Édition du 17 décembre 2024

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Arts culture et société

« Vingt Dieux » de Louise Courvoisier

Divine surprise du dernier Festival de Cannes, « Vingt Dieux », au titre malicieux, suscite d’entrée de jeu l’étonnement et l’admiration. Pour son premier long métrage, Sélection ‘Une Certain Regard’ et Prix de la Jeunesse, Cannes 2024 entre autres récompenses, Louise Courvoisier nous offre un épatant ‘western agricole’, tourné en Scope et aux couleurs, lumineuses et estivales, du Jura, sa terre natale.

Par Samra Bonvoisin, Le Café pédagogique, Paris, 11 décembre 2024

Pour visionner la bande-annonce.

Avec son coscénariste Théo Abadie ( et camarade de promotion de la Cinéfabrique de Lyon comme d’autres collaborateurs du film ) la jeune femme, déjà lauréate de la Cinéfondation cannoise en 2018 après son court-métrage, imagine le roman d’apprentissage, à la fois rugueux, fougueux et burlesque, de Totone, 18 ans, glandeur et fanfaron, vivant à la ferme paternelle avec sa petite sœur.

Un drôle de zigue, partageant son temps, avec deux potes branquignoles, entre bals alcoolisés, nuits d’ivresse et réveils ahuris aux côtés d’une fille séduite et mal étreinte.

Jusqu’à la mort de son père dans un accident de voiture. Une fois l’exploitation agricole et les vaches vendues, comment assurer l’avenir de sa petite sœur et gagner sa vie, alors qu’il croit n’avoir rien appris et se sent si démuni ?

Vingt Dieux, pour reprendre le juron favori de sa bande de pieds nickelés, loin de nous plonger dans le désespoir, Louise Courvoisier nous embarque alors dans l’aventure initiatique, mouvementée, bondissante et libertaire, d’un garçon du Jura saisi par une énergie désordonnée et tenace. Une histoire singulière, ancrée dans un territoire rural, rarement célébré ainsi à l’écran, où savoir-faire, savoir-être et désir d’aimer se conjuguent, au rythme changeant de compositions chorales entraînantes. Impossible de résister à l’épopée jurassienne et au charme déroutant de Totone (Clément Favereau, formidable).

*Un cowboy inattendu au pays des vaches laitières et du comté*

Nous voici plongés au cœur d’une fête de village dans le sillage d’un garçon aux cheveux roux, filmé de dos (peau blanche, épaules robustes, cou costaud) ; la caméra le suit à vive allure car le sujet fend la foule pour s’arrêter devant un petit groupe. Pressé par ses supporters improvisés et leurs cris répétés.Debout sur unetable, il se montre tout nu, sans paraître gêné, levant les bras en l’air en signe de triomphe, esquissant même quelques pas cadencés suscités par des incitations bruyantes (‘La danse du Limousin !, ‘La danse du limousin’ !). Voici Tony (surnommé Totone), visiblement habitué à faire le malin pour amuser la galerie, ses potes en débrouille et embrouilles Jean-Yves (Mathieu Bernard, très bien) et Francis (Dimitri Baudry, aussi crédible) en particulier.

A la maison, il en mène moins large et semble se la couler douce, tandis que le père conduit l’exploitation agricole et que la petite sœur (Luna Garret, délicieusement vraie) va à l’école. À Totone et ses potes, les bals où l’on boit de la bière jusqu’à plus soif et emballe des filles pour une nuit sans trop savoir quoi faire en tant que mecs en cas de panne du sexe. Une expérience embarrassante pour Totone et minimisée par la partenaire d’un soir prête à excuser ce machisme inconséquent !

La mort du père fait cependant basculer l’existence de notre garçon insouciant. Il lui faut maintenant, et vite, assurer sa subsistance, protéger sa petite sœur et trouver un toit.

Ouvrier agricole, louant sa force de travail auprès des fermiers du coin, il se distingue par sa gaucherie, ses retards et son manque de pratique.

Qu’à cela ne tienne. Pourquoi ne pas se spécialiser dans la fabrication du comté et gagner ainsi, en deux tours de main, les 30.000 € destinés au vainqueur du concours agricole dans ce domaine ?

*Artisanat et transmission, sexe et amour : des chemins rocambolesques*

Pas si simple de remporter un concours dont on ignore les règles et les exigences préalables. Mais Totone s’accroche, se renseigne auprès des autorités, approche surtout une des grandes spécialistes en la matière, laquelle accepte de lui transmettre ingrédients nécessaires, pratiques particulières (notamment pour la fabrication ‘au chaudron’). Et nous saisissons, émus, l’importance de cette formation par une ‘ancienne’ auprès d’un jeune renouant ainsi avec une tradition paternelle (que la relation père-fils figurée au début du récit ne laisse pas imaginer).Ce serait faire injure aux spectateurs que de révéler le dénouement de cette ambitieuse entreprise.

