Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Élections fédérales 2019

Regard féministe sur la campagne électorale canadienne

En notre qualité de chercheuses féministes, nous avons observé attentivement les débats et la couverture médiatique durant la campagne électorale afin de voir de quelle façon les questions d’équité, de diversité et de sexe seraient abordées.

Tiré de The conversation.

Jusqu’à maintenant, les propositions des partis politiques concernant l’aide qu’ils comptent apporter aux Canadiens et Canadiennes – en particulier à ceux touchés à la fois par les questions liées au sexe, à la race et aux effets de la colonisation – ont été bien maigres.

Dans ces conditions, les résultats d’un récent sondage de Refinery29, selon lesquels 45 pour cent des 1 000 femmes interrogées ont l’impression que les mesures gouvernementales ne changent rien à leur vie, ne sont pas surprenants.

Pour nous, l’une des questions clés des élections actuelles est la façon dont les principaux partis proposent de prendre soin des Canadiens et Canadiennes, en particulier les plus défavorisés.

Le concept de soin

Nous, les universitaires de la classe moyenne, représentons un groupe privilégié de la société. Néanmoins, nous faisons partie de communautés diversifiées dont le présent et le passé sont teintés de racisme, de sexisme et d’exclusion sous toutes ses formes. Ces expériences sont gravées dans notre savoir collectif et nous rendent particulièrement sensibles aux sanctions et aux privilèges de la sphère dans laquelle nous évoluons. C’est pourquoi nous avons décidé d’analyser la présente campagne électorale en adoptant la perspective du concept de soin.

Le concept de soin nous oblige à examiner la vie sociale et politique sous un angle relationnel et contextuel en nous intéressant d’abord aux besoins des personnes et des collectivités. Bien que les soins soient essentiels à la survie, le concept de « soin » a été féminisé et, de ce fait, relégué au rang des stratégies qui procurent un sentiment de satisfaction et de sécurité.

Or, selon Joan Tronto et Berenice Fisher, théoriciennes dans ce domaine, le soin désigne « tous les gestes que nous faisons pour maintenir, faire durer et réparer notre “monde” afin de pouvoir y vivre le mieux possible. Ce monde inclut notre corps, notre personne et notre environnement, que nous cherchons à entremêler afin de tisser une toile aussi complexe que vitale. »

À travers le prisme de la sensibilité, l’analyse des politiques proposées en matière de garde d’enfant, de santé et d’équité nous oblige à tenter de déterminer quelles femmes sont les plus susceptibles de ressentir les effets de ces politiques. Dans tous les programmes, quelles mesures promises auront des conséquences bénéfiques sur la vie des femmes ?

Programmes des partis politiques

Dans les programmes des principaux partis, le concept de soin est perçu de deux façons.

Pour le Parti libéral et le Parti conservateur, le concept de soin est une question de politique verticale, strictement définie en termes de service fourni. Pour le Nouveau parti démocratique (NPD) et le Parti vert, le concept de soin est à la base d’une société juste.

Ces perceptions donnent lieu à des politiques aux orientations très variées.

Lorsque le soin est perçu comme un service, les questions relatives à la nature du fournisseur et du bénéficiaire se posent, et les politiques proposées perpétuent les systèmes d’oppression et de privilèges fondés sur la classe, la race et l’ethnicité, la religion, le sexe, les habiletés et l’orientation sexuelle. Par exemple, quand le Parti libéral promet ceci : « Nous prendrons soin des personnes qui prennent soin de nous », il fait référence aux pompiers, aux policiers et aux ambulanciers.

Cette position occulte le travail essentiel des femmes qui prennent soin de leur famille et de leur collectivité. De même, le Parti conservateur, qui vient seulement de rendre publique la totalité de son programme, inclut dans la notion de soins les services tels que la garde d’enfant, les soins à domicile et les soins de santé, omettant lui aussi l’éventail complet de soins prodigués (la plupart du temps) par les femmes.

Lorsque les soins sont considérés comme une pierre d’assise, les initiatives politiques visent à créer une « société de bienveillance » fondée sur l’égalité, l’anticolonialisme, l’antiracisme et la dignité. Seuls le NPD et le Parti vert reconnaissent explicitement le racisme et ses conséquences, la violence chronique du colonialisme, la marginalisation inédite dont les femmes autochtones sont victimes et la criminalisation des minorités raciales.

Ces partis exigent des changements structurels afin de contrer la pauvreté et la discrimination, y compris des mesures précises pour les femmes, les membres de la communauté LGBTQ+, les personnes âgées, les Autochtones, les personnes handicapées et les personnes racisées. Par conséquent, ils reconnaissent que la façon d’organiser et de mettre de l’avant le concept de soin relève du choix politique – un choix enchâssé dans d’innombrables et complexes rapports de pouvoir.

Lacunes

Parallèlement, les programmes de tous les partis comportent des oublis et des lacunes.

Par exemple, lorsqu’ils promettent d’accroître l’accès aux soins palliatifs et aux services de garde d’enfant, aucun parti ne mentionne véritablement le sous-emploi systémique et chronique ni la précarité d’emploi des femmes, souvent racisées, qui assurent les soins dans ces situations.

Bien que tous les partis se disent en faveur de l’équité entre les hommes et les femmes, ils ne semblent pas comprendre que la réalité des femmes se compose de dimensions entrecroisées. En outre, il est difficile de ne pas remarquer que seul le Parti libéral s’est dit disposé, quoique bien faiblement, à contester la loi discriminatoire envers les minorités religieuses adoptée par le gouvernement du Québec.

Les quatre partis politiques ont promis de mettre fin à la violence fondée sur le sexe, et trois d’entre eux (le Parti libéral, le NPD et le Parti vert) ont fait précisément référence à la violence contre les femmes autochtones et aux recommandations de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

Cependant, la plupart des programmes présentent des lacunes au chapitre des politiques proposées.

Le Parti vert et le NPD promettent d’augmenter le nombre de refuges et de s’attaquer au coût économique de la violence. Le premier propose des services de transport sûrs et gratuits dans les régions rurales, tandis que le second promet un financement plus stable des organismes d’aide aux femmes et des organismes communautaires.

Parallèlement, le Parti libéral offre de financer davantage les projets de recherche axés sur la santé des femmes et le cancer pédiatrique. Concernant les réfugiés, seuls le NPD et le Parti vert promettent de mettre fin à l’accord des tiers pays sûrs conclu avec les États-Unis, qui a mis en danger de nombreuses personnes tentant de fuir la violence.

Tous les programmes promettent de remédier aux problèmes actuels du pays. Or, pour le NPD et le Parti vert, dont le programme est le plus complet en matière de soins aux femmes, aucun cadre ne permet de comparer les promesses et de déterminer dans quelle mesure elles produiront les effets escomptés.

Les partis seront-ils en mesure de les respecter, ou se laisseront-ils gagner par une vision à court terme, ce mal qui semble ronger un jour ou l’autre tous les partis au pouvoir ? La promesse de prendre soin des Canadiens se réalisera-t-elle, ou le parti élu maintiendra-t-il le statu quo ?

Yasmin Jiwani

Enseigne les communications à l’Université Concordia ; Dirige la chaire de recherche en Intersectionalité, Violence et Resistance.

Francesca Scala

Professeur de science politique à l’Université Concordia.

Stephanie Paterson

Professeur de science politique à l’Université Concordia.

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