Édition du 18 février 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Arts culture et société

Pas de projection pour le documentaire renié

Quand nos festivals renient des cinéastes pacifistes de chez nous mais qui sont d’origine russe et israélienne

Je tiens à exprimer mon incrédulité face au comportement des festivals RIDM et TIFF. Les premiers avaient sélectionné pour l’édition du novembre 2024 un documentaire au titre « Rule of Stone » qui fait le tour du monde, produit et réalisé par Danae Elon, une Canadienne de Montréal née en Israël. Mais tout d’un coup, à la dernière minute, le festival a annoncé l’annulation de la projection. Le film en question dénonce l’occupation israélienne de la Palestine. Sa cinéaste Danae Elon ait dit publiquement à plusieurs reprises qu’un génocide se déroulait à Gaza. Alors pourquoi cette marche an arrière ?
Sur le site des RIDM, plus précisément sur la page consacrée au film en question, on retrouve la motivation :

« Aux RIDM, nous veillons à maintenir la transparence et l’intégrité dans nos interactions avec les cinéastes, le public et nos partenaires. Danae Elon est une réalisatrice Israélo-canadienne dont les RIDM ont accompagné les films et reconnaissent son engagement personnel à critiquer et questionner l’état d’Israël.

À l’origine, notre équipe de programmation a été profondément touchée par Rule of Stone, un film d’une qualité remarquable qui porte un regard critique sur le projet colonialiste de Jérusalem-Est suivant sa conquête par les forces israéliennes en 1967. Cependant, l’absence de certaines informations relatives à quelques sources de financements israéliens reçus lors de l’étape de développement du projet de film a limité notre capacité à collaborer de façon transparente avec d’importants partenaires, y compris des membres de la communauté soutenant activement le peuple palestinien. Après consultation de la part des RIDM de toutes les parties concernées, la cinéaste a retiré son film de la programmation de notre 27e édition.
(…) Nous sommes confiant·e·s que ce film aura la chance de rejoindre un public montréalais sous peu dans un autre contexte que les RIDM et nous vous encourageons à suivre les réseaux du distributeur Filmoption International pour vous tenir informé·e·s de projections futures.

Je le répète, Danae publiquement ne parle pas seulement de crimes mais aussi de génocide, un mot que la plupart des Juifs, même ceux de gauche, rejettent. Danae Elon vient d’une famille pacifiste et de gauche.

Sur la même page, le RIDM a posté un lien vers une autre page où l’on peut lire la lettre de réponse de Danae. J’en tire quelques extraits significatifs :

« (..) il n’est pas possible aujourd’hui d’aborder les nuances dans la lutte commune pour la justice en Palestine. Je suis profondément attristé et bouleversé par ce qui a conduit à cette situation. Le financement israélien reçu il y a six ans au stade du développement du projet de film provenait de la fondation Makor pour les films israéliens, qui est une organisation à but non lucratif enregistrée avec un personnel et un conseil indépendants, et de l’Institut Van Leer de Jérusalem, un centre financé par des fonds privés pour l’étude interdisciplinaire dans les sciences humaines et sociales, et le développement de nouvelles façons d’aborder les questions d’intérêt mondial qui ont une importance particulière pour la société israélienne et la région. Il est clair que ni l’un ni l’autre n’a eu le moindre contrôle éditorial ou la moindre influence sur le contenu du film. Nous nous efforçons de trouver un lieu approprié pour présenter le film aux Montréalais (…) Ce que certains appellent une guerre n’en est pas une, c’est un génocide. Un génocide qui se déroule en ce moment même. Ces agressions font des victimes sur tous les fronts - et je me tiens ici avec rage, larmes et angoisse, car je suis presque incapable d’exprimer tout cela en une seule déclaration (…) Il y a dix ans, j’ai pris la décision d’immigrer au Québec pour que mes trois fils n’aient jamais à s’enrôler dans l’armée israélienne »

L’autre chose regrettable vient du TIFF.

En 2023, un documentaire de la Canadienne d’origine russe Anastasia Trofimova, « Russians at War » est sélectionné pour la Mostra de Venise, où il est acclamé. Il est ensuite sélectionné au TIFF de Toronto, mais sous la pression de groupes antirusses, le festival décide soudainement de ne plus programmer le documentaire. Pourquoi ? Parce que cette cinéaste, d’une manière extrêmement courageuse, en véritable et grand documentariste, a raconté la vie des soldats russes au front pendant six mois, au péril de sa vie, non pas pour justifier l’agression de Poutine contre l’Ukraine, mais pour montrer l’expérience tragique des soldats, en particulier d’une armée d’invasion.

Alors, de grands cinéastes comme Sam Peckinpah n’auraient jamais dû tourner « La croix de fer » en 1977, dont le protagoniste était un officier allemand qui s’était donc battu dans le mauvais camp pendant la Seconde Guerre mondiale ? Orson Welles a pourtant fait l’éloge de ce film également et précisément parce qu’il s’agissait du point de vue d’un soldat. Les plus grands films antimilitaristes sont souvent ceux dans lesquels l’expérience de l’armée attaquante est racontée. Je ne citerai que deux exemples : « Soldat bleu » (1970) de Ralph Nelson et « À l’ouest rien de nouveau » (surtout celui de 1930 et le livre du même nom dont il est tiré).