En tout cas, Totone n’ayant pas de domaine agricole ni de lait nécessaire à la fabrication du comté à sa disposition, met à contribution ses deux potes pour en ‘trouver’ du bon sans débourser un euro…

Fort opportunément (le hasard est parfois grand artiste), il rencontre Marie-Lise (Maïwen Barthelemy, époustouflante interprète), une femmefranche, directe et solide, dirigeant seule une exploitation laitière d’envergure. Ou, entre venue au monde d’un petit veau et naissance de l’amour, comment une jeune femme qui sait ce qu’elle veut et un garçon qui ne le sait pas encore réunissent leurs efforts et leurs désirs pour aider à l’accomplissement des deux événements en même temps, la nuit, dans une étable au milieu du foin.

A ce titre, balayant les clichés et autres niaiseries sur la vie à la campagne, la cinéaste confère aux femmes un rôle majeur dans le parcours initiatique d’un garçon devenu curieux de tout, englué dans l’ignorance par paresse et habitude. A la fromagère âgée, la transmission de savoir-faire artisanaux, à la dirigeante d’exploitation laitière, la transmission des caresses et des gestes de tendresseaptes à susciter le plaisir féminin avec (ou sans) pénétration du sexe masculin. Autant dire que notre Totone n’en finit pas d’être surpris.

*Invention d’un western rural d’un nouveau genre, libre et galvanisant*

Au-delà des trahisons, coups fourrés et autres bastons entre bandes (les branquignoles associés à Totone ont pour ennemis jurés les propres frères de Marie-Lise), des rebondissements qui alimentent joyeusement l’épopée jurassienne, la fiction frappe par le traitement des paysages, leurs couleurs chaudes sous la lumière d’été, en plans larges le plus souvent, en magnifie la beauté particulière. Et, comme si nous retrouvions l’univers singulier des premiers films tels que « L’Enfance nue » ou « Passe ton bac d’abord » de Maurice Pialat (dans l’après-coup des auteurs de la Nouvelle Vague), l’irruption de corps différents, des grains de voix et des accents autres, un phrasé tranché et un langage parfois cru et direct nous touchent profondément. Un surgissement d’une vérité des êtres, de leurs origines géographiques et sociales, loin du formatage citadin commun à de nombreux personnages du cinéma, français d’aujourd’hui, notamment.

Libre dans le choix de son sujet comme dans l’élaboration d’un casting minutieux (des acteurs non-professionnels, tous cultivateurs, tous confondants de justesse), Louise Courvoisier a constitué un collectif de techniciens, amis connus à l’école de cinéma ou membres de sa famille, ses parents Linda et Charlie Courvoisier au premier chef. Anciens musiciens, convertis à l’exploitation céréalière dans le Jura, ce sont eux qui ont conçu les compositions musicales emballantes accompagnées de chants qu’on croirait sorties des chevauchées de cow-boys traversant Monument Valley à la poursuite des Indiens dans les westerns hollywoodiens. Des morceaux de musique version rodéos drôlement en phase avec les virées en mobylette des Pieds Nickelés jurassiens ou les concours de tonneaux entre voitures cabossées lancées à toute berzingue.

Quelles que soient les influences et les figures tutélaires (Jean-François Stévenin et la poésie vagabonde et nomade des héros décalés de « Passe montagne », tournage jurassien dans un registre différent, par exemple), la jeune réalisatrice prend la liberté d’emprunter des chemins de traverse sans s’interdire aucune voie. Avec des exigences manifestes : respecter les êtres et les paysages qu’elle filme en pulvérisant stéréotypes et images convenues.

Le western jurassien et ses longs plans-séquences à la mesure des grands espaces cadrés comme des territoires à conquérir entrent en résonance avec le parcours tragi-comiquedu héros de « Vingt Dieux ».Aussi Louise Courvoisier n’oublie pas de jouer sur la dimension burlesque, de capter les corps en déséquilibre, leurs chutes soudaines.

Elle figure aussi en se rapprochant des visages les élans du cœur et les flux de tendresse, signes d’une mutation profonde chez un êtreen devenir, longtemps dans l’ignorance qu’il était de lui-même.

Devant un spectacle de carambolages automobiles, Totone, de la main, fait signe à sa petite sœur de rejoindre le coin où paradent les vainqueurs. A l’écran, elle accède pour la première fois peut-être, au gros plan et en devenant plus active, grandit en un plan.

Le garçon, pour sa part, suit un temps des yeux l’envol de cette dernière. « Ving Dieux » nous offre encore une promesse et son héros, songeur, nous regarde.

Samra Bonvoisin, Le Café pédagogique, 11 décembre 2024

« Vingt Dieux », film de Louise Courvoisier. Sortie le 11 décembre 2024 ( en France )

Prix de la Jeunesse, sélection « Un Certain Regard », Cannes ; Valois de Diamant & Valois des étudiants, Festival international du film francophone, Angoulême ; Prix Jean Vigo 2024.

*Entrevue* avec la réalisatrice sur TV5 : https://www.youtube.com/watch?v=-lp2P_Eo_S8

*Une suggestion de André Cloutier, Montréal, 11 décembre 2024

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