Avant que de clairs-obscurs en lumières biaisées au cœur de ce lieu dont il est interdit de sortir sous la clarté des étoiles, la forêt de voiles noirs, ceux des femmes opprimées, se fondent dans le noir des bombardements annonciateurs de la chute de Raqqa, jusqu’à l’entrée dans les ténèbres.

Espace mental de Rabia et questionnement universel

Avec Agnès Godard, la directrice de la photographie, et Daniel Bevan pour le décor, la cinéaste crée ainsi un espace mental favorable à la figuration de la ‘révolution’ intime qui se produit chez Jessica, devenue Rabia à la faveur de ce basculement dans le camp des bourreaux. La réalisatrice tente par cette recherche formelle de nous donner accès, sans complaisance, à la trajectoire de Rabia et d’autres femmes qui lui ressemblent dans le rapport maîtres.ses/esclaves, dans la relation ambigüe à la domination.

Mareike Engelhardt revendique son origine allemande et son appartenance à ‘la dernière génération qui a connu ceux qui ont participé à l’un des pires crimes de l’humanité’.
Tout en refusant clairement les raccourcis entre le terrorisme islamiste et le nazisme, à partir d’une histoire imaginée avec le scénariste Samuel Doux, la fiction tranchante qui glace le sang nous contraint à une réflexion profondément dérangeante à laquelle la cinéaste nous incite ainsi : ‘Qu’est-ce qui fait qu’au cours d’une vie on bascule du mauvais côté ? Comment est-ce possible de se faire absorber par un système qui nous enlève notre humanité ? Et surtout, pourquoi les gens y restent-ils ?’.

La dernière scène du film voit Jessica/Rabia, un enfant dans les bras, se réduire à une silhouette lointaine et minuscule, sur le point de se confondre avec le sol aride d’une terre sans vie.

Samra Bonvoisin

« Rabia », film de Mareike Engelhardt-sortie le 27 novembre 2024

Festivals et Prix 2024 : FFA, Angoulême (Compétition), Deauville (Prix d’Ornano-Valenti), Valenciennes (Prix du Jury), War on screen (Prix du Public), Arte Mare (Prix du Public et Mention Spéciale Jury jeune), Effervescence de Mâcon (Prix du Public).

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