Je me souviens de la controverse qui a éclaté au tour de "Valse avec Bachir" (2008) un documentaire d’animation de Ari Folman qui raconte l’expérience d’un soldat israélien pendant l’invasion israélienne du Liban en 1982 et le massacre de Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. Le récit, comme dans le cas de « À l’ouest rien de nouveau » est autobiographique.

J’en avais discuté à l’époque avec deux amies proches, une franco-juive et une arabe israélienne (c’est-à-dire une Palestinienne avec un passeport israélien). Cette dernière refusait l’idée qu’un soldat israélien ait le droit de faire un film pacifiste, parce que, selon elle, le film avait un ton et l’objectif de nous fournir une idée « complaisante de soi-même ». L’amie Juive était incertaine, mais penchait davantage pour notre amie palestinienne, comme si elle avait un certain sentiment de culpabilité (même si elle n’avait jamais vécu en Israël) parce qu’elle venait d’une famille ayant de fortes sympathies sionistes, même si elle avait toujours vécu à Paris. Pour ma part, j’ai soutenu que, d’un point de vue cinématographique et politique, ce cinéaste avait le droit de faire un film sur son point de vue.

Un critique de cinéma communiste bien connu en Italie, Roberto Silvestri, m’a raconté qu’au sein de la rédaction du « Il Manifesto » (un historique quotidien communiste mais indépendant et notamment critique à l’égard du parti communiste italien), il y avait eu un conflit amer à propos de "Valse avec Bachir" . Pour beaucoup de camarades, m’a-t-il dit, l’idée même de le faire sous forme de films d’animation, conduisait comme à adoucir, embellir, poétiser, angéliser, le soldat israélien, qui par contre reste un citoyen et un soldat d’un État occupant.

Il y a quelques mois, une amie chroniqueuse de Montréal, qui a pu voir « Russians at War » grâce à une accréditation au festival de Venise, me disait au sujet de la non distribution de ce film au Canada : «  Je comprends la controverse et les réticences, car n’oublions pas que la Russie a attaqué l’Ukraine  ».

En tant que cinéaste et citoyen militant de gauche, mais je me sens un peu mal à l’aise face à cette nouvelle façon d’interpréter la « politically correct ».

Je viens d’une famille laquelle, entre autres, a été toujours engagée contre l’occupation israélienne, sois à travers l’organisation de concerts et projections, soit à travers manifestations et voyages en Palestine. J’ai fait partie à Montréal du comité qui avait ramassé des fonds pour une ONG palestinienne lors de la guerre de Gaze en 2014. À l’époque, nous pensions que la vengeance et l’action militaire israéliennes semblaient si féroces qu’elles ne pourraient jamais être égalées ou surpassées. Malheureusement, nous avions tort. Il n’y a jamais de limite au pire.

Pourtant, ni hier ni aujourd’hui, je n’ai succombé au chant des sirènes de l’antisémitisme ou au déni aux voix (hélas, de plus en plus faibles et mince, surtout après le massacre du 7 octobre) de ceux qui, en Israël, s’opposent à la guerre et à l’occupation. Qu’on me comprenne bien, je n’accuse nullement les RIDM d’antisémitisme. Mais plutôt d’un manque de cohérence et de courage.

Je tiens à exprimer toute ma solidarité, ma proximité et mon hémopathie à ces deux réalisateurs extraordinaires, qui sont malheureusement rejetés par le circuit des festivals et des cinémas de Montréal et du Canada. Mais dans certains cas, il est plus pertinent de parler non pas de rejet, mais de « reniement », en tant qu’émigrées et artistes. On sélectionne d’abord leurs films, puis on fait une piteuse marche arrière, sans assumer sa propre décision initiale.

Si les RIDM et le TIFF ont sélectionné et annoncé ces ouvres, c’est qu’ils ont apprécié leur qualité artistique et leur contenu thématique. Je trouve ce retour en arrière (mais n’était-il pas déjà trop tard ?) injuste, contradictoire et dangereux (un peu pathétique ?), signe d’une faiblesse ou d’une désorientation face à un monde de plus en plus complexe, cynique et qui change soudainement en pire.

D’accord, mais de cette manière on prive le public, la communauté, le droit non seulement de voir et, d’être informé, mais aussi de juger. Je me demande si l’utilisation du mot censure soit pertinente ou non.

Ce que je sais c’est que ces deux cinéastes sont pénalisées pour des fautes qu’elles n’ont pas, mais qui incombent aux gouvernements de leurs pays d’origine et dont elles pourtant se distancient.

Un débat sur la liberté d’expression et la non-discrimination des cinéastes en raison de leurs origines de pays bellicistes est indispensable.

Giovanni Princigalli
Cinéaste, activiste et membre du centre d’histoire orale de la Concordia University.

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